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Tiers payant: petits arrangements avec la vérité

Le 22 octobre, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, a annoncé sur C-news que la dispense d’avance de frais chez le médecin ne deviendrait pas obligatoire pour tous les patients au 30 novembre 2017, contrairement à ce que prévoit la loi du 26 janvier 2016. Ce texte permettait au malade de ne payer que la partie non remboursée par la sécurité sociale, laquelle payait directement au médecin le reste de la somme due. La loi ne rendait le tiers payant obligatoire que pour la seule partie remboursable par la sécurité sociale, puisque le Conseil constitutionnel n’a pas accepté que cette procédure s’applique à la part due par les assurances complémentaires. La décision de la ministre d’y renoncer a conduit au dépôt d’un amendement à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 qui abroge la disposition de la loi de 2016 et annonce que le Parlement serait destinataire, avant fin mars 2018, d’un rapport fixant le calendrier de la mise en place d’un tiers-payant « intégral »,éventuellement généralisable à tous les assurés, sans obligation.

Des déclarations de la ministre et de l’exposé des motifs de l’amendement, l’on retient que la mise en place du tiers payant était techniquement irréalisable pour le 30 novembre prochain pour des raisons informatiques. C’est ce que révélerait le rapport de l’IGAS demandé au début de l’été 2017 et rendu en octobre. « Je regrette que l’on vote des lois sans se préoccuper de savoir si c’est faisable » a même regretté la ministre. L’exposé des motifs de l’amendement, quant à lui, cite le rapport de l’IGAS : « le maintien de l’obligation dans la loi pour le 30 novembre serait irréaliste ».

Ces explications surprennent : d’une part, le tiers-payant fonctionne d’ores et déjà, apparemment sans problèmes, pour un pourcentage important d’actes. Selon les données de la CNAMTS, entre 98,8 et 99,5 % des actes des laboratoires, des centres de santé, des infirmiers et des pharmacies sont en tiers payant, taux qui atteint 73 % chez les radiologues, 47,5 % chez les généralistes et 42 % chez les spécialistes hors radiologues. La procédure de tiers-payant est en effet applicable, depuis longtemps, aux femmes enceintes, aux accidentés du travail, aux malades en ALD (affections longues et durables) et aux bénéficiaires de la Couverture maladie universelle complémentaire et de l’ACS (assurance complémentaire santé). Pour ces publics, par définition forts consommateurs de soins, elle continuera à s’appliquer et l’on n’évoque pas alors de questions informatiques. D’autre part, l’IGAS a déjà été saisie par le précédent gouvernement sur la faisabilité technique du tiers payant, très en amont de la loi de 2016 :  en 2013, son rapport[1] considérait que les mutations techniques en cours étaient aptes à assurer la généralisation dans de bonnes conditions, à condition de prévoir un temps raisonnable pour mette au point les réponses. L’IGAS se voulait à cette époque très rassurante sur la faisabilité technique du dispositif. L’on a du mal à comprendre que, 4 ans après le rapport et un an et demi après le vote de la loi, subsistent des difficultés informatiques.

Pour en avoir le cœur net, reportons-nous au rapport de l’IGAS d’octobre 2017. Les conclusions en sont claires : pour la part de tiers-payant en assurance maladie obligatoire (la seule concernée par la loi), les conditions techniques sont réunies et le tiers payant peut fonctionner de manière satisfaisante. C’est sur la partie tiers payant pour les organismes complémentaires que le dispositif n’est pas prêt, ce qui tombe bien, puisque la loi de 2016 ne le rend pas obligatoire.  Citons le rapport : « Le processus du tiers payant en assurance obligatoire est aujourd’hui globalement rapide, fiable et simple ». Les délais de paiement sont limités à trois jours avec un paiement sous quatre jours dans 90 % des cas. Le rapport reconnaît toutefois que des améliorations sont envisageables pour les actes destinés à certains publics (par exemple les patients en accidents du travail/maladies professionnelles qui de toute façon sont et resteront en tiers payant) ou de certains professionnels (actes d’examens bucco-dentaires). Il faut donc travailler, dit-il, à améliorer le système mais ces améliorations ne sont pas indispensables à sa mise en pratique courante.

Qu’est-ce qui cloche alors ? Le rapport le dit avec simplicité : « Le principal frein au développement du tiers payant (pour la part obligatoire) n’est pas de nature technique mais tient à une confiance encore trop fragile des professionnels de santé. Ce manque de confiance est largement lié à une méconnaissance des outils et des garanties du tiers payant ». Le rapport pense donc qu’il faut impérativement, avant de mettre en œuvre l’obligation, développer un accompagnement, y compris sur le plan technique, pour expliquer aux prestataires de soins le fonctionnement du dispositif et lever leurs craintes, notamment la crainte d’une augmentation de leurs charges administratives. La mission considère qu’une généralisation est « un objectif techniquement réalisable à brève échéance sous réserve que soit mis en œuvre un accompagnement renforcé des professionnels de santé ». C’est la nécessité impérative de cet « accompagnement » qui explique que le rapport recommande de ne pas maintenir la date du 30 novembre pour la mise en œuvre : ce qui manque, c’est du temps pour informer et rassurer les médecins afin que tout se passe bien. Sans doute cela aurait-il pu être fait avant, mais personne ne s’en est soucié et, notamment, pas le gouvernement nommé au printemps dernier qui, de toute façon, entendait mettre fin au tiers payant.

Résumons : la loi de 2016 généralise le tiers payant pour la partie obligatoire, parce que cela facilite l’accès aux soins, procédure adoptée par tous les autres pays européens qui disposent d’un modèle d’assurance maladie proche du nôtre. Pour des raisons de nature politicienne, les syndicats de médecins s’opposent violement à cette disposition et parviennent à faire croire aux médecins que cette généralisation correspond peu ou prou à la fin du monde, alors que la procédure s’applique déjà à environ la moitié des actes qu’ils pratiquent et à la quasi-totalité des actes infirmiers, de laboratoires et de pharmacies. Les syndicats de médecins ont obtenu du candidat Emmanuel Macron la promesse que le tiers-payant ne serait pas généralisé. Pour avoir leurs voix, E. Macron a promis que la loi serait abrogée. La ministre, en service commandé, affirme que, selon le rapport de l’IGAS auquel elle a demandé un diagnostic, les logiciels nécessaires ne sont pas en place.  Le rapport de l’IGAS dit tout autre chose : techniquement tout pourrait parfaitement fonctionner si les médecins avaient été formés, accompagnés et rassurés. Cela n’a pas été fait, il faut reporter. Fin du match, avec deux perdants, la vérité d’une part et les assurés de l’autre. Un gagnant, les lobbies médicaux, qui ont imposé leur choix. Ce n’est que partie remise : tout le monde sait que le tiers-payant l’emportera, dans un mois, dans un an. L’incident témoigne cependant d’un talent français sans égal, celui de retarder la mise en place de mesures utiles en montant en neige des arguments phantasmatiques. L’absence de tiers payant n’est pas un drame national : les catégories qui en ont vraiment besoin sont couvertes. Mais ce que révèle cette histoire est navrant.

 

[1] Rapport sur le tiers payant pour les consultations de médecine de ville, Inspection générale des Affaires sociales, juillet 2013