Loi du 30 octobre 2017: l’insécurité intérieure

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Loi du 30 octobre 2017: l’insécurité intérieure

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme est, on le sait, une sorte de tour de passe-passe : il fallait bien sortir d’un état d’urgence censé être une mesure exceptionnelle « pour faire face à un péril imminent » (ce sont les termes de la loi de 1955 sur l’état d’urgence) et pourtant renouvelé 6 fois pendant presque deux ans. L’état d’urgence a été marqué par le transfert aux autorités administratives de pouvoirs qui relèvent ordinairement d’une autorisation préalable du juge judiciaire (notamment les perquisitions, y compris de nuit, ou l’assignation à résidence, utilisée jusqu’ici comme peine alternative), ainsi que le transfert à la justice administrative des recours formés contre ces décisions.

La population étant convaincue que l’état d’urgence la protégeait contre le terrorisme, la loi du 30 octobre 2017, qui y met fin, transpose dans le droit ordinaire, sinon les termes du dispositif de l’état d’urgence, du moins son esprit. Le Président de la République et le gouvernement ont ainsi réussi à ne pas payer le prix politique de cette sortie mais ils ont en même temps tordu le bras au droit des libertés et peut-être, certains juristes le pensent, à la Constitution.

L’histoire n’est pas finie pourtant : la loi n’ayant pas été déférée devant le Conseil constitutionnel, la Ligue des droits de l’homme vient de déposer quatre questions prioritaires de constitutionnalité. Cependant, le caractère inconstitutionnel des dispositions incriminées de la loi est possible mais nullement certain.

Que dit la loi ? Quels arguments développer devant le Conseil constitutionnel ? Surtout, que révèle ce texte sur nous-même et sur les évolutions auxquelles nous consentons ?

Que dit la loi ?

Le terme d’assignation à résidence qui figurait dans les diverses lois d’état d’urgence  a disparu mais le dispositif permettant au ministre de l’Intérieur, en dehors de toute autorisation judiciaire, d’imposer des restrictions durables à la liberté d’aller et de venir des personnes est repris dans la loi : il s’exerce à l’égard de toute personne à l’égard de laquelle « il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics et qui, soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s’accompagne d’une manifestation d’adhésion à l’idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes ».

Les modalités sont moins dures qu’auparavant : la durée, décidée pour trois mois et qui n’est renouvelée après 6 mois qu’en présence d’éléments nouveaux, ne peut dépasser un an alors que, dans la loi d’état d’urgence résultant de la rédaction de décembre 2016, il s’agissait d’un an renouvelable à certaines conditions ; la personne ne doit pas sortir d’un périmètre géographique donnée mais celui-ci doit lui permettre de poursuivre une vie familiale et professionnelle normale (les mesures ahurissantes de l’état d’urgence obligeant la personne à rester à certaines heures à domicile ne sont pas reconduites). Elle ne devra « pointer » au commissariat qu’une fois par jour (pas trois). Si la personne visée veut pouvoir se déplacer dans le département, le port d’un bracelet électronique sera proposé ;

  • Le régime des perquisitions administratives de l’état d’urgence n’est pas intégralement maintenu. La motivation est formulée exactement dans les mêmes termes que pour l’assignation à résidence, lorsqu’il existe « des raisons sérieuses de penser qu’ils sont fréquentés par une personne dont le comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics et qui … ». Cependant c’est le juge des libertés et de la détention qui autorise cette perquisition, par ordonnance. Un procès-verbal est dressé qui indique les conditions dans lesquelles la perquisition a eu lieu et le nom des personnes qui y ont procédé. Toute personne dont il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public peut alors être retenue sur place mais pendant 4h au maximum : mais on lui lit ses droits et le juge est prévenu ;
  • Les préfets peuvent fermer pour 6 mois au maximum les lieux de culte, si les propos tenus ou les idées ou théories diffusées provoquent à la haine, à la violence, à la discrimination, à des actes de terrorisme ou en font l’apologie ; cependant, un référé préalable à l’exécution de la mesure peut être formé contre celle-ci auprès du tribunal administratif ;
  • L’accès à des périmètres exposés à un risque d’acte de terrorisme et définis comme tels à raison de la nature du lieu ou de sa fréquentation, peut être soumis à fouilles ou vérifications, pendant un mois au maximum.

 Une loi inconstitutionnelle ?

 Au regard de la Constitution et des dispositions qui y protègent les libertés publiques, la loi n’est pas si fragile que le disent souvent les commentateurs.

1° Certes, selon l’article 66 de la Constitution : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ». L’on pourrait en conclure que toute restriction aux libertés doit être autorisée par un juge judiciaire. Cependant, comme le rappelle la note récente d’un conseiller d’Etat[1], la dépossession du juge judicaire dans les questions d’assignation à résidence n’est pas contraire à l’article 66 de la Constitution : depuis sa décision 99-411[2], le Conseil constitutionnel a explicitement réduit la notion de liberté individuelle aux cas de garde à vue, détention, rétention et hospitalisation sous contrainte (soit la privation pure et simple de liberté) et exclu du champ de l’article 66 de la Constitution la protection des autres libertés, en particulier la liberté de circulation et celle d’aller et venir.

2° De même, la note du Conseil d’Etat mentionnée ci-dessus rappelle que l’intention du constituant n’a jamais été de faire du juge judiciaire le gardien exclusif des libertés : les principales libertés étant garanties par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il appartient à tous les juges, judiciaires ou administratifs, d’y veiller. Tout naturellement, le juge administratif est concerné quand la décision possiblement attentatoire aux libertés est prise par une autorité publique dans le cadre de ses pouvoirs de police administrative visant à maintenir l’ordre public. La différence se situera alors dans les finalités : le juge judiciaire se situe dans un cadre répressif, quand l’infraction est soupçonnée ou commise. Le juge administratif intervient dans le cadre d’une décision de police préventive, apanage des pouvoirs publics dont il est difficile de nier l’utilité. En l’occurrence, les dispositions de la loi sur les périmètres de sécurité ou la fermeture des lieux de culte appellent peu de critiques de fond ;

3° L’exposé des motifs et l’étude d’impact de la loi du 30 octobre 2017 prennent d’ailleurs bien soin d’insister sur cet aspect pour légitimer l’intervention des pouvoirs publics : l’état d’urgence était une réponse à un péril imminent. Dès lors que ce péril « prend un caractère durable », il devient nécessaire de « doter l’État de nouveaux instruments permanents de prévention » d’offrir « à l’autorité administrative des outils permettant de mieux prévenir les actions terroristes qui peuvent prendre des formes très variées ».

4° Il est clair que la loi joue continuellement sur les termes qu’elle utilise pour pouvoir à la fois reprendre les mesures de l’état d’urgence tout en leur donnant une coloration préventive. Ainsi l’assignation à résidence s’appelle « Mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance », les perquisitions sont dénommées « Visites et saisies », les zones dans lesquelles les personnes et les voitures peuvent être fouillées sont des « périmètres de protection ».  Les mesures sont systématiquement annoncées comme devant être prises « aux seules fins d’éviter la commission d’actes de terrorisme », sans que l’on mesure bien comment les décideurs devront ou pourront le prouver. Les adoucissements ne sont pas que de forme : les mesures sont beaucoup plus respectueuses des libertés individuelles que celles de l’état d’urgence qui les piétinaient, il est vrai, sans retenue. Il en est ainsi des assignations à résidence, plus souples, temporaires et qui doivent permettre une vie familiale et professionnelle (voir ci-dessus). De plus, les perquisitions donnent lieu à un savant équilibre entre les pouvoirs de l’administration qui saisit le juge et effectue la « visite » et ceux du juge judiciaire : l’ordonnance du juge des libertés et de la détention qui autorise la perquisition est susceptible d’appel devant le Président de la Cour d’appel. L’appel est certes non suspensif (et pour cause, l’ordonnance est transmise à la personne concernée lors de la perquisition) mais le juge aura  conscience qu’il ne doit pas autoriser n’importe quoi, même si on peut s’interroger sur sa capacité à y voir clair sur le fondement du dossier qui lui sera transmis. Un P-V est dressé, toute infraction est signalée au Procureur, les droits des personnes « retenues » sont précisés, de même que les conditions d’exploitation des données saisies. Le contentieux indemnitaire des perquisitions est confié aux tribunaux judiciaires. Quant aux fermetures d’établissements de culte, un référé est prévu qui peut empêcher une fermeture sans fondement. Enfin, la loi porte effet jusqu’en 2020 et le Parlement est chargé d’en contrôler l’application.

Pour autant, la loi n’est pas à l’abri soit d’une annulation par le Conseil constitutionnel de certaines de ses dispositions, soit d’une décision précisant l’interprétation à donner de termes parfois particulièrement flous.

En effet, selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, « il incombe au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public (…) nécessaire à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d’autre part, le respect des autres droits et libertés constitutionnellement protégés »[3]. Les mesures de police administrative ne sont légales que si elles sont nécessaires, donc justifiées, et si elles établissent une certaine proportionnalité entre la volonté de prévenir le risque et l’atteinte aux libertés qu’elles organisent.

Or les termes utilisés pour désigner les personnes qui peuvent être visées par des assignations à résidence ou des perquisitions montrent que les justifications sont imprécises et les cibles larges, comme l’étaient celles des lois d’état d’urgence. Les circonvolutions stylistiques en disent long : les mesures visent une personne pour laquelle « il existe des raisons sérieuses de penser (donc on suppose) que son comportement (ses agissements, ses propos, sa manière de vivre ?) constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics et qui, soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s’accompagne d’une manifestation d’adhésion à l’idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes » (en gras les justifications floues ou subjectives). Pour faire bref, on vise des personnes qui n’ont rien fait mais dont on a des raisons de supposer, au vu de leurs habitudes de vie ou des personnes qu’elle rencontre, qu’elles ont adhéré à une idéologie ou à une thèse incitant au terrorisme. Nous sommes là dans le recueil d’indices plus ou moins nets et il sera facile, en les exposant avec un peu de conviction, de prétendre qu’ils sont inquiétants. Il serait peut-être, au demeurant, plus productif de surveiller de tels « suspects » que de restreindre leurs libertés.

Le Conseil constitutionnel devra donc essentiellement se prononcer sur la « nécessité » des mesures de la loi et sur l’équilibre entre les besoins de sécurité publique et les garanties offertes pour la préservation des libertés. Tout dépendra en fait de la peur que les membres du Conseil éprouvent devant le terrorisme. Si elle est grande, l’équilibre leur paraîtra satisfaisant parce que le terrorisme fera partie de ces « circonstances exceptionnelles » qui excusent tout. S’ils parviennent à la relativiser, ils verront que l’équilibre est largement rompu et que la porte est ouverte à l’arbitraire, comme elle l’a été depuis deux ans avec les lois d’état d’urgence.

Que nous apprend cette séquence législative sur nous-mêmes ?

 Sur l’évolution de notre société, les conclusions des lois d’état d’urgence et de la loi d’octobre 2017 sont claires :

1° La lutte contre le terrorisme a sa part d’irrationalité : tous les bilans tirés de l’application des lois d’urgence montrent que les mesures prises ont été peu utiles à la prévention du terrorisme. Les quelques 5000 perquisitions administratives ont permis d’ouvrir 23 procédures antiterroristes dont on ne sait pas quelles ont été les suites. Au départ, il est vrai, elles ont permis de « lever des doutes » et de soulager des services de renseignement débordés. Leur utilité a ensuite été bien moindre, sinon nulle. Quant aux assignations à résidence, on peine à comprendre leur utilité, alors qu’on voit très bien combien elles ont affecté la vie personnelle et professionnelle des personnes concernées. Contre le terrorisme, c’est bien évidemment le renseignement qui est la seule arme efficace. En l’occurrence, en prolongeant les mesures de l’état d’urgence, le droit a accepté d’exercer une sorte de violence symbolique contre des catégories supposées être parties prenantes des attentats subis mais que l’on ne pouvait pas inquiéter judiciairement. La loi du 30 octobre 2017 poursuit malheureusement cette manipulation de l’opinion : elle ne sert probablement à rien ;

2° L’état d’urgence a été très instructif sur la difficulté de la justice administrative à protéger les libertés, quoi qu’en disent les conseillers d’Etat qui en vantent les mérites. D’abord cette justice intervient ex post : qu’on le veuille ou non, pour une personne déjà assignée à résidence sur le fondement d’une « note blanche » fourni par le préfet qui n’est ni datée, ni signée et affirme sans citer ses sources, la charge de la preuve se renverse : c’est d’ailleurs parce que certains « accusés » ont fait la démonstration que les assertions du préfet n’étaient pas vraisemblables que leur assignation a pu être levée. De manière plus construite, six juristes de l’université Paris X Nanterre ont étudié les 750 recours formés contre les milliers de perquisitions et les centaines d’assignations[4]. Il en ressort que le juge administratif est mal armé pour contester les notes blanches produites : le contrôle devient alors nébuleux, les décisions (tantôt indulgentes, tantôt dures) peu justifiées, variable selon les juges, qui n’a pas les moyens d’instruire l’affaire ; on n’est là ni dans le droit, ni dans la justice ; la faiblesse des annulations montre que la justice administrative a plié devant l’exécutif ;

3° Enfin et surtout, comme le répète la professeur au Collège de France Mireille Delmas-Marty, la sanction se veut désormais « prédictive ». M. Delmas-Marty fait remonter ce choix au Patriot Act de 2001 aux Etats-Unis : la notion de dangerosité d’une personne prévaut sur ses actes et l’on est légitime à réduire ses droits si « on a des raisons de penser » qu’elle peut un jour devenir criminelle. L’assimilation faite entre étrangers, immigrés et terroristes renforce alors le risque : le droit flirte vraiment trop avec la subjectivité et l’opinion personnelle.

Dans une récente interview[5], le magistrat Denis Salas déplorait la faiblesse des réactions de l’opinion aux atteintes aux libertés lors de l’état d’urgence : il incriminait une « culture de l’état de droit historiquement faible », une confiance trop forte en la capacité de la loi à réguler l’arbitraire et une acceptation de la toute-puissance d’un pouvoir exécutif qui néglige l’équilibre des pouvoirs. Le terrorisme a eu en tout cas un effet méconnu : il a anesthésié l’opinion publique, et c’est une défaite pour nous.

 

[1] La mission constitutionnelle de l’autorité judiciaire, Rémi Keller, 26 mai 2016, disponible sur le site du Conseil d’Etat

[2] Décision n° 99-411 DC du 16 juin 1999, Loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public de voyageurs, cons. 20.

 

[3] Décision CC 2013-357

[4] Le Monde, 14 octobre 2017 « Etat d’urgence, quand les recours n’aboutissent pas ou peu »

[5] Le Monde, 1er novembre 2017