Le pessimisme des Français

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Le pessimisme des Français

France Stratégie a fait paraître en octobre 2016 une étude intitulée « Lignes de faille, une société à réunifier » qui met en lumière, pour reprendre un titre de presse, « l’insondable pessimisme des Français ». De fait, sur le chômage, sur les inégalités, sur les revenus, sur la protection sociale, sur tous les indicateurs, les Français noircissent systématiquement le tableau. Ils se voient plus pauvres et plus déclassés qu’ils ne le sont et France Stratégie s’efforce de leur montrer que la réalité est moins sombre qu’ils ne le croient. Le site du journal Le Monde a d’ailleurs élaboré un joli « portfolio » intitulé « Un important décalage entre la perception et les faits chez les Français » qui s’amuse à mettre côte à côte la pyramide des revenus perçue et réelle, l’augmentation des inégalités supposée et effective, la peur de la pauvreté confrontée au taux effectif, le sentiment de subir une trajectoire sociale descendante en regard de la réalité…

Il y aurait beaucoup à dire sur une telle présentation qui revient à nier la gravité de certains constats sous prétexte que les Français les voient pire encore.

Restons-en ici à ce qui ressort le plus nettement de cette étude, à savoir la peur de l’avenir : ainsi 63 % des Français pensaient à l’automne 2015 que le pire était à venir pour l’emploi alors que seuls 44 % des européens partageaient leurs craintes. Sur ce point, l’étude de France Stratégie est plus fine que le résumé ci-dessus ne le laisserait entendre. Elle évoque une explication, la conviction des Français que l’Etat, dont ils attendent beaucoup, est devenu incapable de résoudre les questions cruciales qu’ils doivent affronter. Le pessimisme des Français s’expliquerait-il par une crise de l’Etat ?

Un Etat impuissant ?

Prenons deux exemples de politiques publiques, l’école et l’emploi des jeunes. Le constat est connu, voire ressassé. De rapport en rapport, d’évaluation en évaluation, il est chaque fois un peu différent et au fond toujours le même. Résumons les deux dernières études qui dressent un bilan de l’action de l’Etat en ces deux domaines : étayées et crédibles, elles font mal.

Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) : comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires (septembre 2016)

Le CNESCO, instance d’évaluation créée a demandé à 22 équipes de chercheurs d’évaluer l’école, les résultats obtenus et la manière dont ils ont évolué, et d’identifier les responsables d’une éventuelle dégradation. Les conclusions sont nettes et sans fioritures : l’école ne fait pas qu’hériter des inégalités, elle les amplifie, essentiellement (ce n’est pas un constat nouveau) au niveau du collège. Si les résultats se dégradent depuis 2000 (les enquêtes nationales corroborent sur ce point l’enquête internationale PISA, longtemps par la Loi d’orientation et de programmation pour la Refondation de l’École de la République du 8 juillet 2013, ignorée des pédagogues et pourtant ici jugée fiable(1)), la faute n’en incombe pas au contexte économique et social mais bien au système scolaire et au cumul d’inégalités qu’il produit. Rappelons que les résultats de l’enquête PISA 2012 montrent que, en mathématiques, le groupe des élèves très performants (13 %) est resté stable depuis dix ans mais que le pourcentage d’élèves en difficulté (élèves jugés par l’OCDE « peu capables de participer de manière efficace et productive à la vie économique du pays ») est passé pendant la période de 16,6 % à 22,4 %. De même, en compréhension de l’écrit, entre 2000 et 2012, le score moyen du quintile le plus favorisé économiquement a augmenté de 18 points et celui du quintile le moins favorisé a diminué de 11. La France voit ses résultats baisser parce que les mauvais élèves se noient… L’étude du CNESCO explique cette dégradation par un amoncellement de facteurs négatifs qui amplifie les inégalités de départ dont souffrent les enfants : l’enseignement en Education prioritaire n’a ni la même densité ni la même qualité qu’ailleurs, du fait de la jeunesse d’enseignants inexpérimentés et désarçonnés par les difficultés, qui de plus ne restent pas. Les conditions de travail et de vie sont difficiles. Enfin, les orientations défavorisent les enfants qui le sont déjà : à niveau égal, les enfants des familles défavorisées sont davantage orientés vers l’enseignement professionnel. Quand un diplôme est obtenu, son « rendement » n’est pas le même selon l’origine sociale de son titulaire. La France est par ailleurs un des rares pays de l’OCDE à ne prévoir aucune formation continue obligatoire des enseignants dans le secondaire. Celle qui est offerte porte peu sur la prise en charge des élèves en difficulté ou la pédagogie.

Cour des comptes : un accès des jeunes à l’emploi plus difficile et des aides peu adaptées à leurs besoins (rapport public thématique, septembre 2016)

Deuxième exemple, l’emploi de jeunes. La Cour des comptes note en premier lieu la dégradation de la situation des jeunes depuis 2008, avec des parcours vers l’emploi plus longs et plus accidentés. Tous les signes concordent : la part des CDD dans les embauches atteint un pic à 86 %, l’âge moyen d’arrivée du CDI recule à 27 ans, plus d’un jeune actif sur 5 de la génération sortie du système éducatif en 2010 est en recherche d’emploi 3 ans après, taux inégalé depuis 1998…La situation s’est particulièrement dégradée pour les bas niveaux d’étude : le taux d’insertion sur le marché du travail des titulaires d’un BEP ou d’un CAP de la génération 2010 est équivalent à celui des non diplômés de la génération 2004. Enfin, à tous les niveaux de diplômes, les jeunes issus de l’immigration connaissent une insertion plus chaotique que les autres.

Face à ce tableau, l’Etat a mis en place de très nombreux dispositifs d’aides directes à l’emploi (les multiples formes d’emplois aidés), d’accompagnement (notamment la « Garantie jeunes ») et de formation (ordinaire ou en alternance) : le coût d’ensemble est important (10,5 Mds) et le coût unitaire annuel très variable selon les dispositifs mais souvent élevé (de 150€ pour un parrainage à 15 000€ pour un apprentissage, en passant par 9500€ pour un emploi aidé). L’ensemble est faiblement efficace : avant comme après, l’insertion est toujours déterminée par le niveau initial de formation et les efforts faits ne modifient pas une réalité connue d’avance. Les causes en sont connues : le ciblage sur les jeunes défavorisés est insuffisant, la formation promise souvent défaillante et la faiblesse de la formation d’origine rarement compensée, ce qui empêche le jeune d’aller ensuite vers un parcours qualifiant. La Cour propose des emplois aidés moins nombreux, à temps plein, exclusivement réservés aux moins qualifiés, plus courts et surtout inscrits dans un parcours (formation préqualifiante débouchant ensuite sur un statut de formation en alternance qualifiante). Hors emplois aidés, l’accompagnement des jeunes au chômage est peu intensif, décroissant avec la durée du chômage, avec un faible recours à la formation professionnelle. Là encore, l’accès à un contrat en alternance devrait être préparé et s’inscrire dans un parcours progressif et suivi.

L’Etat : des initiatives brouillonnes, non évaluées, qui contribuent à décrédibiliser son action

Les deux bilans (l’évaluation du système scolaire et celle de l’accès des jeunes à l’emploi) ont un point commun : l’Etat n’est pas resté passif. Il a même accumulé les mesures pour répondre aux difficultés. Mais dans l’un et l’autre cas, il l’a fait de manière brouillonne, sans en évaluer l’impact, en ajoutant un dispositif au précédent pour gagner sur le plan de l’affichage tout en perdant sur le plan de l’efficacité et de la qualité.

La conséquence en est la désespérance de l’opinion publique.

L’Etat manque, dans deux domaines essentiels, à ses obligations de base, la mise en place de politiques publiques réfléchies, évaluées, efficaces. Ce n’est pas par manque d’évaluations : elles foisonnent et sont redondantes, même si la dernière est toujours plus grave que la précédente. Dans ces conditions, ce serait une erreur de lier le pessimisme systématique des Français qui apparaît dans l’étude de France Stratégie à une simple propension naturelle à voir tout en noir, face à laquelle il suffirait de mieux communiquer sur la « véritable » situation de la société française. Comme le reconnaît d’ailleurs l’auteur de l’étude, Jean Pisani-Ferry, en réponse à une apostrophe de Louis Chauvel qui juge ce rapport « lénifiant » et de ce fait nocif (il l’est pour une part), le pessimisme des Français signifie quelque chose : il révèle un doute sur les institutions qui organisent notre vie collective et au premier chef sur un Etat qui se révèle incapable d’apporter des solutions aux maux dont souffre la population. C’est cette perte de confiance qui conduit les Français à surestimer le risque de pauvreté qui les menacerait, à ressentir un déclassement social qui est pourtant moins prononcé qu’ils ne le croient. Quand une population n’a plus confiance en l’Etat (et l’Etat fait ce qu’il faut pour entretenir cette défiance), elle a peur de tout. Faut-il expliquer à la population qu’elle se trompe ou bien demander à l’Etat de devenir efficace ?

Suzanne Maury, IGAS, enseignante à l’IRA et à l’IEP de Lyon.

1 L’enquête PISA, menée tous les 3 ans dans un peu plus de 30 pays de l’OCDE auprès des élèves de 15 ans (soit, pour la France, à la fin du premier cycle du secondaire) mesure leurs acquis en mathématiques, en sciences et compréhension de l’écrit.