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EHPAD: réalités humaines et technocratie

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Les mouvements sociaux dans les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) se sont accompagnés de témoignages bouleversants sur ces personnes âgées impotentes, souvent désorientées ou égarées, traitées comme des choses par un personnel soumis à la tyrannie de la pendule : il faut laver, mettre au fauteuil, faire manger, mettre au lit et, pour gagner du temps, on bouscule, on mixe tout le repas en une seule purée, on met des couches parce que c’est plus pratique et on laisse les personnes toute la journée dans leur lit. L’on comprend que les personnes âgées répugnent à entrer en établissement : toutes les enquêtes montrent qu’elles souhaitent massivement rester à domicile. C’est sous la pression de la nécessité qu’elles entrent en EHPAD, en moyenne à 85 ans, parce que la dépendance devient trop lourde. Sans doute tous les établissements ne sont-ils pas « maltraitants ». Mais beaucoup le sont.

La crise des EHPAD est ancienne et le gouvernement ne peut pas la considérer comme une surprise, tant les établissements signalent depuis longtemps leurs difficultés. « La situation des EHPAD va s’inviter dans la rentrée sociale », titrait le site Localtis le 31 juillet dernier. Si un gouvernement se juge à sa capacité à percevoir, dans le concert de réclamations qui monte quotidiennement vers lui, celles auxquelles il faut prêter attention, il a manqué à son devoir de vigilance.

La demande porte sur le renforcement des moyens humains : toutes fonctions confondues, il y aurait en moyenne 6 personnes pour 10 patients là il en faudrait 8. En fait, c’est plutôt le ratio de soignants/soignés qu’il faudrait connaître : le plan Solidarité grand âge (qui de 2007 à 2016 a servi à créer des services et à médicaliser les établissements) donnent des ratios de référence, avec 1 agent au lit du malade pour 1 résident lourdement dépendant et 0,4 pour ceux qui le sont peu. Apparemment, les ratios d’ensemble actuels tourneraient plutôt entre 0,2 et 0,3 soignants par résident, avec pourtant, un prix total élevé. Selon une étude de la CNSA sur les tarifs des EHPAD en 2016, le prix moyen (hébergement + dépendance) est de 1949€ par mois en 2016 (soit 14 % de plus que le revenu moyen des retraités) avec des écarts importants selon le statut (public, privé, privé commercial) et la localisation : 10 % des établissements ont un coût inférieur à 1650€ et 10 % supérieur à 2798€ mensuels.

Le mouvement des EHPAD nous interpelle sur un autre plan : que ressentons-nous devant la vieillesse, la décrépitude et la sénilité ? fraternité ou peur et répugnance ? La réponse fait peu de doute : les deux. Dans nos pays pourtant marqués par le vieillissement, la population vieille ou même vieillissante s’efface des radars. Elle suscite de l’apitoiement mais surtout de la gêne. La crise des EPHAD se calmera, c’est très probable, avec une rallonge financière mais elle est loin pourtant de n’être qu’une affaire de moyens. Le pays consacre de l’argent à la vieillesse, et même beaucoup d’argent, mais il n’a pas de vraie politique de vieillissement : encore une fois, les scandinaves nous font la leçon, où l’avancée en âge fait, avec simplicité, partie de la vie.

EHPAD : une tarification kafkaïenne

La réforme de la tarification des EHPAD a été l’élément déclencheur du mouvement: programmée de longue date, elle s’est mise en place en 2017 : apparemment rationnelle, parce qu’elle uniformise les tarifs dans un milieu où les dispersions de prix sont grandes, elle aggrave en fait une situation déjà tendue.

Les EPHAD ventilent leur budget, et donc leurs charges, en trois parts : les charges d’hébergement (payées par les résidents, leur famille, à défaut l’aide sociale), les charges liées à la dépendance des résidents supportées par le département et les charges de soins payées par l’assurance maladie. Derrière le « tarif dépendance » et le « forfait de soins », il y a des fournitures mais surtout du personnel, celui-là même qui « prend soin ».

La réforme (issue de la loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement et de deux décrets du 21 décembre 2016, adoptés sous la gauche) est complexe mais est présentée comme égalitaire et « objective ». Ainsi, le forfait de soins de tous les EHPAD, qui est fixé en fonction de l’état des résidents, doit converger désormais vers un tarif plafond, ce qui de fait améliore l’équité : seuls 15 % des établissements seraient victimes d’un écrêtement parce le forfait touché jusqu’ici était supérieur à ce plafond. Les autres établissements, très progressivement, y gagneront. Pour autant, le mode de calcul et de revalorisation du tarif plafond inquiète puisqu’il dépend d’une valeur de référence (le point) défini par arrêté sans tenir compte des différences de coût salarial selon les secteurs publics et privés. La politique choisie est celle de la convergence, quel que soit l’établissement.

Surtout, pour répondre à la crise financière des départements, le calcul du forfait dépendance, lui aussi fonction de la dépendance moyenne des résidents, est basé sur un « point départemental », dont la valeur est arrêtée par le conseil départemental sur le fondement de la moyenne des charges de dépendance constatées dans le département. Cela revient à imposer à tous les établissements un tarif moyen de dépendance, qui apparaît là aussi équitable. Cependant, ce tarif, qui dépend de l’état de la population accueillie dans les établissements du département, n’est pas identique entre les départements. Elle ne tient pas compte non plus du statut, public ou privé, des établissements, alors que les établissements publics se voient imposer des revalorisations indiciaires du personnel sur lesquelles ils n’ont pas prise.

Enfin, si un établissement privé reçoit un forfait soins ou un forfait dépendance insuffisant, il fait basculer certaines dépenses de soins ou de dépendance sur le budget hébergement et augmente le prix de journée des résidents. Lorsqu’un établissement public est habilité à l’aide sociale (ils le sont tous), c’est le Président du Conseil général qui fixe le tarif d’hébergement et celui-ci s’impose. Si tous les financements se réduisent, la seule voie est alors de réduire le personnel.

L’Assemblée nationale a envoyé une mission parlementaire « Flash » pour éclairer les parlementaires sur la situation des EHPAD. Celle-ci a déposé en septembre 2017 de premières conclusions : la tarification est qualifiée de kafkaïenne (elle est, de fait, d’une effarante complexité) et d’inapplicable. Elle est pourtant en préparation depuis environ 10 ans. L’on tient là une définition de la bureaucratie : imposition de règles identiques, jugées rationnelles à des réalités différentes et parfois fragiles, avec un déni de réalité persistant.

Maltraitance des résidents : des risques niés mais connus. 

La révolte des EHPAD trouve un autre terrain, celui de la qualité, où (reprenons les termes de la mission flash) la politique des pouvoirs publics, « plus technocratique qu’efficace », a consisté en un « foisonnement de normes sans attribution de moyens ».

Aussi surprenant que cela paraisse, la qualité des EHPAD fait en effet l’objet d’évaluations exhaustives et régulières : une évaluation interne doit être menée obligatoirement tous les 5 ans et des évaluations externes sont prévues avant tout renouvellement d’autorisation de fonctionner.  Un très joli référentiel de qualité a été publié en 2012 par l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements sociaux et médico-sociaux. L’on n’y trouve pas de normes de moyens mais un long rappel des points essentiels à surveiller : mise en place de la prévention des douleurs, des escarres, des troubles de l’humeur, efforts constants pour maintenir les capacités même des personnes non autonomes, personnalisation de l’accompagnement…L’IGAS a produit un rapport en 2017 sur la mise en place des évaluations internes : le jugement est globalement positif. L’évaluation aurait eu un « réel impact sur la qualité des prestations » et seules sont avancées des propositions d’amélioration des méthodes utilisées.

Comment expliquer le contraste entre l’existence d’évaluations apparemment exigeantes et la réalité décrite aujourd’hui par des témoignages (personnel et parents) qui relèvent de maltraitances graves même si elles ne sont pas volontaires ? quel contraste aussi avec les premières conclusions, déposées en septembre 2017 de la mission parlementaire « Flash » qui parle de sous-effectifs unanimement reconnus, d’un taux d’absentéisme des aide soignantes supérieures à10 %, d’un taux d’accidents du travail qui est anormalement élevé et de conditions de travail très difficiles…

La seule explication est que les évaluations ont minimisé voire dissimulé la réalité, sous une analyse formelle et abstraite. Elles n’ont sans doute pas voulu aborder la question des moyens. De plus, les évaluations officielles en France (on le voit bien avec les certifications de la Haute autorité de santé pour les établissements de santé) privilégient souvent une vision analytique et parcellisée et vérifient seulement l’existence de procédures au détriment d’une appréciation concrète et globale.

Il existe pourtant une évaluation publique et sincère. La DREES, service d’études du ministère, a publié en septembre 2016 un dossier d’études sur les conditions de travail en EHPAD, d’une rare liberté de ton :  on y lit que les choix faits ont abouti à concentrer les gestes professionnels sur le soin, le nursing, l’hygiène de base, ce qui a eu pour conséquence de limiter l’accompagnement et le maintien des capacités d’autonomie des résidents. Les actes sont devenus techniques, répétitifs, destinés prioritairement à répondre aux seuls besoins primaires. La pénibilité subie par le personnel est physique mais aussi, de ce fait, psychique : jouent la contrainte de la pendule (« tout le monde doit avoir mangé à… » ); l’importante proportion de résidents atteints de démence, avec l’agressivité et l’errance à contrôler ; les conflits de valeurs entre la noblesse du métier et son exercice effectif ; les conflits aussi avec les familles. Le personnel vit mal dans ces conditions les contrôles de qualité. La critique se reporte alors continûment sur ceux (les « politiques ») qui « prennent des décisions en évitant soigneusement de voir le terrain ». Les personnels se considèrent comme une variable d’ajustement sans valeur, « des pions » placés en première ligne face à des objectifs qu’ils ne sont pas en capacité de remplir. Qui a lu ce bilan au ministère ? Sans doute tout le monde. Qui l’a pris en compte ? Le faire aurait été reconnaître que la politique suivie faisait fausse route en uniformisant les financements, en maintenant des ratios de personnel bas et des exigences qualitatives élevées. L’étude ne pouvait qu’être négligée.

Quelle politique du vieillissement ?

La mission parlementaire évoquée ci-dessus, qui a provoqué la création de divers groupes de travail, souligne que les choix à faire dessineront la société dans laquelle nous allons vivre. Nous sommes concernés, même si la dépendance lourde à 85 ans épargne encore 75 % des personnes. Il est question de mieux respecter la dignité des personnes dépendantes et de protéger leur faiblesse.

Cette approche est bonne mais ne suffit pas : notre société, qui a beaucoup fait pour les retraites et qui a mis en place une politique de compensation de la dépendance, rejette pourtant dans les faits la vieillesse et le vieillissement. Elle n’en veut pas dans l’emploi (le taux d’emploi des seniors ne monte que très lentement et, au-dessus de 60 ans, n’atteint que 28 %). Les entreprises, tenues depuis longtemps d’élaborer un plan pour l’emploi des seniors, le remplissent de propositions creuses, entretien de seconde partie de carrière ou tutorat d’un jeune, sans choisir des mesures difficiles, embauche de travailleurs âgés, retraite progressive ou adaptation des conditions et du temps de travail. La lutte contre la pénibilité au travail est balbutiante. L’exemple récent de PSA montre que les ruptures conventionnelles collectives nouvellement créées risquent de conduire à débarquer des actifs âgés, considérés comme moins adaptés aux ruptures technologiques à venir. L’indifférence à la situation du grand âge complète l’ensemble : les dépenses publiques en faveur de la vieillesse sont élevées mais les politiques publiques ne parviennent ni à prévenir le vieillissement ni à inclure les travailleurs âgés ni à préserver la qualité de fin de vie. Accepter que la société soit aussi composée de « vieux » et surtout sortir du discours de fausse compassion, qui sera vite oublié, voilà l’urgence.

Pergama