Le migrant, bouc émissaire d’une société malade

Définir une nouvelle politique pénale
10 avril 2017
Lutter contre le populisme
28 avril 2017

Le migrant, bouc émissaire d’une société malade

Quel que soit le résultat des élections présidentielles, il reste que, pour quatre candidats présents au premier tour et pour une moitié environ des électeurs, l’immigration est un problème. Pour le Front national, les migrants sont même la cause de tout le mal, « volant le pain aux travailleurs qui se trouvent sur place » pour reprendre l’expression de J-L Mélanchon sur les travailleurs détachés, sans compter le terrorisme, avec lequel, dans les discours, un lien direct est établi sans trop barguigner.
Parmi ces candidats défavorables à l’immigration, J-L Mélanchon est le plus ambigu : il n’est pas favorable à la liberté d’installation des étrangers en France et souhaite que chacun puisse rester chez soi, grâce à « la fin des guerres et de la misère ». Dans l’attente de la réalisation de cet ambitieux programme, il paraît peu ouvert à l’accueil mais n’en dit pas plus.
Les programmes des trois candidats qui y sont farouchement hostiles, F. Fillon, M. Le Pen et N. Dupont-Aignan, ont en commun l’établissement de quotas d’entrée (F. Fillon veut que le principe en soit inscrit dans la Constitution), la suppression de l’Aide médicale d’Etat qui prend en charge les soins de santé des étrangers en situation irrégulière et la sélectivité des prestations sociales ou éducatives en fonction de la nationalité : F. Fillon veut un différé de 2 ans après l’arrivée pour les aides à la famille et au logement, N. Dupont-Aignan évoque 5 ans pour toutes les prestations sociales, M. Le Pen établissant quant à elle la « préférence nationale » pour les aides à la famille, le logement et l’emploi (avec une taxe sur l’embauche d’un étranger) et faisant payer aux étrangers l’éducation de leurs enfants.
Sont aussi en commun le durcissement du regroupement familial, supprimé chez M. Le Pen. Quant au droit d’asile, il est, soit très encadré, avec la menace, chez F. Fillon, de placements en rétention de longue durée (6 mois) pour certains demandeurs considérés comme abusifs, « y compris les familles » (et donc les enfants), soit menacé de disparition, avec l’exigence d’un visa préalable demandé dans une ambassade française pour M. Le Pen. Tous veulent un durcissement des conditions d’acquisition de la nationalité, M. Le Pen y ajoutant la suppression du droit du sol tandis que F. Fillon en rend la reconnaissance plus difficile.
Malgré des nuances, les choix sont les mêmes, la xénophobie étant simplement plus ou moins marquée. Ces propositions rencontrent un écho dans les enquêtes d’opinion : selon le Baromètre 2017 de la confiance politique du Cevipof, 64 % des Français jugent qu’il y a trop d’immigrés en France (49 % en 2009), 54 % sont favorables à la préférence nationale en matière d’emploi et 43 % considèrent que les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas « vraiment » français.
Pourtant, démographes, juristes et économistes tentent de rappeler sur l’immigration des vérités de bon sens, en vain jusqu’ici.
Les démographes : le monde est devenu migrant

Deux ouvrages récents (et très différents) (1) de deux démographes, François Héran et Hervé Le Bras, dénoncent les idées reçues sur l’immigration.
Le premier retrace l’histoire des débats et polémiques sur cette question depuis 2002, début de l’ère Sarkozy. Il montre que l’immigration en France n’est pas massive : parmi les pays de l’CDE et par rapport à sa population, la France se situe dans les pays à faible flux. En outre, la part des migrations de travail y est très faible. L’ouvrage démontre combien les orientations du Front national et de F. Fillon constituent un déni de réalité, tout comme les proclamations de N. Sarkozy avant elles : les engagements de réduction de l’immigration pris alors n’ont d’ailleurs jamais été tenus. Ces choix sont, dit F. Héran, « hors sol ». Ils méconnaissent notre ouverture au monde et le dense tissu de conventions internationales qui nous relient à tous les pays et qu’il faudrait déconstruire une à une. Comment expliquer à un citoyen des Etats- Unis envoyé travailler en France par une multinationale que le minuscule quota de 10 000 entrées annuelles prévu par le Front national ne le lui permet plus (même les pays les plus fermés du monde acceptent un peu plus de migrants) et que, s’il peut franchir ce barrage, il n’aura droit ni au regroupement familial ni à la double nationalité, tout cela à cause de notre hantise de l’Afrique et du monde arabe ? F. Héran ajoute qu’être pour ou contre l’immigration n’a aucun sens, pas plus que l’on n’est pour ou contre le vieillissement ou le flot des vagues. Les migrations sont une réalité mondiale, durable, banale. Au demeurant, en France, les immigrés et leurs descendants immédiats représentent près d’un quart de la population. Comment imaginer que les 3⁄4 d’un pays se dressent contre le quart restant ?
Quant à Hervé Le Bras, il rappelle que les hommes migrent depuis toujours et que le désir de migrer n’a jamais été si répandu qu’aujourd’hui. Les barrières sélectionnent les migrants sans les bloquer. Pire, les migrations sont hiérarchisées : en France, les étrangers entrent et les Français sortent, sans doute 3 millions de Français installés à l’étranger aujourd’hui (cette émigration s’accélère) contre 4 millions d’étrangers résidant en France. Il existe entre entrants et sortants un différentiel de qualification dont nous devrions nous inquiéter : d’autres pays attirent nos diplômés tandis que nous ne sommes attractifs que pour des migrants moins qualifiés, même si leur niveau de formation augmente (ce ne sont pas les plus pauvres qui émigrent). Mais sans ces migrants, la France perdrait progressivement de sa population…Il faut sans doute réagir, mais plutôt en restaurant notre attractivité qu’en nous fermant. Un ordre mondial des compétences s’instaure, contre lequel les anathèmes sont vains.
Abandonner les principes fondamentaux de la République ?

La mise en œuvre des propositions de F. Fillon et de M. Le Pen nécessiterait une modification de la Constitution, ce que reconnaît d’ailleurs le Front national. Le Conseil constitutionnel a en effet maintes fois censuré des dispositions qui introduisaient des différences de traitement entre Français et étrangers résidant régulièrement en France (ainsi la décision 89-269 du 22 janvier 1969 sur le refus d’attribuer une prestation d’assistance aux étrangers en situation régulière, la décision 93-325 du 13 août 1993, qui interdit toute discrimination entre les personnes selon la nationalité, la décision 2010-1 du 28 mai 2010 selon laquelle une différence de traitement de pensionnés résidant dans un même pays selon leur nationalité n’est pas justifiée). La jurisprudence de la Cour de cassation protège de même les étrangers de toute discrimination quant au versement des prestations de sécurité sociale mais aussi de prestations non contributives. Pour mettre en accord le droit et le programme des candidats hostiles à l’immigration, il faudra modifier le préambule de la Constitution de 1946, ce qui, s’agissant d’un texte quasi sacré sur lequel notre droit s’est largement construit, promet de vifs débats. En outre, l’institution de discriminations nationales pour accéder aux prestations sociales, au logement, à l’emploi ou à l’éducation remettrait en cause notre adhésion à l’Union, à la Convention européenne des droits de l’homme et au Conseil de l’Europe. S’agissant du projet du Front national, la modification de l’accès au droit d’asile mettrait en cause notre adhésion à la convention de Genève : il n’existe en effet plus de droit d’asile s’il n’est pas permis d’arriver dans un pays sans « document de voyage », c’est-dire sans visa. Comment renverser un tel droit sans déchirements ? Comment, plus simplement, ne plus soigner des personnes malades sans papiers, au risque qu’elles en contaminent d’autres ?
Economistes : apaiser les craintes
Les arguments défavorables à l’immigration évoquent les effets sur l’emploi ou sur les finances publiques. Les études menées par l’OCDE au niveau international concluent en ces deux domaines à des effets de très faible ampleur : sur le court terme, ils sont le plus souvent positifs (mais parfois négatifs), sur le long terme, ils sont toujours positifs. Dans tous les cas de figure, ils sont faibles. Au demeurant, les emplois occupés ne sont pas les mêmes : une étude de l’OCDE présentée aux JECO 2012 par J-C. Dumont, chef de la division sur les migrations internationales à l’OCDE, montre que les immigrés occupent des emplois spécifiques, soit en croissance (qualifiés ou non qualifiés, comme les métiers de sécurité et d’aide à la personne), soit des professions en décroissance dans des secteurs peu attractifs (agriculture, artisanat, certains emplois d’ouvriers). Cependant, l’OCDE insiste sur une conclusion capitale : les effets dépendent de la réussite des politiques migratoires et de l’intégration des immigrés : or, en France, à l’inverse d’une grande part des pays européens, il existe un fort écart salarial entre les immigrés et les natifs, même en distinguant les « qualifiés » et les non qualifiés, ce qui est un marqueur de moindre intégration et de mauvaise utilisation des compétences.
Quant à l’impact sur les finances publiques, les travaux de X. Ragot et X. Chojnicki(2) montrent que les immigrés, en moyenne moins qualifiés, plus souvent au chômage et plus prolifiques, contribuent individuellement moins aux recettes publiques et perçoivent davantage de prestations sociales, ce qui pourrait corroborer l’idée reçue d’un fardeau. Pourtant, compte tenu d’une répartition par âge déséquilibrée (peu d’enfants et de jeunes, une concentration entre 25 et 55 ans, âge où la contribution est maximale), au final, l’étude montre une contribution collective aux finances publiques légèrement positive de 4 Mds. Les études menées au niveau de l’OCDE montrent aussi un effet proche de zéro. Il est vrai que l’impact est différent pour les réfugiés : leur accueil est coûteux et le bénéfice n’arrive que sur le long terme, en fonction, là aussi, de l’effort d’intégration.
La France ne parvient pas à mener un débat serein et éclairé sur l’immigration. Certains candidats rendent l’immigration responsable de tous les problèmes de la société française : sortons pour l’avenir de cette politique du bouc émissaire.
Suzanne Maury, IGAS, enseignante à l’IEP et à l’IRA de Lyon

1 Avec l’immigration, mesurer, débattre, agir, François Héran, La découverte, 2017, L’âge des migrations, Hervé Le Bras, Editions Autrement, 2017

2 L’immigration coûte cher à la France, qu’en pensent les économistes ? Eyrolles, 2012