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Le discours d’Emmanuel Macron prononcé en novembre 2017 sur l’agriculture, lors des Etats généraux de l’agriculture et de l’alimentation, était un des plus mobilisateurs qui soit : il témoignait d’une vision de l’avenir, avec un positionnement nouveau, en tout cas moins ambigu que celui de Stéphane Le Foll, le ministre de l’agriculture du quinquennat précédent, qui parvenait difficilement à concilier les deux objectifs qu’il disait poursuivre, performance économique et préoccupation écologique. Le discours d’E. Macron tenait l’équilibre entre d’une part la politique de prix (il s’engageait à lutter contre la « dérive » des prix bas payés aux agriculteurs), et d’autre part, le développement d’une agriculture de qualité, l’abandon de productions en concurrence avec celles de pays à bas prix mais qui ne satisfont plus nos exigences. Il évoquait alors un « changement de paradigme », dont les deux leviers seraient le prix et la qualité.

  Le projet de loi agriculture et alimentation vient d’être adopté par l’Assemblée nationale. Puisque l’heure est, sinon au bilan, du moins à l’évaluation des engagements pris, c’est le moment de faire un point sur la situation des agriculteurs, sans faire abstraction ni des débats environnementaux, ni du contexte financier, avec l’annonce des intentions de la Commission européenne sur le budget agricole. La séduction du discours de novembre est bien loin : on en est revenu à des déclarations ambivalentes et à un « réalisme » de court terme qui, sur la durée, sera nocif au monde agricole.

L’agriculture en France : une situation alarmante

 En 2016, la France est le premier producteur agricole en Europe (17 % de la production) et la balance commerciale des produits agricoles est excédentaire. Cependant, sa place dans l’économie, essentielle après-guerre (1/5e du PIB) est devenue marginale : 1,6 % de la valeur ajoutée aujourd’hui. L’emploi agricole a lui aussi fortement diminué : il représentait un tiers des emplois après-guerre et désormais 2,8 %. L’excédent commercial baisse (avec Europe, il est en 2017 proche de zéro) et les parts de marché s’érodent : de 1990 à 2015, la France est passé du 2e au 6e rang dans les exportations mondiales et, sur le marché européen, de 12,5 % des exportations en 2000 à 7,9 % aujourd’hui.  La France est aujourd’hui en concurrence avec des pays agricoles européens plus performants que sont l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas et la Pologne.

En France, le modèle familial est resté dominant, même si les agriculteurs se sont regroupés (50 % travaillent sous une forme sociétaire) et même si les grandes exploitations progressent, en nombre comme en proportion de la surface exploitée : reste que, en 2013, 5 % des exploitations seulement ont plus de 200 hectares, représentant 25 % de la surface agricole utile[1]. Une étude de l’Inra de 2015[2] montre que les grandes exploitations françaises sont « petites », en termes de potentiel économique, comparées à la majorité des autres pays, essentiellement Danemark, Allemagne et Pays-Bas. Surtout, l’intensité capitalistique est faible et la France a, sur ce point, du mal à rivaliser avec ses voisins. Depuis 20 ans, les gains de productivité s’essoufflent, la production stagne (la baisse des prix joue), de même que, de manière moins expliquée mais presque plus inquiétante, les rendements.

Surtout, les exploitations agricoles en France sont extrêmement dépendantes des aides européennes qui leur sont versées : une note du Conseil d’analyse économique (CAE) montre qu’en 2013 ces aides représentent de 8 à 200 % du revenu agricole selon les secteurs d’activité et, en moyenne, 84 %[3]. Quant à l’évolution du revenu lui-même, il est difficile à apprécier, sachant que l’on ne peut mesurer que les revenus des exploitations et pas celles des ménages, qui peuvent avoir d’autres sources de revenus. Les chiffres dont on dispose (ceux produits par la Commission des comptes de l’agriculture[4]) ne portent de plus que sur les exploitations moyennes et grandes dont le chiffre d’affaires est supérieur à 25 000€, ce qui exclut un quart des exploitations, sans doute les plus modestes. De plus, les dispersions sont grandes : d’après le résultat courant avant impôts par unité de travail non salarié (après amortissements, par exploitant), la moyenne du revenu 2016 est de 18 300€ mais varie d’un revenu négatif chez les céréaliers à 51 900€ chez les éleveurs de porc. Depuis des années, les variations annuelles sont importantes et, pour certaines professions, les zigzags sont constants. Sur le long terme, en jugeant sur des moyennes par grands secteurs (grandes cultures, volailles et porcs…), les comptes de l’agriculture permettent de constater que, en euros 2016, après plusieurs années chahutées ou de crise, le revenu cette année-là est quasiment pour tous au niveau de celui de 1988. De même, sur les 6 et parfois les 10 dernières années, les évolutions ont été difficiles pour quasiment toutes les productions, hors les viticulteurs.

Enfin, le CAE note un bilan environnemental « alarmant » : pollution des eaux par les rejets agricoles, pratiques d’irrigation peu économes, notamment dans le sud-ouest, taux de matière organique en baisse dans les terres de grandes cultures qui nécessite des fertilisants supplémentaires pour maintenir le rendements, menace d’érosion sur 20 % des sols, menace sur les insectes pollinisateurs dans les zones rurales…

Au final, l’agriculture française décline : certes les exploitations « bio » progressent mais restent d’ampleur modeste (en 2016, elles représentent 5,7 % de la surface agricole utile et presque 15 % de l’élevage). Dans la majorité des cas, le secteur n’a pas réussi sa mutation vers une agriculture plus capitalistique, sans doute parce que les aides de la PAC, du moins jusqu’à la fin progressive des prix garantis dans les années 2000, l’ont excessivement protégé. Les crises traversées ces dernières années sont dues au fait que l’Europe est devenue moins protectrice et plus ouverte à la concurrence internationale mais aussi que certains pays européens ont développé leur agriculture : or, les exploitations françaises supportent mal la concurrence, qu’elle vienne des pays hors Union ou des pays dans l’Union. Cahin-caha, le secteur survit mais, dans nombre d’activités, grâce aux aides. Si celles-ci devaient baisser, nombre d’exploitations auraient du mal à survivre.

Le projet de loi « Agriculture et alimentation » : quelles réponses ?

 La loi s’est donné pour premier objectif de s’attaquer aux conditions de formation du prix dans les contrats passés entre les agriculteurs, les industriels de l’agro-alimentaire et les commerçants.  C’est, de fait, un des éléments de faiblesse (non mentionnés ci-dessus) de l’agriculture en France que sa difficulté à s’organiser en filières fortes pour débattre avec les acheteurs.

 Une des dispositions phares du projet de loi est que, lorsqu’il y a contrat, sa conclusion est précédée d’une proposition du producteur. Si ce sont les organisations de producteurs qui concluent le contrat, ce sont elles qui proposent un accord cadre écrit aux acheteurs.   Le projet précise que les modalités de détermination du prix « prennent en compte » un ou plusieurs indicateurs relatifs aux coûts pertinents de production, un ou plusieurs indicateurs relatifs au prix constaté sur le marché, un ou plusieurs indicateurs sur la quantité, la composition, la qualité, le respect d’un cahier des charges…

On a un peu de mal à comprendre comment cette « inversion du principe qui régit la contractualisation » (ce sont les termes du rapporteur du projet de loi) peut en modifier le rapport de force  : quand bien même la discussion s’ouvrirait sur une proposition du producteur, quand bien même le prix inscrit au contrat « prendrait en compte » plusieurs indicateurs (la loi dit que, si les interprofessions ne sont pas capables de les fournir, l’Observatoire de la formation des prix et des marges alimentaires les fournira), le choix effectué par la grande distribution restera libre. Notons de plus que l’indicateur prix de revient n’est pas le seul à devoir « être pris en compte ». L’indicateur « prix du marché » doit l’être aussi et il est largement défini par les prix internationaux et par la négociation elle-même. Autrement dit, d’une part, on ne sait pas bien comment les indicateurs doivent peser sur la décision de l’acheteur et, d’autre part, les indicateurs à « prendre en compte » représentent un tableau éclaté, pas nécessairement cohérent entre « les coûts pertinents de production » et « le prix du marché ».

L’on a le sentiment d’une « solution » qui n’en est pas vraiment une : elle ne fait qu’améliorer la clarté et permettra de démontrer de manière mieux étayée que la fixation du prix d’achat aux producteurs se fait à un niveau anormalement bas par rapport aux indicateurs publiés. Mais elle ne permettra pas, c’est très probable, d’obtenir satisfaction par le droit.  Quel sera alors le rôle des services de la concurrence et de la consommation ? Réprimander ? des tribunaux éventuellement ? La base légale de condamnations n’existe pas…L’encadrement paraît en tout cas bien fragile. Il n’aurait d’intérêt véritable que si les producteurs s’organisaient de manière plus efficace, et encore, même dans ces conditions, la concurrence internationale jouerait. C’est d’ailleurs le sens de la recommandation du rapporteur qui, dans la pure veine « macronienne », indique que « La loi ne peut pas tout »et que « Les agriculteurs doivent prendre leur destin en main ». Un reportage du site Reporterre de mars 2016[5] sur la négociation des prix entre la grande distribution et les industriels agro-alimentaires ou coopératives montre que ce sera difficile : déjà, la négociation s’ouvrait sur une offre de prix de vente qui décompose les prix de revient, ceux des matières premières, les coûts de structure, les salaires…et elle se terminait bien mal. De fait, entre 4 centrales d’achat de la grande distribution et quelques dizaines de milliers de PME et de coopératives, le rapport de forces était, et risque de rester, disproportionné.

Quant à l’augmentation du seuil de vente à perte (ce n’est plus le prix d’achat, c’est le prix d’achat majoré de 10 %), elle ne va pas contribuer à imposer aux acheteurs une quelconque souplesse dans l’acceptation d’un prix.  Au contraire : les acheteurs vont avoir intérêt, pour continuer à séduire les consommateurs par des prix bas, à réduire encore leurs prix d’achat…Et l’interdiction des promotions trop alléchantes est une moralisation du dispositif, pas beaucoup plus.

Il est difficile d’oublier enfin que la grande distribution ne se porte pas bien et que le modèle commercial sur lequel elle s’est développée est lui aussi en train d’évoluer.

Les aides de la PAC

S’ajoutent au tableau d’ensemble la baisse probable des aides de la PAC. Parce que le Brexit diminue les recettes de l’Union, parce que celle-ci veut développer des politiques nécessaires à la cohésion ou au développement de l’Union (Défense, immigration, numérique…), la Commission propose de réduire les aides de la PAC : en euros constants, les aides à l’hectare (le premier pilier, qui représente 85 % des 9,1 Mds versés annuellement en moyenne sur la période 2014-2020, aides qui contribuent directement au revenu des agriculteurs) baisseraient de 8 % et les autres (le second pilier, projets subventionnés à divers titres) de 23 %.

A vrai dire, ce qui est étonnant, c’est que l’Union traine comme un boulet une PAC qui n’a plus d’autre sens que de maintenir en vie des exploitations en difficulté et ne s’en débarrasse pas pour proposer un système fondamentalement différent. La note précitée du Conseil d’analyse économique juge que, telles qu’elles ont été utilisées par la France, les aides européennes n’ont pas aidé au « verdissement » ni à une amélioration écologique quelconque, que le dispositif n’est pas lisible et qu’il a même des effets pervers : créer des barrières d’entrée aux jeunes agriculteurs et enlever toute incitation à la diversification des productions, ce qui oblige à augmenter la consommation d’intrants chimiques. Les aides de la PAC devraient donc être profondément réformées : il faudrait centrer le dispositif sur la préservation du capital naturel, taxer les « externalités négatives » et subventionner les pratiques favorables à l’environnement.  Or, les réflexions se focalisent sur le montant des aides et non sur leur finalité et la France va « tout faire » pour maintenir un système de perfusion qui sera simplement…de la perfusion. Tôt ou tard, des aides dont la finalité n’est pas claire disparaissent.

La touche finale : une loi hostile à l’environnement

Du projet de loi « Agriculture et alimentation », l’opinion publique retiendra qu’il ne contient pas l’interdiction du glyphosate dans 3 ans, que les œufs de poules en batterie ne sont pas interdits à la vente, que la vidéo-surveillance dans les abattoirs est refusée malgré des vidéos d’une insupportable cruauté, que les épandages toxiques à proximité des populations sont autorisés et que les enfants pourront se gaver de publicité sur la junk food…bref que le monde agricole refuse les contraintes environnementales et de santé publique et accepte la souffrance animale. Sous le regard bienveillant d’un ministre de l’agriculture caricaturalement hostile à l’environnement, les agriculteurs et l’industrie agroalimentaire se tirent en public une balle dans le pied. C’était l’occasion ou jamais de changer d’image…mais, comme disait le loup dans l’histoire, « Je sais, je ne devrais pas, mais c’est ma nature ».

Que disait, quant à lui, Emmanuel Macron dans son intelligent discours de novembre ? « Il n’y aura pas de modèle agricole ou agroalimentaire durable en considérant que les problématiques environnementales ou sanitaires sont le problème des autres » et « Le rejet des produits chimiques, la préférence pour l’alimentation naturelle sont des lames de fond sociales, c’est pourquoi notre agriculture doit réduire sa dépendance aux intrants chimiques qui polluent nos sols, nos cours d’eau et nos nappes ». Les politiques sont insupportables : ils ne savent que faire la leçon aux décideurs qui les ont précédés, avant d’agir exactement comme eux.

 Au final, si ce discours dit la vérité (et il la dit), ce que sacrifient les choix actuels, ce sont d’abord les agriculteurs.

Pergama

 

[1] Tableaux de l’Econome française 2018. Les chiffres sont anciens, on n’en trouve pas de plus récents.

[2] Evolution des structures agricoles en France et dans l’Union, Congrès des SAFER, INRA, 2015

[3] L’agriculture française à l’heure des choix, Conseil d’analyse économique, décembre 2015

[4] Les résultats économiques des exploitations agricoles en 2016, Commission des comptes de l’agriculture de la Nation, décembre 2017

[5] Voici comment la grande distribution écrase l’agriculture en France, Reporterre, 16 mars 2016