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Droits fondamentaux et roupie de sansonnet

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 Des anciens élèves de l’ENA ont, en octobre dernier, écrit au ministre de l’Intérieur pour évoquer une violation de l’état de droit à l’égard des migrants de Calais et dans la vallée de La Roya, à la frontière franco italienne : ils lui ont demandé ce qu’il compte faire pour y mettre fin. Depuis l’été et l’automne 2017, très nombreux sont les articles de presse et les témoignages qui évoquent une chasse aux migrants, de jour, de nuit, avec des gazages et des brutalités gratuites, des réveils en pleine nuit, des confiscations de biens (Le Monde, 7 décembre 2017) ou des interruptions de distribution de nourriture. Dans le sud, vers Nice, il est question de migrants épuisés qui, alors qu’ils ont réussi à traverser à pied la montagne pour passer la frontière, se heurtent à un barrage policier qui, sans examiner leur cas, les force à repartir dans l’autre sens, quelle que soit l’heure ou la température, alors que la jurisprudence constante des juridictions administratives déclare que l’entrée sur le territoire ne peut être refusée à un demandeur d’asile que si sa demande est manifestement infondée, ce qui oblige, a minima, à l’examiner.

Deux fois, le préfet des Alpes maritimes a été condamné pour violation du droit d’asile, la dernière fois en septembre 2017 lorsqu’il a intercepté et renvoyé en Italie trois personnes qui voulaient atteindre la préfecture pour y déposer une demande d’asile.  Il est toujours préfet. Selon les déclarations du GISTI[1] (Groupe d’information et de soutien des immigrés), la Préfecture de Paris a été condamnée, pour les mêmes raisons, 150 fois, sans que quiconque s’en émeuve.

Au-delà de ces violations du droit au quotidien qui sont le fait de fonctionnaires qui oublient la loi, la volonté de tordre le bras à l’ordre juridique s’illustre au niveau international. Dans un article intitulé « Libye : la position de la France est indécente »[2], le directeur général de Médecins sans frontières souligne le cynisme de la protestation de la France devant le reportage de CNN du 14 novembre sur une vente d’esclaves, qualifiée par la Président de la République de « crime contre l’humanité ». Le directeur général de MSF explique que la France, moteur, avec l’Italie, des choix de l’Union européenne en ce domaine, finance les garde-côtes libyens, ceux-là mêmes qui interceptent les migrants pour ensuite les livrer à des bandes qui les torturent, leur extorquent de l’argent et les vendent en esclavage. Il dénonce alors la porosité, que nul ne peut ignorer, entre les autorités libyennes et les trafiquants d’hommes. Le 28 novembre 2017, dans l’émission C à vous, un médecin de l’association Médecins sans frontières, de retour de Libye, Olivier Demoinet, a lui aussi témoigné du martyr des blessés qu’on lui amenait dans les camps et évoqué le financement par la France du « barrage libyen ». L’on a revu à cette occasion la prestation du Président de la république devant les étudiants burkinabés où, interpellé sur ce financement qui conduit à livrer des réfugiés à des criminels, il s’exclame avec colère : « Mais ce sont des Africains qui font cela ! ». Cette phrase est, de fait, sidérante. Ce sont des Africains, certes, qui assassinent, mutilent et vendent des migrants mais l’Union européenne et la France, qui payent des intermédiaires criminels, ne devraient pas se dédouaner ainsi de leurs responsabilités.

La politique de l’Union : externaliser l’asile

L’accord libyen s’inscrit dans la longue histoire des efforts de l’Union européenne (Etats et/ou Commission) pour « externaliser » la demande d’asile, efforts que certains experts font remonter aux années 90 et aux accords passés alors entre le Maroc et l’Espagne, avec l’appui de l’Europe, pour sanctuariser le territoire européen. L’intention de l’Union a toujours été depuis lors de multiplier les accords passés avec des pays frontières de l’Europe pour que ceux-ci empêchent les migrants de passer. Après diverses tentatives infructueuses, en 2003, en 2004 ou en 2006 pour intégrer cette politique dans le droit européen, cette volonté d’externalisation a trouvé son terrain au moment de la crise migratoire de 2015 : après les hotspots installés en Europe, en Grèce ou en Italie, où le tri en vue de la reconnaissance du droit d’asile a été délégué à des agents de l’Agence européenne Frontex, dont la mission est de protéger les frontières extérieures de l’Europe et pas vraiment de protéger  les personnes, l’accord de mars 2016 de l’Union européenne avec la Turquie met en place cette politique. La Turquie reçoit, contre finances, délégation pour accueillir les migrants qui y sont amenés, quand bien même ils auraient réussi à aborder en Grèce auparavant. Un an après, selon l’IRIS[3], le bilan de l’accord est, en termes de respect des droits fondamentaux, dramatique : migrants bloqués interminablement, dans des conditions très précaires, dans des camps en Grèce avant admission en Turquie, parfois refoulés à la frontière turque sans que leur demande soit étudiée.  Mais il est vrai que personne n’en entend plus parler. L’Union continue dans la même voie (elle a passé un accord avec le Mali), avançant (ce que l’on peut entendre) que les migrants sont ainsi protégés contre les dangers du voyage. Mais le but principal de telles opérations n’est pas là, on le voit bien avec le cas de la Libye : il est d’abord de réguler les flux et, le cas échéant, de sélectionner les demandeurs. Le droit d’asile n’est plus alors respecté.

Enfermer les dublinés

Le gouvernement prépare pour 2018 un projet de loi sur l’immigration et l’asile, rendu public en septembre dernier. L’objectif premier du projet de loi est de reconduire de manière plus efficace les migrants hors du territoire national et, pour cela, de doubler la durée maximale de rétention des étrangers (de 45 à 90 jours). La disposition s’appliquera à des demandeurs d’asile refoulés que l’on soupçonne de relever du règlement Dublin (aujourd’hui Dublin III »), qui prévoit qu’au sein de l’UE, l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile est, sauf certaines exceptions, celui dont le demandeur a franchi en premier les frontières. Dans ce cas, tout pays peut faire réadmettre le demandeur d’asile par cet État. Cette disposition, qui contrevient souvent au souhait des demandeurs d’asile, explique une part des difficultés rencontrées, en France ou ailleurs, par des populations qui ne veulent déposer une demande d’asile que dans un pays où elles ont des attaches, dont elles parlent la langue ou qu’elles jugent plus accueillant…et qui, parfois, comme le montre l’exemple de Calais, n’est pas la France.

Dublin III (dont les dispositions introduites dans la loi ont été jugées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel) porte pourtant atteinte à une liberté qui devrait être considérée comme fondamentale, celle de choisir son lieu de résidence dès lors que le maintien dans le pays d’origine n’est plus possible, d’autant que personne n’ignore que les conditions d’accueil varient grandement d’un pays à l’autre. De toute façon, le dispositif ne marche pas : si on l’appliquait, certains pays seraient submergés de demandes. les « dublinés » sont donc rarement réadmis et quand ils le sont, ils reviennent pour tenter d’aller là où ils souhaitent s’installer.

Pour faciliter la réadmission, les autorités françaises veulent pouvoir mettre les « dublinés » en centres de rétention. Cependant, le 15 mars 2017, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que les demandeurs qui doivent être transférés dans le premier pays d’accueil ne peuvent être préalablement placés en centre de rétention que si la loi nationale détermine préalablement les critères objectifs permettant de craindre qu’ils ne prennent la fuite. En France, la Cour de cassation ayant constaté, le 27 septembre 2017, que la loi n’apportait pas de précisions sur ce point, les placements en rétention des dublinés potentiellement « réadmissibles » ailleurs sont devenus illégaux.

Une loi votée le 8 décembre 2017 comble donc ce vide et les critères qui peuvent faire craindre la fuite sont larges (est ainsi compris dans le champ l’étranger qui n’a pu bénéficier de mesures d’accueil mais ne peut justifier d’un domicile). L’étranger sera donc maintenu en rétention le temps que soit déterminé le pays responsable de l’examen d’asile et élaborée une décision de transfert. Commentant ce texte, le site Dalloz-actualités note qu’il s’agit là d’un changement profond du droit : jusqu’alors la jurisprudence du Conseil constitutionnel prévoyait que le placement en rétention n’était possible que dans un but de sauvegarde de l’ordre public. En l’occurrence, la rétention des dublinés n’aura pas pour but d’exécuter une décision d’éloignement puisque celle-ci n’est pas prise, mais de garder le demandeur sous la main le temps de déterminer où il va être décidé de l’envoyer. Peut-on priver de liberté le temps de savoir ce que l’on veut en faire ? La constitutionnalité du texte est, selon Dalloz, en cause.

En France, l’asile… mais ailleurs ?

Le projet de loi 2018 prévoit également une disposition étonnante, qui permettrait de refuser une demande d’asile lorsque le demandeur aura transité par un « pays tiers sûr » (ce qui veut dire un pays non européen jugé sûr) avant de déposer sa demande en France.

Le motif a déjà été invoqué en France par le ministre de l’Intérieur (en l’occurrence Charles Pasqua, au début des années 90) mais le Conseil d’Etat (arrêt Rogers du 18 décembre 1996) avait alors considéré que ce motif n’était pas de ceux qui permettaient de considérer la demande d’asile comme manifestement infondée, seul motif qui lui aurait permis de ne pas admettre la personne sur le territoire. Inscrite ensuite dans la loi, la disposition a été abrogée dans la loi Chevènement du 11 mai 1998. Permettre à l’OFPRA de refuser l’asile pour ce motif conduirait, si du moins cette disposition est considérée comme conforme à la Constitution, à faire capoter un très grand nombre de demandes d’asile puisque la plupart des migrants qui arrivent sur le territoire ont mis le pied dans un pays démocratique : en tout cas ils n’ont pas traversé que des dictatures.

Ce projet peut-il se heurter aux traités internationaux signés par la France ou à des dispositions à valeur constitutionnelle ?

Aussi surprenant que cela paraisse, le droit international protège peu les migrants contre de telles tentatives : ainsi la protection offerte aux réfugiés par la Convention de Genève de 1951 est relativement faible. Ce texte donne une définition des réfugiés et cette définition impose, pour que la personne soit reconnue telle, un examen individuel de sa situation. Il interdit le refoulement du demandeur d’asile dans un pays où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. De même il empêche d’appliquer des sanctions pénales pour entrée irrégulière lorsque la personne arrive « directement » du territoire où sa vie ou sa liberté sont menacés. Pour autant, le texte n’exige pas des Etats qu’ils octroient l’asile aux demandeurs et n’interdit pas de les refouler dans un autre pays.

Reste toutefois d’autres textes : d’abord le droit dérivé de l’Union (dont l’application est contrôlée par la Cour de justice de l’Union), qui reconnaît un « droit à l’asile » (directive «Qualification» du 13 décembre 2011[4] ) : le texte définit les réfugiés, les conditions auxquelles les Etats leur accordent l’accueil et les conséquences de cette admission.

Surtout, la Constitution évoque à deux reprises la demande d’asile : l’article 4 du préambule de la Constitution de 1946 reconnaît le droit d’asile en le réservant « à tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ». L’article 53- 1 donne le droit de conclure avec d’autres pays européens des accords déterminant leurs compétences sur l’examen des demandes d’asile (la disposition permet les accords dits de Dublin) mais maintient le droit des autorités nationales, dans tous les cas, de donner asile à un étranger qui sollicite la protection de la France pour quelque raison que ce soit. Même si l’article n’ouvre qu’une possibilité (à la fois possibilité de déléguer et possibilité de reprendre la main), il reconnaît le droit d’asile. Le Conseil constitutionnel considérant le droit d’asile comme un droit fondamental à valeur constitutionnelle[5], le Conseil d’Etat ayant reconnu comme une liberté fondamentale le seul droit de pouvoir déposer une demande d’asile[6], il va être difficile d’en priver les demandeurs pour des raisons de transit préalable dans un pays dit « sûr », avec toutes les incertitudes de fait qui découlent de cette qualification.

Au final, la politique menée à l’égard des demandeurs d’asile ou des migrants n’est pas seulement dépourvue d’humanité : elle est à courte vue, elle ne résout rien. Un jour les policiers se lasseront de gazer des gens qui dorment ou de leur arracher leurs duvets. Retenir 90 jours un demandeur sous le prétexte que l’Italie acceptera peut-être de nous en débarrasser, c’est courir le risque de le faire basculer dans la clandestinité, alors qu’il a des droits. Chercher à rayer l’asile de notre droit est voué à l’échec.

Reste que des hommes souffrent à cause de nous : nous le rappelle l’interview poignante, dans la revue Ballast[7], de Caroline Maillary du GISTI, qui raconte les courses dans les rues de Paris avec la police aux trousses, les nuits à dormir sur le trottoir devant le siège de l’association qui va remplir le prédossier de demande d’asile, puis les deux mois d’attente qui suivent dans la rue et enfin le rôle de l’OFPRA. Elle raconte les audiences à la Cour nationale du droit d’asile et la logique de suspicion qui cherche à piéger le demandeur : il lui est demandé de situer avec précision tous les lieux où il est passé et d’établir une chronologie minutieuse. Tourmentant sans honte un demandeur en réclamant sans cesse qu’il précise par quelle route il était passé exactement, un Président de la Cour a un jour été interrompu par le représentant du Haut-commissariat aux réfugiés, exaspéré, « J’ai travaillé là-bas, IL N’Y A PAS DE ROUTE ». Ce jour-là, un peu par hasard, le demandeur a sans doute gagné son droit au séjour. Dans nos vies cocoonées, nous n’avons plus aucune idée de ce que sont la tragédie et la douleur.

Pergama

[1] Groupe d’information et de soutien des immigrés

[2] Le Monde, 1er décembre 2017

[3] Les politiques migratoires européennes à la frontière du droit, Paul Chiron, IRIS, Institut de relations internationales et stratégiques, juin 2017

[4] DIRECTIVE 2011/95/UE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection

[5] Conseil constitutionnel, 13 août 1993, 93-325 DC et 22 avril 1997 97-389 DC.

[6] CE 12 janvier 2001, Mme Hyacinthe, AJDA 2001

[7] 7 novembre 2017