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Lorsqu’il a prononcé sa tirade sur les pauvres, d’un salon de l’Elysée vert pâle aux boiseries doré à l’or fin, avec, en arrière fond, de fines chaises travaillées et de magnifiques tableaux aux fleurs stylisées, Emmanuel Macron a d’abord fait preuve de mauvais goût : s’il y avait quelque part un « pognon de dingue », c’était d’abord dans le décor. Est-ce important ? Eh bien oui : il est clair que ce jeune président, élu aussi parce qu’il paraissait humaniste et chaleureux, a le cœur sec et ne sent pas le pays, sinon, il aurait fait davantage attention. Comme tous les grands égotistes, il communique de manière erratique et baroque, alternant le retrait jupitérien, la farce avec Donald Trump et ici le laisser-aller du directeur commercial qui bosse avec son équipe sur l’élaboration d’une stratégie. Il faut pourtant, bien évidemment, dépasser ce niveau d’analyse : les minima sociaux (en réalité E. Macron n’évoque que ceux servis aux personnes d’âge actif, essentiellement le RSA) et, de manière plus large, la lutte contre la pauvreté en France coûtent de l’argent, c’est clair, voire pas mal d’argent, mais pas « un pognon de dingue ». Le fond de la pensée du Président, qui souligne surtout que tout cet argent n’empêche pas les pauvres de le rester, est tout à fait juste. Ce qui ne l’est pas, c’est la troisième partie du raisonnement : la responsabilisation permettrait aux pauvres de cesser de l’être. Si le président veut que la pauvreté se réduise, cela va couter encore plus de « pognon ». Mais il est à craindre qu’il ne le veuille pas et que sa priorité soit de trouver   de l’argent pour remplir sa promesse électorale de baisser les dépenses publiques de 3 points à l’horizon du quinquennat (soit entre 60 et 70 Mds, ce qui estcolossal). Il est à craindre qu’il n’essaie de surfer sur la réticence du peuple à continuer à mettre de l’argent dans une baignoire qui fuit. Si telle est bien sa tactique, les économistes libéraux qui l’ont aidé à élaborer son programme, en particulier Philippe Aghion, apparaissent à côté comme des idéalistes sincères. L’on se prend à compter sur leur influence pour que le Président revienne à la raison : il ne faut pas toucher aux minima sociaux. Il faut simplement donner, en plus, autre chose.

Le coût de la pauvreté, un pognon de dingue ?

 Selon les comptes de la protection sociale, sur les 746,6 Mds de dépenses de protection sociale en 2015, soit 34 % du PIB, deux risques sont majeurs : la maladie au sens large (en y joignant invalidité et accidents du travail), et la vieillesse. Ces deux risques comptent respectivement pour 35 % et 45,5 % du total des dépenses sociales, soit 245 Mds d’un côté et 281,5 Mds de l’autre. Reste au-delà des risques bien plus modestes : le risque familles (7,7 % du total), emploi (6,2 %), logement (2,6 %) et le risque pauvreté exclusion sociale : celui-ci, avec 20,15 Mds, ne représente que 3 % des dépenses sociales. De manière écrasante, le modèle social français, c’est avant tout une couverture maladie et retraite.

La charge de la pauvreté pèse d’abord sur les collectivités locales, qui en financent 12,7 Mds : cette somme représente les dépenses liées au versement du RSA socle (destiné aux personnes qui ne travaillent pas) et les dépenses d’insertion afférentes (10,5 Mds au total). Les collectivités (en fait les Centres communaux d’action sociale, CCAS) distribuent également des aides et secours à hauteur de 2,2 Mds. Les dépenses contre la pauvreté sont également supportées par les ISBLSM (institutions sans but lucratif au service des ménages), essentiellement pour le logement des personnes sans domicile. L’Etat supporte au final, en 2015, une somme de 5 Mds avec le RSA activité et la prime pour l’emploi (fusionnés en 2016 dans une prestation unique, la prime d’activité). Voilà pour le risque pauvreté tel que présenté traditionnellement.

Si l’on voulait en mesurer plus largement le coût, il faudrait ajouter d’autres dépenses :

  • L’assurance maladie, au-delà d’être une assurance contributive, couvre la totalité de la population, y compris celle qui n’acquiert pas de droits par le travail. La CMU depuis 1999 et ensuite la PUMA (prestation universelle d’assurance maladie) permettent cette couverture intégrale. Tous les résidents réguliers sur le territoire sont désormais automatiquement couverts. Les coûts de cette couverture ne sont pas isolés dans les comptes des régimes et l’on ne peut donc que les estimer : sur le fondement de la consommation moyenne de soins et d’après les effectifs qui relevaient de la CMU de base en 2015, la dépense peut être estimée à 4 Mds. Il faut y ajouter les dépenses (couvertes par une taxe sur les mutuelles) de la couverture maladie universelle complémentaire qui prend en charge, sous condition de ressources, les dépenses non couvertes par l’assurance maladie des familles très modestes, soit 1,9 Mds en 2015 ;
  • De même, les risques vieillesse et chômage intègrent des prestations versées sous conditions de ressources qui sont des minima sociaux : allocation de solidarité aux personnes âgées (« minimum vieillesse »), qui coûte en 2015 3,1 Mds, et diverses allocations de solidarité, notamment l’allocation spécifique de solidarité (ASS) destinée aux chômeurs de longue durée, dont l’Etat supporte le coût (un peu plus de 2,9 Mds).

L’on pourrait ajouter le coût pour l’Etat du logement d’urgence (2 Mds), le coût de l’aide médicale d’Etat (destinée à soigner les personnes étrangères en séjour irrégulier), soit 0,8 Mds, et une part des dépenses de la politique de l’emploi destinées aux chômeurs en difficulté (5,5 Mds en 2015 pour les emplois aidés et les structures d’insertion par l’économique).

Au-delà, il est loisible de soutenir qu’il faudrait compter également les dépenses destinées aux personnes handicapées qui ne travaillent pas (l’Allocation aux personnes handicapées est un minimum social) ou les dépenses d’aide sociale à l’enfance qui sont le plus souvent engagées au bénéfice d’enfant issus de classes sociales défavorisées. Certes, la frontière devient alors floue alors entre la pauvreté et la compensation de difficultés autres. Intégrons pourtant ces dépenses : on arrive tout compris à 57 Mds.

Conclusion : si l’on mesure uniquement les minima sociaux ou complément de revenus servis aux personnes d’âge actif en capacité de travailler (RSA, ASS et prime d’activité), la collectivité consacre un peu plus de 18 Mds à la pauvreté, soit 2,5 % des dépenses de protection sociale.  Si l’on mesure toutes les aides destinées à diminuer la pauvreté, revenus versés aux vieux, aux personnes handicapées, prise en charge des dépenses maladie, logement d’urgence, secours, aide sociale à l’enfance et coût des emplois aidés, l’ensemble revient à 57 Mds, soit 7,6 % des dépenses de protection sociale.

C’est une masse d’argent importante, ce n’est sans doute pas « un pognon de dingue », d’autant que c’est, on l’a constaté pendant la crise, un amortisseur social qui permet à certaines personnes de ne pas sombrer et de continuer à consommer.

 Des dépenses palliatives, mais la faute à qui ?

 Sur un point, le Président a raison. Ces dépenses représentent essentiellement des revenus qui permettent de vivre et de se soigner. Une faible proportion d’entre elles ont un objectif d’insertion, celles que les départements consacrent aux dépenses d’insertion du RSA et les dépenses relevant de la politique d’insertion dans l’emploi, soit en 2015, 6,5 Mds. Encore peut-on faire des réserves sur l’efficacité de ces aides : la capacité des dépenses d’insertion engagées pour les bénéficiaires du RSA n’a jamais été évaluée (les politiques semblent d’ampleur et de qualité très inégale selon les départements) mais, globalement, le retour à l’emploi durable (CDI ou CDD de plus de 6 mois) est faible ; pour les emplois aidés, l’on sait que les évaluations (celles de la Cour des comptes, celles de la DARES) étaient toutes concordantes (ces emplois aidés ont en théorie disparu en 2018) : en milieu non marchand où se situaient la grande majorité des emplois aidés, ceux-ci n’apportaient aucune chance supplémentaire d’insertion durable.

A qui la faute cependant ?

Depuis 10 ans, tous les constats montrent que l’accompagnement des demandeurs d’emploi à Pôle emploi est défaillant et que cette carence pénalise surtout les chômeurs les plus fragiles, ceux qui ne savent pas chercher ou ceux qui n’ont pas de qualification suffisante. Encore en juillet 2015 (« Pôle emploi à l’épreuve du chômage de masse »), la Cour des comptes a établi un bilan très critique, jugeant que la « densité des contacts » avec les demandeurs d’emploi était faible, même pour les personnes théoriquement placées en « suivi renforcé » parce qu’elles ont besoin d’aide et d’orientation. En 2017, un rapport d’Inspection générale (IGAS-IGF) note des progrès : pourtant, il reconnaît que 50 % des demandeurs d’emploi en « suivi intensif » n’ont eu d’entretien avec leur conseiller que 3 mois après leur inscription et que les chômeurs de longue durée sont insuffisamment présents parmi ces demandeurs en accompagnement renforcé.

Quant à l’accompagnement des bénéficiaires du RSA, certains signes sont inquiétants : pourtant, en 2008, la création du RSA socle (en remplacement du RMI) a eu pour ambition de corriger les manques déjà constatés en ce domaine. L’orientation vers l’emploi est devenue prioritaire (c’est seulement à défaut qu’une insertion sociale devait être envisagée), avec application du droit commun (inscription en tant que demandeur d’emploi, avec les droits et les obligations correspondants), désignation d’un référent au sein du service public de l’emploi, accompagnement renforcé. Les bilans montrent pourtant que l’accompagnement vers l’emploi n’est pas meilleur qu’auparavant, voire que la situation s’est dégradée. Le rapport Sirugue de 2016 note ainsi que l’augmentation des dépenses du RSA en temps de crise a conduit les départements à diminuer les dépenses d’insertion : elles ont baissé de 30 % de 2004 à 2014. En 2016, seuls 54 % des bénéficiaires du RSA disposaient d’un contrat d’insertion signé, en théorie obligatoire. Les résultats ne sont pas bons : dans un référé de 2015, la Cour des comptes mentionne un allongement continu de la durée de perception du RSA (plus de 50 % des bénéficiaires le touchent plus de 3 ans) et la faiblesse des taux de sortie vers l’emploi durable, de 2 à 4 %. Au final, le RSA n’a pas amélioré l’insertion.

Toutefois, même avec un accompagnement soutenu et de qualité, ces personnes seraient très probablement en difficulté sociale, compte tenu de leur niveau de qualification insuffisant. Dans une note de 2017, le Conseil d’analyse économique souligne le caractère quasi héréditaire de la pauvreté. Il faut, dit-il, s’attaquer à ses déterminants : échec d’une « éducation prioritaire » qui ne réussit pas à améliorer les résultats des élèves défavorisés, voire renforce leurs handicaps par une ségrégation sociale marquée et une altération de l’estime de soi ; difficultés d’insertion professionnelle dès lors que pauvreté, chômage et niveau d’études sont, en France plus qu’ailleurs, étroitement liés ; concentration de la pauvreté dans certains quartiers urbains des grands pôles.

Il appartiendrait à l’Etat de lutter contre les déterminants de la pauvreté en améliorant surtout le niveau de formation de tous. En France, le phénomène reste important : 13 % de la population jeune des 25-34 ans n’ont aucun diplôme ou seulement le brevet des collèges. Dans l’enquête triennale parue en 2017 sur les jeunes sortis du système éducatif, le CEREQ, Centre d’études et de recherches sur les qualifications, étudie l’insertion de la génération 2013 : le chômage touche inégalement ces jeunes, de 49 % pour les sans-diplômes à 10 % pour les plus diplômés. La sortie de crise peut améliorer la situation mais, compte tenu des tendances lourdes qui accentuent la qualification des emplois offerts depuis trente ans, le marché continuera à privilégier les personnes les plus qualifiées. Or, ni la réforme de la formation professionnelle ni celle de l’apprentissage ne sont encore en place et il restera à vérifier que ces mesures profitent aussi aux jeunes les plus éloignés de l’emploi, ce qui, à vrai dire, n’est nullement certain… Dans le domaine de l’Education nationale, les mesures prises en 2017 et 2018 (dédoublement de classes de CP en éducation prioritaire et accueil de tous à 3 ans) sont les bonnes mais ne suffisent vraiment pas à prendre en charge les difficultés scolaires des enfants défavorisés. De plus, les résultats se verront dans 15 ans…

 Que faire ?

Que vaut un appel à responsabilisation des pauvres quand l’Etat, depuis des années, ne remplit pas sa mission ? Pour assumer celle-ci, il lui faudrait accompagner avec fermeté tous les exclus de l’emploi ; offrir une garantie d’accès à l’apprentissage pour tous les jeunes sans emploi ni formation ; porter une grande attention portée à la qualité des maîtres et de l’enseignement dispensé dans les zones d’éducation prioritaire. Améliorer aussi la qualité des emplois offerts, en agissant avec davantage d’énergie contre la prolifération des CDD courts qui détruisent le lien avec l’entreprise et jettent toute une part de la population (la plus vulnérable) dans une précarité sans fin. Enfin, mener une vraie politique de lutte contre les inégalités territoriales : contrairement à ce que pense le ministre de la cohésion des territoires, une telle politique ne consiste pas à signer des contrats de ruralité ou à prévoir des crédits pour la revitalisation du cœur des villes moyennes. Il est temps d’aller au-delà du versement de subventions.

Pour autant, si l’Etat assumait effectivement ses missions, cela coûterait chaud, pour reprendre le langage relâché du Président dans son joli salon vert pâle et doré. Surtout, ce sera long, vraiment long, comme toutes les actions structurantes qui visent à changer la société. Quand les résultats seront perceptibles, alors l’on pourra demander aux personnes pauvres de se montrer responsables. Comme le dit la superbe note adressée récemment à E. macron par ses conseillers de haut vol : « L’ambition émancipatrice (éducation, mobilité sociale, mobilité professionnelle, protection sociale) du programme présidentiel échappe à un nombre grandissant de concitoyens » et sur les inégalités, « il faut afficher une finalité (l’égalité des possibles pour tous), une stratégie (déverrouiller l’accès) et des objectifs concrets (sous-emploi des jeunes, sortie du chômage de longue durée, ouverture des postes de responsabilité) ». Que dire de plus ? Que cela risque de coûter du pognon…

Pergama