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Parlement, les failles de la démocratie

Le renouvellement du Sénat vient d’avoir lieu et la presse a largement souligné que les résultats n’étaient pas favorables au pouvoir en place : le groupe LRM est passé de 29 à 21 membres alors que la droite a progressé. En réalité, la signification de ces résultats n’est pas si facilement lisible : compte tenu du corps électoral des sénateurs, composé pour l’essentiel des « délégués » des communes, la nouvelle composition du Sénat reflète sans doute davantage les résultats des élections municipales de 2014 (favorables à la droite) que le mécontentement des collectivités sur les choix récents du gouvernement. Il était au demeurant improbable que le parti qui soutient l’actuel président de la République soit fortement représenté alors que les élus municipaux, toutes tailles de communes confondues, sont majoritairement proches d’une droite traditionnelle ou non-inscrits, souvent « divers droite » et que la REM, rassemblement récent de personnalités parfois mal implantées, n’a pas d’assise dans le pays.

Même s’il ne s’agit ni d’une surprise ni d’un désaveu, de tels résultats sont une mauvaise nouvelle. Le Sénat, chambre sans légitimité démocratique, risque de bloquer ou de retarder les réformes annoncées aujourd’hui, constitutionnelles ou pas. Or, la démocratie parlementaire étouffe, coincée entre un Sénat focalisé sur la ruralité (ce qu’il appelle indument « les territoires ») et une Assemblée nationale qui se confond avec l’exécutif et ne parvient pas à faire vivre le débat démocratique. La réforme en France ne doit pas seulement concerner le droit du travail, l’ampleur des dépenses publiques ou l’amélioration du solde du commerce extérieur : il faut aussi que la représentation nationale assume son rôle.

Le Sénat, chambre illégitime

Les 348 sénateurs sont renouvelés par moitié tous les trois ans par un collège électoral composé, par département, par les députés, les sénateurs, les conseillers régionaux du département, les conseillers départementaux mais surtout par les représentants des communes, qui composent 95 % de ce corps électoral.  Compte tenu du fait que les voix sont attribuées par communes et que, en France, sur 36 580 communes, 33 267 ont moins de 5000 habitants et 972 seulement plus de 10 000, il importe peu que le nombre de voix attribués augmente avec la population communale : la correction est marginale. Plus des 2/3 des délégués représentent les communes de moins de 10 000 habitants et les sénateurs sont les élus d’une France rurale en voie d’effacement, caractérisée par l’inquiétude sur l’avenir, la crise démographique et économique de l’agriculture et la dépendance à l’égard de l’Etat.

Que cette France ait besoin d’être représentée et soutenue ne soulève pas débat. Qu’elle élise une des deux chambres en charge de voter la loi et les révisions constitutionnelles est plus difficile à admettre : l’article 24 de la Constitution lui donne mandat d’assurer « la représentation des collectivités territoriales de la République ». En réalité, le Sénat n’assure que la représentation des communes, à un moment où celles-ci exercent de moins en moins de compétences compte tenus de la montée des EPCI (établissements publics de coopération intercommunale). Lui-même a de larges pouvoirs : certes, hormis les lois organiques qui le concernent, qui ne peuvent être votées sans son accord, le Sénat n’a pas le dernier mot et l’Assemblée nationale reste un fine maîtresse de la décision.  De même le Sénat ne peut mettre en jeu la responsabilité du gouvernement (mais la contrepartie est qu’il ne peut être dissous). Toutefois, les projets de révision constitutionnelle doivent d’abord être votés dans les mêmes termes par les deux chambres avant d’être soit soumis au référendum, soit adoptés par le congrès (qui réunit Sénat et Assemblée nationale) à la majorité des 3/5e. En ce domaine, le Sénat dispose ainsi d’un pouvoir de blocage très en amont del’adoption alors même qu’il représente une part minoritaire de la population et sans doute pas précisément celle qui aspire à des changements.

Après Lionel Jospin, qui qualifiait en 1999 le Sénat « d’anomalie parmi les démocraties » et y voyait la survivance des chambres « hautes » conservatrices d’autrefois, le juriste Dominique Rousseau souligne aujourd’hui, à juste titre, que le Sénat représente « une France qui n’existe plus ».

Les quelques tentatives de réforme n’ont pas abouti : la réforme de 1969 soumise à référendum a été rejetée, qui transformait le Sénat en une assemblée consultative, avec une part de membres élus pour assurer la représentation des collectivités et une part, nommée, représentant l’activité économique, sociale et culturelle du pays. La proposition de la Commission Balladur de 2007 de modifier le corps électoral des sénateurs en donnant aux communes un nombre de voix proportionnel à leur poids démographique n’a pas eu de suite. A vrai dire, elle aurait sans doute été jugée inconstitutionnelle. Une tentative, en 2000, d’instituer une proportionnalité entre les « délégués » supplémentaires accordés aux communes de grande taille et le poids démographique de ces collectivités a été censurée par le Conseil constitutionnel : dans une décision 2000-431 CC, celui-ci stipule « que les communes doivent être représentées dans leur diversité » et que les délégués supplémentaires accordées aux plus grosses communes ne doivent pas représenter davantage qu’un « correctif démographique » marginal.

Deux mesures d’impact limité ont toutefois été prises, la réduction en 2003 de la durée du mandat de 9 à 6 ans, et, en 2013, une infime modification du collège électoral qui a réduit de 1000 à 800 la tranche d’habitants supplémentaires donnant une voix de plus aux communes de plus de 30 000 habitants : l’étude d’impact de la loi du 2 août 2013 qui en décide note que, au final, « la composition du collège sénatorial ne sera qu’à peine modifiée ».

Pourtant, le Sénat français est une exception dans le monde. Certes, nombre d’Etats disposent de deux chambres. Le choix est logique dans les Etats fédéraux (encore faut-il noter que les représentants sont alors moins nombreux que ne l’est le Sénat en France, avec un nombre égal de représentants par Etat ou Région, comme aux Etats-Unis ou en Allemagne). Il l’est aussi là où la Chambre Haute représente un archaïsme assumé, avec des pouvoirs inférieurs à ceux de la Chambre basse, comme au Royaume-Uni. En France, Etat unitaire, il serait possible d’accepter une seconde chambre, à condition, pour reprendre les termes d’une réflexion sénatoriale de 2014[1], qu’elle « représente la Nation, mais autrement ». Une chambre représentant les collectivités pourrait améliorer la représentation du pays, à certaines conditions toutefois : être élue sur une base régionale, traduire correctement le poids des Régions et des métropoles, contrebalancer la tendance centralisatrice de l’Etat et l’uniformité traditionnelle du droit, toutes réformes de plus en plus souvent évoquées. Aujourd’hui, le Sénat veut améliorer les dotations de l’Etat aux collectivités, stabiliser les compétences, voter une loi sur la ruralité dans laquelle l’Etat s’engage à maintenir les services publics. L’ambition manque, pour le moins.

Le Sénat, chambre conservatrice

Sans remonter au refus, juste avant-guerre, d’accorder le droit de vote aux femmes, le Sénat s’est opposé, en 1990, à un projet donnant aux citoyens le droit de saisir le Conseil constitutionnel par voie d’exception pour qu’il se prononce sur la constitutionnalité d’une loi en vigueur, réforme finalement adoptée en 2008, qui représente, de l’avis de tous, une avancée démocratique majeure et une source d’amélioration de la qualité du droit. De même, en opposition aux Présidents de la République qui ont porté cette réforme, le refus du Sénat n’a pas permis, dans les années récentes, de donner le droit de vote aux élections locales aux étrangers installés en France depuis 5 ans (les ressortissants européens en disposent même dès qu’ils sont installés), ce qui aurait encouragé l’intégration ; ni non plus de réformer, pour donner davantage d’indépendance au Parquet, la composition et les compétences du Conseil supérieur de la magistrature (qui donnerait désormais un avis conforme sur les nominations et assurerait les procédures disciplinaires) ; ni non plus de modifier le statut pénal du chef de l’Etat ; ni non plus de modifier la composition du Conseil constitutionnel en prévoyant que les anciens présidents de la République n’y siègent plus, ce qui mettrait fin à une anomalie très choquante. Le Sénat n’a pas réussi à empêcher le vote des lois limitant le cumul des mandats mais il a fait campagne des années contre le projet. Quand il ne peut empêcher, il infléchit ou retarde : lors de la session parlementaire 2016-2017, il s’est opposé à presque un tiers des textes sur lesquels, après navette, l’Assemblée nationale a dû imposer le dernier mot. Le Vice-Président du Conseil d’Etat, attaché pourtant au double regard dans l’élaboration de la loi que permettent les navettes, s’inquiète alors de « la vertigineuse augmentation des amendements déposés[2] », citant pour une session parlementaire, le chiffre de 8 345 amendements déposés en séance et 3 511 en commission. Enfin, que le Président du Sénat refuse, dans une affaire récente de détournement de fonds publics, l’intervention de la police judiciaire à l’intérieur du Sénat et que les finances et l’organisation de l’institution échappent au contrôle de la Cour des comptes ne sont pas le signe d’un sens aigu de l’égalité républicaine entre citoyens, élus ou pas.

Il est difficile alors d’accorder du crédit à la présentation traditionnelle d’une chambre « modératrice », qui tempère simplement les ardeurs de l’Assemblée nationale et veille à une meilleure rédaction de la loi. Dans les faits, le Sénat se comporte en contre-pouvoir alors qu’il n’a pas la légitimité nécessaire et les déclarations de son président à la suite des récentes élections (il va falloir compter avec nous) le montrent.

Aujourd’hui, sont en péril une part des projets de réforme constitutionnelle cités supra, qui figurent dans le programme du Président élu (réforme du Conseil de la magistrature et réforme de la composition du Conseil Constitutionnel). Les nouveaux projets le sont aussi, comme la suppression de la Cour de justice de la République, qui s’est déshonorée à plusieurs reprises, face notamment aux cas de Charles Pasqua et de Christine Lagarde, au profit d’une juridiction de droit commun, l’interdiction faite aux Ministres d’exercer une fonction exécutive locale et la limitation à trois mandats successifs des sénateurs, députés et exécutifs de grandes collectivités. Le paradoxe est que, si l’on met à part cette dernière réforme, davantage contestée, les réformes envisagées sont consensuelles et reconnues comme utiles pour rétablir la confiance des citoyens dans la vie publique.

Le contexte : une Assemblée nationale sans vie démocratique, la faible assise du Président

 La situation est d’autant plus inconfortable que, parallèlement, l’Assemblée nationale n’est plus depuis longtemps une institution qui fait vivre et respirer la démocratie. Le mode de scrutin n’est pas seul en cause, même s’il est certain que le scrutin majoritaire à 2 tours, par certains côtés si rassurant, a des effets pervers évidents : alors que La République en Marche a obtenu 28 % des voix au premier tour des élections législatives, elle se retrouve avec 53 % des sièges, sans avoir besoin de rechercher des alliances. L’avantage (il n’est pas mince) est que, dans un pays traditionnellement déchiré, le gouvernement peut gouverner. L’inconvénient est que la fracture entre Français n’est pas traitée. C’est l’élection présidentielle puis le raccourcissement au quinquennat qui ont structuré le fait majoritaire. Comme le note Vincent Boyer[3], celui-ci a transformé l’opposition traditionnelle entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif : ce dernier ne vote pas la loi mais le texte du gouvernement, il ne contrôle pas le gouvernement, il le suit. Faute d’une majorité apte à construire des politiques et faute d’opposition réelle, les discours au Parlement, convenus ou outranciers, perdent tout intérêt. L’absence de corpus idéologique structuré du mouvement « En marche » aggrave le constat. Malgré la relative fragilité de son assise, le président actuel ne peut alors qu’avoir la tentation d’imposer son projet à la Nation, de manière très verticale : le risque est que, faute de débats publics construits, faute de sentir que la décision a été prise en tenant compte des objections, l’opinion ne perçoive pas bien les enjeux et ne s’approprie pas les choix faits. Si en plus le Sénat est dans l’opposition ou dans le chantage, exigeant des contreparties pour accepter certains votes, plaidant la légitimité des territoires contre la technocratie parisienne, la démocratie ne va pas en sortir renforcée.

Que faire pour sauver les réformes constitutionnelles nécessaires ?  

 Le blog « La constitution décodée » de Jean Philippe Derosier suggère, pour que les réformes constitutionnelles projetées en soient pas abandonnées, de créer une « commission constitutionnelle paritaire » sous la triple présidence du Président du Sénat, du Président de l’Assemblée nationale et de la Garde des Sceaux, composée paritairement de députés et de sénateurs avec une représentation de l’ensemble des groupes politiques des deux chambres. Une telle commission, qui existe dans certains pays étrangers, préparerait un texte soumis ensuite à débat, à charge pour ses membres de s’engager dans une réflexion de qualité et dans un échange constructif et, ensuite, de convaincre leurs collègues. La méthode, pragmatique, ne solutionnera pas le problème institutionnel français : il faudra bien un jour, traiter la question du Sénat, prévoir une « dose » de proportionnelle dans l’élection des députés (20% ?), travailler à revaloriser le débat politique dans l’élaboration des politiques publiques. Mais il faut aussi pouvoir avancer sur le court terme et réviser, puisque c’est nécessaire, la Constitution.

 

 

 

[1] Formes et fonctions du bicamérisme dans le monde contemporain, Sénat, octobre 2014

[2] Intervention de J-M. Sauvé, Vice-Président du Conseil d’Etat, lors d’un colloque L’état présent du bicaméralisme en Europe, octobre 2015

[3] Vincent Boyer, Le Sénat, contre-pouvoir au bloc majoritaire ? Revue française de droit constitutionnel, 2011/1 n° 85