SNCF: sauver le Titanic?

Santé : à la recherche d’une stratégie perdue
19 février 2018
Formation professionnelle, assurance chômage : force restera à la loi
5 mars 2018

SNCF: sauver le Titanic?

25 février 2018

Le rapport Spinetta sur l’avenir du transport ferroviaire comporte 115 pages, ce qui est peu pour un document aussi décisif. De la lecture de cette (finalement courte) analyse, on revient avec des évidences : les perspectives de l’ouverture à la concurrence, rendue obligatoire par le droit européen à partir de fin 2019[1] pour les TER et TET (transports d’équilibre du territoire) et, à fin 2020, pour les TGV, imposent de renforcer la compétitivité de l’entreprise, sinon, face à des concurrents mieux armés, l’opérateur historique risque de souffrir, voire, à terme, de disparaître.

Toutefois, indépendamment de l’incitation au changement que constitue cette mise en concurrence, le statu quo n’est pas, après un tel diagnostic, envisageable. Le diagnostic du rapport Spinetta est d’abord technique : c’est celui d’un expert en transports publics, qui mobilise et exploite les données sur les investissements et l’entretien du réseau, sur son champ (pour dégager ce qu’il appelle « le domaine de pertinence du transport ferroviaire »), sur les conditions du redressement financier d’une entreprise dont les coûts et la dette augmentent continûment malgré une aide publique importante.   Les préconisations sont donc différenciées selon les activités, lignes à grande vitesse, TER et gamme des « petites lignes », gares, fret. Elles sont froidement posées : celles qui préposent de fermer les petites lignes peu fréquentées peuvent paraître indifférentes à l’aménagement de la France rurale, sachant cependant que, comme elles sont mal entretenues, le problème va se régler de lui-même. Il y aura des débats, de même qu’il y en aura sur les conditions de transformation d’un statut des cheminots archaïque en convention collective. Le véritable apport du rapport n’est pas cependant de révéler une situation financière désespérée (elle est connue depuis longtemps) ni de rappeler que, un jour ou l’autre, le régime spécial de retraite devra être mis en extinction. L’intérêt du rapport est d’illustrer la déshérence du management de certains services publics. L’Etat est intervenu pourtant récemment, par la loi du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire, en posant de nouveaux principes organisationnels et financiers, pour assainir une situation reconnue comme dangereuse,. Ensuite, par veulerie, il l’a aggravée. C’est cette gestion politicienne de questions techniques, économiques et sociales complexes que le rapport met en lumière, qu’il tente de limiter pour l’avenir mais qui risque de ressurgir d’autant plus fortement que, par corporatisme, les syndicats jouent des ambiguïtés du management, qui relève un peu de l’entreprise et beaucoup de l’Etat.

L’impossibilité du statu quo

 Les données sont éloquentes :

  • Entre 1970 et 2005, tout à ses préoccupations de développement des lignes à grande vitesse, l’entreprise a sous-investi massivement. En 2005, elle a mandaté un groupe d’experts indépendants qui a conclu à une dégradation inquiétante du réseau classique. Depuis lors, les investissements de renouvellement ont doublé : l’effort a permis de stopper le vieillissement du réseau mais il faudra encore 10 ans pour rattraper le retard et réduire significativement les risques de panne et les dépenses d’entretien, très élevées compte tenu de la vétusté d’une part du réseau. Avec des voies et équipements deux fois plus jeunes, l’Allemagne a un budget d’investissement supérieur à celui de la France mais un budget d’entretien bien plus réduit ;
  • Les performances ne sont pas satisfaisantes, en termes de régularité voire de sécurité : la vétusté du réseau en explique une part, le rapport indiquant, sans donner de détail, que ce n’est pas la seule cause, « loin de là » ;
  • L’entreprise est structurellement déséquilibrée et ce déséquilibre va s’amplifier. Les charges de l’entreprise atteignent en 2016, 22,2 Mds, y compris les dépenses d’investissement. Les subventions de l’Etat et des collectivités (10,5 Mds, hors subvention au régime de retraites) ne suffisent pas, jointes aux recettes commerciales (8,7 Mds), à assurer l’équilibre. Le besoin de financement (3 Mds environ chaque année) alimente une dette qui atteint 53 Mds fin 2016. Comme les dépenses (dont les dépenses de personnel) augmentent de 2 % par an, si l’on ne fait rien, soit les subventions devront croître, soit le déficit augmenter.
  • C’est l’EPIC « SNCF réseau » qui concentre le déficit et la majeure partie de la dette de l’entreprise : la dette du réseau est passée de 30 Mds en 2010 à 45 Mds fin 2016, à la fois à cause de l’effort d’investissement de renouvellement, de dépenses d’exploitation lourdes et de la réalisation de quatre nouveaux projets de lignes à grande vitesse. Les péages affectés à cet EPIC et les subventions de l’Etat sont insuffisants pour couvrir la charge. La dette du réseau dépassera 62 Mds en 2026 si l’on projette simplement les dépenses et les recettes du contrat pluriannuel 2017-2026 passé avec l’Etat. Or, les textes européens imposent depuis 2012 que le gestionnaire des infrastructures ferroviaires soit en équilibre économique. De plus, le risque de requalification de la dette du réseau en dette publique est quasi certain dès lors que, pour cet EPIC, les recettes commerciales approchent le seuil de 50 % des coûts de production ;
  • 17 % des concours publics vont à des lignes qui transportent moins de 2 % des voyageurs, qui sont de plus en très mauvais état et nécessiteraient des investissements massifs, alors qu’il faudrait impérativement moderniser l’exploitation des lignes à forte densité, dont certaines lignes TGV, pour améliorer les recettes.

Au final, malgré des incertitudes, le rapport considère que l’écart de compétitivité entre la SNCF et une entreprise ordinaire qui serait gérée par convention collective est d’environ 30 %. L’écart est dû à la situation statutaire des agents avec des grilles de classification et de progression favorables, à l’organisation du travail (temps de travail, présence dans certains cas de deux cheminots), aux frais de structure, aux excédents de personnel, aux charges de la « surcotisation retraite ».

Quelles décisions politiques ? 

Le principe : la puissance publique doit intervenir mais pas n’importe comment.

 Le rapport reconnaît que partout le transport ferroviaire a besoin de subventions et que son activité se situe, par nature, « hors marché ». Il n’en reste pas moins que la puissance publique doit s’interroger sur une part de réintroduction des mécanismes de marché dans le dispositif, pour ne pas s’en tenir à un modèle de « monopole intégré » qui risque fort de dériver vers l’inefficacité et la mauvaise qualité de service. Elle doit également se poser deux questions essentielles sur les limites de sa propre intervention : jusqu’où et sur quels fondements subventionner le transport ferroviaire pour que les concours publics soient utilisés de manière optimale et que l’opérateur s’en sente responsable ? Comment inciter les opérateurs à l’efficacité alors même que les règles économiques traditionnelles ne jouent pas sur eux comme sur les autres entreprises ? La réussite tient à la bonne gouvernance et c’est celle-ci qui fait défaut, du moins en France.

En effet, dans le système français, les ressources ne sont pas allouées efficacement, puisqu’elles financent des lignes au-delà du domaine de pertinence du transport ferroviaire sans parvenir à répondre aux besoins dans les zones denses : personne alors ne paye le juste prix du service, ni les usagers, ni la puissance publique, ce qui conduit chacun dans le mur. La puissance publique, qui le sait, a insuffisamment réagi. Par ailleurs, l’intervention de l’Etat n’a jamais permis à l’entreprise de se réformer.

2014 : revenir aux principes d’une réforme que l’Etat n’a pas appliquée

 La loi du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire se voulait pourtant salvatrice : elle a mis fin à la séparation stricte des entités réseau et voyageurs, dont les inconvénients se sont révélés plus nets que les avantages. Surtout, elle a défini un « Pacte national » qui devait contribuer à redresser financièrement le système et à stabiliser la dette. La loi a posé plusieurs principes forts :

  • Les coûts complets des investissements devaient être couverts, avec un arbitrage entre les subventions et le coût facturé aux usagers, sans que l’entreprise ait jamais à financer des investissements qui, à terme, dégradent sa situation financière, ceci sous contrôle de l’ARAF, autorité de régulation des activités ferroviaires,
  • La puissance publique devait supporter les « coûts de service public », y compris les dessertes déficitaires,
  • Il appartenait à l’entreprise de contribuer à cet équilibre en améliorant sa productivité. Les dispositions sur ce point (et en particulier le gain que constituerait un « cadre social harmonisé » applicable à l’ensemble des salariés du groupe) n’étaient pas cependant très précises même si les dirigeants de l’entreprise espéraient sur cette base avancer sur la modification des « droits acquis » des cheminots.

Le rapport parlementaire d’octobre 2016 sur la mise en œuvre de la loi pointe les faiblesses d’application de la loi, qui se sont confirmées ensuite ; la réforme s’est mise en œuvre très lentement et les orientations stratégiques promises comme les contrats qui devaient être passés avec l’Etat sur le fondement des principes de la loi de 2014 n’ont pas été publiés avant 2017. La règle d’or qui devait préserver le réseau de tout alourdissement de la dette a été contournée, l’Etat ne l’appliquant qu’aux lignes nouvelles, autre manière d’encourager la croissance de la dette. Le rapport Spinetta propose donc de revenir aux stricts principes de 2014, en suggérant en outre de résoudre la question de la dette par un transfert vers l’Etat.  Quant à l’amélioration de la productivité de l’entreprise, à laquelle l’Etat a cassé les reins en 2016, le rapport Spinetta souhaite là aussi que le dossier soit repris.

Management des ressources humaines : responsabiliser l’entreprise, éviter l’intervention de l’Etat

 Déjà, en 2010, la Cour des comptes[2] évoquait des « rigidités structurelles et réglementaires » et des « contraintes statutaires » pesant sur la productivité : en clair, malgré des progrès, l’organisation du travail à la SNCF est telle qu’elle conduit à un temps de travail inférieur à la durée légale et à un forte dynamique des rémunérations. En 2016, quand la SNCF a voulu avancer sur ce terrain et améliorer sa productivité, l’Etat a interrompu les négociations en garantissant aux cheminots le statu quo social, pour arrêter une grève qu’il jugeait inopportune alors qu’il avait lui-même souhaité auparavant des évolutions statutaires.

 

Aujourd’hui, l’ouverture à la concurrence change la donne : s’il doit y avoir un jour transfert du personnel à une entreprise concurrente chargé d’exploiter une part du réseau, le rapport préconise que les dispositions statutaires relatives à la rémunération soient considérées comme des accords d’entreprise éventuellement « dénonçables » au bout d’un certain délai par le nouvel employeur. Il souhaite que la SNCF elle-même puisse, pour atteindre des conditions de concurrence normale, bénéficier de cet assouplissement : la loi de 2014 ouvre des portes pour modifier les règles statutaires, voire remplacer le statut par une convention collective. Le rapport souhaite alors que l’Etat n’ait plus à approuver les règles d’emploi des cheminots et que celles-ci relève du dialogue social. Il juge préférable que la puissance publique cesse d’être omniprésente dans les relations sociales de l’entreprise et que l’on sorte d’un « tripartisme » social qui lui semble particulièrement pervers.

L’ouverture à la concurrence est au final une chance pour la SNCF. Acculée par des échéances incontournables, elle va devoir évoluer. La mutation doit aussi être celle de l’Etat, qui doit remettre à plat ses règles contractuelles et cesser de prendre toutes ses décisions avec un prisme politique à courte vue. Sinon, l’Etat transformera les entreprises publiques en bombes à retardement difficiles à désamorcer.

Pergama

 

[1] Cependant de 2019 à 2023, les autorités régionales auront le choix entre l’attribution directe ou la mise en concurrence.

[2] Cour des comptes, rapport public annuel, La SNCF, réformes sociales et rigidités de gestion