Mauvaises conditions de travail : la pénibilité n’est pas seule en cause

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Mauvaises conditions de travail : la pénibilité n’est pas seule en cause

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La DARES, service d’études du ministère du travail, conduit, tous les 3 ans, une enquête sur les conditions de travail (en y intégrant certaines années les risques psychosociaux) et publie en ce mois de décembre 2017 les premiers résultats de l’enquête 2016[1] qu’elle compare aux données des enquêtes antérieures (qui remontent sur certains items, à 1984). L’enquête évoque la pénibilité physique, qui évolue assez peu par rapport à 2005 et 2013 : plus d’un tiers des salariés sont soumis à au moins 3 contraintes physiques, près de 30 % sont exposés à des produits dangereux et 18 % supportent un bruit intense. Ces moyennes ne sont toutefois guère significatives puisque ce sont les ouvriers, qualifiés ou non, qui subissent pour l’essentiel ces contraintes (ainsi plus de 60 % sont exposés à des contraintes physiques et 50 % à des produits dangereux). L’enquête évoque surtout l’exposition à des facteurs de risques psycho-sociaux : rythme de travail imposé (par cadencement ou surveillance continue), intensité de travail (devoir toujours se dépêcher, ne pas pouvoir quitter son travail des yeux, être soumis à des urgences obligeant à changer de tâche), charge mentale et conflits éthiques (subir un excès de travail ou un manque de reconnaissance, faire des choses que l’on désapprouve), enfin autonomie dans le travail et qualité (ou absence de qualité) du management et des relations de travail.

Quelle synthèse ?

L’enquête montre depuis 3 ans une certaine stabilisation des rythmes de travail et de l’intensité du travail, une légère baisse de la charge mentale et des améliorations dans les relations sociales. En revanche, elle constate depuis 3 ans une légère détérioration de l’autonomie dans le travail.

Sur le long terme, les conclusions sont différentes. Le pourcentage des salariés sur lesquels les contraintes se sont resserrées a doublé depuis les années 80 ou 90 :  il en est ainsi de l’imposition de normes de production ou d’une surveillance permanente, des contraintes de rythme, de l’obligation de répéter continuellement les mêmes gestes. Sauf en ce dernier domaine, l’autonomie dans le travail a peu varié et parfois sur certains points progressé légèrement (capacité à régler les incidents soi-même, apprentissages nouveaux). Dans le domaine des relations sociales, si le nombre de salariés en contact avec le public a beaucoup augmenté sur le long terme (avec davantage de tensions, plus de contacts avec des personnes en détresse et une obligation accrue de « calmer les gens »), le nombre des salariés qui bénéficient d’un entretien d’évaluation augmente depuis 2013 et les relations sociales s’améliorent, avec une entraide un peu plus fréquente et davantage de discussion collective pour organiser le travail.

Comment juger de cette situation qui par certains côtés paraît sombre, essentiellement sur les exigences de productivité, de rythme et d’adaptation à l’urgence, et, par d’autres, semble se stabiliser, voire se détendre, certes depuis peu ?  La DARES a publié en décembre 2014 une comparaison européenne sur l’exposition aux risques psychosociaux dans 27 pays qui nous permet de situer la situation française et donc de porter sur elle une appréciation.

En France, moins d’autonomie des salariés, des relations hiérarchiques plus difficiles, un sentiment d’insécurité et de moindres perspectives de carrière

 L’enquête européenne renverse quelque peu le sentiment que donne l’enquête française de 2016 qui, il est vrai, mesure surtout les évolutions récentes : il en ressort que les contraintes de rythme et l’intensité du travail en France diffèrent peu de la moyenne européenne, même si, en France, le rythme de travail dépend un peu plus de la contrainte (objectifs de production fixés à l’avance ou surveillance du supérieur) et si la pression temporelle (délais courts, interruption pour une autre tâche) paraît plus forte. En fait, le temps de travail des Français est moins long, ils sont moins souvent obligés d’emporter du travail chez eux mais de ce fait les horaires de travail sont plus stricts et les salariés ont plus de mal à obtenir une autorisation d’absence pour une démarche personnelle. Rien donc de bien différent, sauf que les salariés en France paraissent plus contraints, payant peut-être par là un temps de travail plus court et une productivité plus forte.

Les vraies différences sont ailleurs :  les salariés français ont un bien moindre capacité à influencer les décisions importantes pour leur travail (il existe sur ce point un écart de 30 points avec les salariés scandinaves !), ils se sentent moins soutenus par leurs collègues et leur hiérarchie (qui ne commente pas leur travail et ne les encourage pas), leur motivation est moindre, ils s’estiment insuffisamment payés et se sentent davantage affectés par leur travail dans leur santé (ils sont nettement plus nombreux à penser qu’ils ne pourront pas faire leur travail au-delà de 60 ans). Par ailleurs, ils déclarent davantage de discriminations (pour tous motifs), de violences verbales et de comportements humiliants. Ils ressentent une insécurité économique forte (moins forte que certains pays de l’est de l’Europe mais plus forte que celle de pays plus proches comparables), déclarent bénéficier d’une formation professionnelle moindre et de perspectives professionnelles plus limitées.

Les salariés français semblent donc plus exposés à certains risques voire à une pénibilité du travail plus forte du fait d’un management hiérarchique plus autoritaire, plus rigide, moins conscient de la nécessité d’offrir un avenir professionnel et moins respectueux du droit des personnes.

L’impact sur la santé : évident mais difficile à mesurer et encore plus à prévenir

 La prise de conscience des conséquences préjudiciables de cette situation sur la santé reste encore faible mais les données se multiplient.  L’ouvrage « Portrait social 2013 »[2] portant sur un panel de salariés suivis de 2006 à 2010 leur a attribué un « score d’exposition » synthétique tenant compte des contraintes horaires, des contraintes physiques, de la latitude décisionnelle, des exigences du travail, des autres contraintes (notamment la peur des agressions, le fait de devoir cacher ses émotions, les mauvaises relations avec les collègues). La relation est nette entre les catégories les plus exposées au regard de ces critères et l’altération de la santé (qui évolue d’ailleurs peu entre 2006 et 2010, la relation semble plutôt de long terme), laquelle se traduit par des limitations fonctionnelles ou d’activité, des TMS et des troubles comme les dépressions et l’anxiété. Les services d’études du ministère du travail ont de même montré en 2013 combien l’absentéisme était lié aux contraintes physiques et psychosociales du travail, avec de forts écarts entre les salariés les plus et les moins exposés[3]. Ces deux études n’isolent pas l’impact des conditions matérielles et physiques des conditions psycho sociales. Toutefois, une étude de la Dares[4] sur les comportements hostiles dans le cadre du travail montre que les salariés concernés par ces comportements se déclarent plus souvent en mauvaise santé, ont davantage d’accidents du travail et sont plus souvent absents de leur travail que les autres.

Au final, il est certain que les conditions de travail au sens large ont un impact sur les dépenses sociales.

De telles études montrent en tout cas les limites d’une conception étroite de la santé et des altérations physiques telle que le système de sécurité sociale l’a définie, qui ne prend en compte que des accidents du travail et des maladies professionnelles en lien direct et univoque avec le travail et donne une place réduite à la prise en compte de la pénibilité, même en entendant ce terme au sens étroit du terme (la prévention s’étant encore amenuisée en 2017 avec la réforme du compte de pénibilité). En droit social, la pénibilité n’existe quasiment plus et, quand elle est prise en compte, il ne s’agit que de pénibilité physique définie par des seuils.

Lorsque l’on mesure les faiblesses de la prévention des risques professionnels traditionnels[5] et la faible proportion des employeurs (moins de la moitié) qui ont élaboré un document unique censé identifier les risques à la source et obligatoire depuis 2001, l’on comprend combien il sera difficile de plaider pour une meilleure qualité des relations hiérarchiques dans une optique de prévention. Le patronat est largement indifférent aux risques corporels, se préoccuper des risques managériaux serait une avancée improbable.

L’impact sur la cohésion sociale

 La divergence grandit pourtant entre les attentes des salariés (surtout les plus jeunes, qui ont soif d’autonomie et de responsabilités) et les pratiques managériales des entreprises, dont la gouvernance, c’est une banalité que de le dire, est prioritairement tournée vers le profit, les dirigeants se préoccupant davantage des intérêts de leurs actionnaires que de leurs salariés. Or, si les salariés sont attachés à leur travail, c’est sans doute au nom de la « logique de l’honneur » que le sociologue Philippe d’Iribarne a identifié comme leur moteur[6], où la notion de « travail bien fait » domine celle de la performance. Il en résulte une frustration des salariés au travail mais aussi un déficit de confiance et une mauvaise qualité du dialogue social dont on sait qu’elle pénalise l’entreprise, surtout en cas de crise économique.

La CFDT a conduit en 2016 une enquête sur le travail librement ouverte à tous ceux qui voulaient répondre, salariés du public ou du privé, demandeurs d’emploi, autoentrepreneurs…au final 200 000. La cohérence des réponses est frappante. Le travail est un investissement personnel : 76 % des répondants aiment leur travail, près de 60 % y prennent du plaisir et 56 % en sont fiers. Le travail est valorisé pour sa dimension collective : les ¾ des personnes répondent que les relations avec les collègues comptent beaucoup. Pourtant, pour toute une partie de la population, la pénibilité est présente, voire forte. Un gros tiers considère que le travail nuit à sa santé. Il s’agit pour une part de pénibilité physique : près de 40 % des répondants qualifient leur travail d’exigeant physiquement, près d’un tiers ont déjà eu un arrêt lié au travail.  Mais la pénibilité va au-delà : la moitié des répondants considèrent que leur charge de travail est excessive et 75 % se plaignent du manque d’autonomie. Le supérieur hiérarchique est souvent méprisé, en tout cas peu légitime, soit qu’il ne serve à rien (60 %) soit même qu’on travaillerait mieux sans lui (25%). L’autorité n’est pas reconnue…Il existe enfin une forte demande d’association aux décisions.

La CFDT en retient, à juste titre, qu’une évolution profonde du management est nécessaire, voire des évolutions juridiques, avec une plus grande présence des salariés dans les conseils d’administration.  Cette réponse est sans aucun doute la bonne mais le débat a déjà eu lieu en 2013 et 2015 et au final, les dispositions de la loi sont dérisoires : là où l’Allemagne réserve aux salariés un tiers des sièges aux conseils de surveillance des entreprises de 500 à 2000 salariés et la moitié au-delà, la loi française prévoit 2 représentants des salariés dans les entreprises de plus de 1000 salariés (et un seul si le conseil a moins de 12 membres) : c’est dire que leur poids est faible. Mais que faire d’autre ? L’étude d’E. Wasmer sur « L’insatisfaction au travail, sortir de l’exception française »[7], remarquable sur le constat, ne débouche que sur de plates propositions d’amélioration de la mobilité et de développement de la formation professionnelle pour la préparer : la réponse est palliative et individuelle, alors que le mal est structurel et délite le lien entre salariés et entreprises.

Reste à insister sur le risque de moindre compétitivité…

 Terra Nova a publié en 2016 une étude de « La fabrique de l’industrie »[8] montrant que miser sur l’autonomie des salariés renforce la performance des organisations. Les entreprises qui ont mis en place des espaces de discussion sur l’organisation du travail motivent davantage leurs salariés, stimulent leur engagement, diminuent l’absentéisme et améliorent leur compétitivité. Reste à convaincre les employeurs … ce ne sera pas si facile de passer d’un management par l’autorité à un management de (vraie) participation. L’entreprise, avant d’être une source de profit, est une collectivité humaine…mais patrons et cadres ne le savent pas toujours. S’ils veulent maîtriser le risque de démotivation, Il faudra bien qu’ils conviennent de la nécessité de négocier des accords de qualité de vie au travail portant aussi sur la manière d’exercer leur autorité.

Pergama

[1] Dares analyses, décembre 2017, 082

[2] Emploi, conditions de travail et santé des 30-50 ans : des trajectoires contrastées entre 2006 et 2010, Insee, Portrait social 2013

[3] Les absences au travail des salariés pour raisons de santé, DARES, février 2013 n° 009

[4] Subir un comportement hostile dans le cadre du travail, DARES, juin 2014

[5] Dares analyses, mars 2016, la prévention des risques professionnels, Centre d’études de l’emploi, Pratiques de prévention des risques professionnels (2011)

[6] La logique de l’honneur, gestion d’entreprises et traditions nationales, P. D’Iribarne, seuil 1989

[7] Institut Montaigne, 2012

[8] La qualité de vie au travail, un outil de compétitivité, Terra nova, octobre 2016