22 avril 2018
La ministre de la justice a présenté en Conseil des ministres le projet de loi de programmation de la justice 2018-2022, qui prévoit de doter la justice d’un budget en nette augmentation et réforme l’institution de manière approfondie. Les réactions des magistrats (toutes tendances confondues, du Syndicat de la magistrature à l’Union syndicale des magistrats) sont plus que virulentes : dans un communiqué commun, toutes les organisations syndicales affirment que le projet sacrifierait l’égalité devant la loi, les droits des personnes, l’accès au droit, la protection des justiciables les plus fragiles. Il s’agirait d’un « démantèlement de la justice ». La réforme des peines pénales serait une « ineptie ». Quant au Conseil national des barreaux, il dénonce un texte attentatoire aux libertés individuelles, une « privatisation de la justice », « une justice sans avocats, sans juges, sans citoyens ».
Qu’en est-il ?
Un point d’abord sur l’état de la justice aujourd’hui, en y intégrant les services pénitentiaires. Regardons ensuite les choix du projet de loi, avant de juger de la réforme qui s’annonce.
La justice, dans quel état ?
Selon les indicateurs de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEG), qui compare, dans une enquête biennale, les données des pays membres du Conseil de l’Europe, le système judiciaire en France (fonctionnement des tribunaux, ministère public et aide juridictionnelle) coûte par habitant et par an 64 €, ce qui est honorable comparé à une moyenne de 60 €. Cependant, si l’on met en relation PIB/ habitant et effort en faveur de la justice, la France n’est pas très bien placée : 13 pays européens font un effort supérieur. L’aide judiciaire est sacrifiée : 5,49 € par habitant contre 8,64 en moyenne. Surtout, le nombre des magistrats du siège est très inférieur à la moyenne (10 pour 100 000 habitants contre une moyenne de 21), de même que les procureurs : 3 /100 000 habitants contre 11 ailleurs. La justice manque de bras…et parfois d’attractivité : l’on connaît la difficulté récurrente de recruter du personnel pénitentiaire de surveillance ; mais le taux de vacance des postes de magistrats est lui aussi élevé, 5,7 % en 2017, surtout sur un total de postes ouverts assez modeste (8071).
Les indicateurs de performance de la mission ne sont pas bons : le délai moyen de traitement des procédures pénales en matière criminelle est passé de 37,9 mois en 2013 à 40,5 mois en 2017, le traitement des délits s’effectue en moyenne en 12,6 mois mais en 20,4 mois pour les délits des mineurs, le taux d’exécution à 6 mois des peines de prison ferme prononcées varie de 27 à 67 % selon la typologie du jugement. En juillet 2017, un « Livre noir du ministère public » rapportait des anecdotes ahurissantes de classement pour prescription de procédures judiciaires oubliées dans des placards : il incriminait la surcharge du parquet mais aussi le durcissement constant d’une législation pénale qui fait bon marché des moyens, l’aide trop faible apportée par des logiciels défaillants incapables par exemple de donner l’alerte sur le risque de dépassement des délais légaux. Quant au taux d’occupation des maisons d’arrêt, il ne cesse d’augmenter : 131 % en 2012, 136 % en 2016. En 2016, un rapport d’Inspection générale sur « L’évaluation des politiques interministérielles d’insertion des personnes confiées à l’administration pénitentiaire par l’autorité judiciaire » soulignait que, pour poursuivre l’objectif d’insertion officiellement visé, il faudrait inverser la logique de fonctionnement actuel du système pénal, valoriser le milieu ouvert, mettre fin à la surpopulation carcérale, bref changer.
Pourtant, le budget de la justice augmente, nettement, et depuis des années : depuis 2012, son augmentation annuelle a toujours dépassé 3 %.
Dans ces conditions, la question à résoudre intègre mais dépasse celle des moyens budgétaires : comme le note le rapport parlementaire sur le budget de la justice 2018, l’investissement attendu est massif dans l’informatisation (celle-ci est défaillante et doit être rénovée et complétée) mais c’est aussi l’organisation judiciaire et les procédures qui doivent être revues, tout comme l’échelle des peines.
Le projet de loi
La loi du 22 janvier 2018 de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022 faisait déjà de la justice une des principales priorités du quinquennat à horizon 2020. La ministre s’engage désormais sur un budget 2022 en hausse de 24 % par rapport à 2017 avec 6500 emplois supplémentaires, certes destinés pour plus de la moitié au secteur pénitentiaire mais qui profiteront aussi à la justice proprement dit, d’autant que l’effort portera également sur le comblement des vacances de postes.
Le projet se veut « total », portant sur l’organisation judiciaire, la procédure au civil et au pénal, les peines. Sa lecture est complexe parce qu’il détaille la réforme de multiples procédures. Mais les grandes lignes sont aisées à dégager.
Le volet sur l’organisation judiciaire tente de désengorger les tribunaux ou de rationaliser les moyens :
Le volet de simplification des procédures a pour objet principal de développer les modes alternatifs de règlement des différends, sans recours à un jugement traditionnel : au niveau pénal, développement de la composition pénale (proposition d’une sanction au délinquant par le Procureur), de l’ordonnance pénale (le président statue par ordonnance pénale sur réquisition du procureur), de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (pour les affaires plus graves, proposition d’une amende ou d’une peine de prison dans certaines limites), application d’une forfaitisation délictuelle pour certains délits (conduite sans permis, consommation de drogue…); au niveau civil, recours plus systématique aux modes alternatifs de règlement des différents, notamment à la médiation, pour les petits litiges.
Le projet a aussi pour objet de simplifier les procédures en donnant la possibilité de procéder à un dépôt de plainte en ligne par exemple ou en donnant un caractère exécutoire au jugement de première instance, ce qui accélère le dossier et, sans doute, décourage l’appel.
Le volet sur l’efficacité des peines tente de trouver une voie moyenne entre les mesures de « durcissement » et le développement jugé souhaitable des aménagements pour les courtes peines. La loi va revoir la classification des peines :
Quelle appréciation ?
La réforme est, pour une part décevante : elle ne met pas fin à certaines procédures qui altèrent les droits des justiciables et épuisent les juges, tel le jugement en comparution immédiate, dont on a dit maintes fois qu’il s’agissait d’une justice d’abattage, qui oublie l’individualisation des peines. Elle ne s’interroge pas directement sur l’ampleur des détentions préventives ni vraiment sur le fonctionnement carcéral, même si une réflexion s’amorce en interne, au ministère de la justice, sur la création de lieux de détention différents, avec un enfermement plus proche de la semi-liberté. Par ailleurs, sauf en ce qui concerne les courtes peines, la loi ne situe pas le débat (c’est sa force et sa faiblesse) sur le plan de la philosophie de la peine, comme a pu le faire la réforme Taubira (moins dans la loi du 15 août 2014 que dans la conférence de consensus de 2013 qui l’avait précédée), qui tentait ouvertement de renverser la logique de sanctions strictement punitives avec privation totale de liberté. Devant l’échec patent de la réforme Taubira, peu appliquée en pratique, la réforme 2018 a voulu éviter l’accusation de laxisme, à laquelle est particulièrement sensible une opinion publique persuadée que sa sécurité ne peut être assurée que par l’enfermement des délinquants. La réforme godille donc entre développement des peines alternatives et construction de nouvelles places de prison (7000), libération sous contrainte automatique et application rigoureuse des peines de détention de plus d’un an : se privant ainsi de substrat idéologique, elle court le risque de paraître gestionnaire et de réformer non pas au nom des principes mais simplement pour fonctionner.
Mais qui a contraint les pouvoirs publics à un tel choix ? Et comment ne pas accepter les améliorations apportées qui valent toujours infiniment mieux que le statu quo ? En 2014, le syndicat majoritaire des magistrats n’avait pas soutenu la réforme Taubira, réclamant plus de moyens. Aujourd’hui, il obtient plus de moyens mais crie que le rôle du juge est moins reconnu et que la justice est démantelée, arguments que l’on a bien du mal à comprendre. Ainsi :
La justice est paupérisée, décrédibilisée, les délais sont insupportables, le travail des personnels pénible, l’état de nos prisons indigne, l’effort de réinsertion limité…l’urgence est à agir, pas à écouter les corporatismes qui refusent toute réforme qui ne leur profiterait pas.
Pergama