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Policiers : un malaise à prendre au sérieux

Les manifestations actuelles des policiers donnent écho à la vision dominante qu’ils ont de la sécurité publique : une justice moins « laxiste » qui punisse davantage (ils réclament notamment la mise en place de peines planchers pour les agresseurs de policiers), une modification des règles de légitime défense (les règles permettant d’utiliser les armes ont été modifiées dans la récente loi du 3 juin 2016, mais, il est vrai, dans un cadre très précis, seulement pour empêcher la réitération de meurtres ou de tentatives de meurtres en cours, alors que les policiers veulent pouvoir, plus simplement, tirer en cas de danger imminent après sommation) et un alignement des peines pour outrage à personnes dépositaires de l’autorité publique sur celles prévues pour les magistrats.

Sur ces thèmes, les pouvoirs publics devraient tenir bon, il faut l’espérer. Non seulement aucune donnée sérieuse ne permet de démontrer le laxisme des juges, si l’on nomme ainsi la propension qu’ils auraient à appliquer des peines inférieures à celles prévues par la loi, mais tout montre au contraire une sévérité accrue : l’engorgement des prisons n’en est qu’un signe (+ 36 % de détenus malgré tout entre 2000 et 20161). Une étude de l’Observatoire de la délinquance et des réponses pénales2 montre que le nombre de condamnations à la prison ferme pour violences est passé de 10 770 en 2000 à 17 320 en 2012, sans que ces chiffres aient pour origine une augmentation du nombre des victimes. Fait encore plus remarquable, les violences sans ITT (incapacité temporaire de travail) réprimées par de la prison ferme sont passées de 720 à 4637 dans la même période, alors que les textes ne prévoient alors de peines de prison ferme qu’en cas de circonstances aggravantes. Les juges ont donc suivi le durcissement de la législation pénale des années 2000, sans d’ailleurs que la preuve soit apportée du caractère dissuasif de cette sévérité accrue sur la délinquance.

De même il serait sain de résister à l’illusion selon laquelle un texte plus permissif sur l’utilisation des armes protégerait davantage les policiers : il ne les protégerait certainement pas des guet-apens qu’ils ont subis. Surtout, le caractère trop général, voire flou, d’une telle autorisation les exposerait bien davantage lors d’un procès s’il s’avérait qu’ils ont tiré sans vraie raison, par panique ou énervement. Mieux vaut des interdits solides qui préservent chacun de la multiplication des bavures…Quant à durcir les peines pour outrages, la question se pose de la fiabilité des témoignages policiers dans des contextes où ils sont parfois seuls témoins et où ils ne sont pas les derniers à avoir le verbe vif.

Et pourtant, quand les policiers se plaignent, il faut les écouter : le sentiment qu’ils ont de ne pas être respectés de la population (ou d’une part d’entre elle) est un mauvais signe, qui devrait faire réagir les pouvoirs publics, de même que les récriminations sur la perte de sens de leur métier ou la défaillance des moyens.

Soif de reconnaissance

Pas appréciés ? Si pourtant. Toutes les enquêtes (pas seulement celles réalisées après les attentats terroristes fin 2015) montrent qu’une nette majorité de Français (60 à 75 % selon les moments, 82 % début 2016) a une bonne opinion des policiers. Comment comprendre alors leur sentiment d’être rejetés ? Dans une analyse fine de la relation entre la police et la population3, le sociologue Christian Mouhanna explique d’abord que la population n’est pas, sur ce thème, homogène : le lieu d’habitation, l’origine, le statut social font fortement varier l’appréciation des citoyens sur les forces de l’ordre. Plus on est jeune, plus on habite un quartier excentré considéré comme difficile, plus on appartient à une minorité visible, moins on apprécie la police. Surtout, la minorité qui critique la police exprime des attentes à son égard : elle souhaiterait qu’elle soit plus efficace dans les quartiers et qu’elle apporte des réponses plus adaptées que la répétition des contrôles préventifs sur n’importe qui. A l’inverse, la majorité qui a bonne opinion de la police n’a jamais ou rarement affaire à elle et n’a pas de demande particulière à formuler à son endroit. Autrement dit, la minorité critique recouvre la population qui connaît la police (jugée trop absente parfois lorsqu’on voudrait qu’elle intervienne, trop présente aussi mais pour contrôler des personnes qui se plaignent de ne pas être protégées) et celle qui l’apprécie ne la voit pas travailler. Ce sont donc bien les modalités d’intervention et les comportements de la police dans les territoires où elle est amenée à agir qui sont en cause : les pouvoirs publics devraient s’en préoccuper, veiller à l’adoption d’autres méthodes et d’autres comportements, en renforçant la présence de la police et en veillant à ce qu’elle tisse des liens avec la population. De même, la manière dont la police est utilisée dans les opérations de maintien de l’ordre a des conséquences sur son image : les autorités publiques cherchent à déconsidérer les manifestants en laissant des violences se perpétrer sans demander à la police de réagir ou, a contrario, laissent aux policiers des armes individuelles (Flash-ball, balles de défense) qui n’ont pas leur place devant des manifestants et couvrent leurs brutalités. C’est aux pouvoirs publics qu’il appartient de rectifier ces pratiques et la police ne s’en portera que mieux.

Donner du sens du métier

Les policiers « de base » le disent aussi : la politique du chiffre (l’enregistrement détaillé de l’activité et la rémunération des responsables de la police par des primes de performance fixées en fonction de références quantifiées) n’a jamais cessé depuis 2012. Il est difficile sur ce sujet de faire la différence entre les primes versées aux équipes « performantes » et les primes individuelles de performance versées aux commissaires, aux directeurs départementaux de la sécurité publique ou de centrale. Reste que la quantification obsessionnelle de l’activité à des fins de rémunération individuelle de l’encadrement enlève du sens à un métier. Elle alimente le soupçon selon lequel les cadres pensent avant tout à leur propre carrière. Il n’est certes pas illégitime de chercher à mesurer l’activité. Le faire de manière parcellisée (tant d’arrestation d’étrangers en situation irrégulière, tant de constats de délits de trafic de stupéfiants ou de délits routiers, ce que les policiers appelle « la batonnite ») appauvrit les finalités des métiers.

Des fonctionnaires mal équipés.

Enfin, il est estomaquant que les policiers se plaignent, non seulement de sous-effectifs (dus parfois à l’utilisation des forces policières à des missions hors du champ de la sécurité publique), qui devraient être progressivement comblés par les recrutements en cours, mais aussi de la défaillance des matériels ou de leur vétusté. Il faudra bien un jour réhabiliter la notion de dépenses de fonctionnement des services publics : sacrifier comme on le fait depuis tant d’années, le fonctionnement de l’Etat (alors que les dépenses publiques représentent une masse égale à 57 % du PIB), c’est empêcher des fonctionnaires de faire leur travail. L’on pense irrésistiblement à ces témoignages de juges ou de greffiers qui racontent le manque de papier, les photocopieuses en panne, la défaillance des transmissions électroniques. L’étude menée par la Commission européenne pour l’efficacité de la justice4, qui compare entre eux les systèmes judiciaires des pays du Conseil de l’Europe, met ainsi en lumière la faiblesse des budgets de la Justice en France, le manque de personnel (les procureurs gèrent 2620 dossiers par an, contre le dixième aux Pays-Bas), les difficultés d’accès à la justice compte tenu de la modicité de l’aide judiciaire. La même étude devrait être faite sur la police : dans la gestion des ressources humaines du service public, le plus important n’est pas la politique du personnel ni même le « management », pourtant si important dans un milieu qui a une attitude affective à l’égard de son métier. Le plus crucial, c’est de veiller à ce que chacun ait le sentiment de pouvoir faire correctement le métier qu’il a choisi et dont il doit être fier. C’est cette fierté que les fonctionnaires perdent les uns après les autres, les juges après les enseignants et les policiers après les juges. Si la motivation défaille…

Le gouvernement a promis aux policiers des dotations rapides en nouveaux matériels et l’engagement de travaux immobiliers. Dont acte, sachant que d’autres secteurs de l’action publique souffrent aussi du manque de moyens. Reste à repenser la place de la police dans la cité et à donner du sens à son action. Cela lui évitera de se laisser gangréner par des idéologies déplaisantes, inquiétantes chez des agents en charge de la protection des personnes et de la sécurité publique.

Suzanne Maury, IGAS, Enseignante à l’IEP et à l’IRA de Lyon

1 Source : En finir avec la surpopulation carcérale, rapport du Ministre de la justice, septembre 2016

2 Flashcrim3, Des violences plus souvent reportées, plus souvent réprimées, décembre 2015

3 Christian Mouhanna, Une France réconciliée avec sa police ? Métropolitiques, décembre 2015 http://www.metropolitiques.eu/Une-France-reconciliee-avec-sa.html.

4 Systèmes judiciaires européens, Efficacité et qualité de la justice, Edition 2016