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Les enseignants, fantassins de la réforme?

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Plusieurs rapports ont récemment traité des enseignants, de leur recrutement, de leur formation, de leur évaluation : en novembre 2017, un rapport de la Cour des comptes « Gérer les enseignants autrement », qui évoquait l’affectation, les obligations de service et l’évaluation des enseignants, proposait également une réforme de leur formation au sein des ESPE (Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation). En décembre 2017, un autre rapport de la Cour (« L’Education nationale, organiser son évaluation pour améliorer sa performance ») proposait de réorienter l’évaluation du système éducatif. En mars 2018, la Cour des comptes insistait, dans un référé consacré exclusivement aux ESPE, sur la réforme du recrutement et de la formation dispensée aux futurs enseignants. Parallèlement, un rapport de l’OCDE de juin 2018 sur les politiques enseignantes mettait en cause, en France, la différence de qualification des enseignants selon les établissements et la politique de formation. Enfin, un rapport sénatorial de juillet 2018 multiplie les propositions pour réformer le métier d’enseignant, propositions assez proches de celles contenues dans le rapport CAP 2022. Ces parutions ne portent pas, malgré les apparences, sur des questions techniques. De plus, elles entrent en résonnance avec des annonces récentes du Ministre de l’Education nationale, encore imprécises, portant essentiellement sur la formation et le « mérite ». Les enseignants en tirent la conviction qu’ils seront, sur le front de la réforme de l’action publique, les fantassins de première ligne. En réalité, rien n’est certain : mais les thèmes soulevés depuis 10 ans de manière récurrente pour réformer l’Education nationale reviennent sur le devant de la scène, ce qui annonce peut-être de véritables évolutions ou, c’est la crainte des organisations syndicales, de simples économies. Les débats de fond peuvent-ils s’ouvrir à nouveau, sereinement ? C’est douteux.

Le rapport 2017 de la Cour des comptes sur la gestion des enseignants et le référé 2018 sur leur recrutement et leur formation

 Le rapport de la Cour « Gérer les enseignants autrement » déplore la faiblesse des exigences sur les pratiques enseignantes, souhaite une évaluation des personnes qui en tienne davantage compte, prône le développement des postes à profil (avec des affectations décidées en fonction des compétences individuelles) et l’annualisation du temps de travail. Sur la formation, il rappelle les conditions de création des ESPE. En 2010, la « mastérisation » de la formation des enseignants a fait passer le niveau de recrutement de la licence au master tout en supprimant l’année de formation en alternance (les nouveaux recrutés étaient affectés directement dans les classes), ce qui a permis la suppression de 10 000 emplois. La loi du 8 juillet 2013 revient sur cette réforme absurde : elle situe le concours de recrutement en fin de la première année de master et rétablit ensuite une année de formation en alternance, qui se déroule à la fois dans des ESPE et auprès d’un maitre de stage sur le terrain.  La Cour des comptes dresse de cette réforme un bilan mitigé : elle reconnaît que le cadre d’ensemble a été rénové, avec le master défini en 2013 (Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) et le nouveau référentiel des compétences des enseignants qui l’accompagne. Pour autant, elle juge la professionnalisation tardive (elle n’intervient en pratique que dans l’année d’alternance, la réussite aux épreuves académiques du concours étant privilégiée en M1). Au final, la Cour juge que la réforme de 2013 n’a guère amélioré le niveau de compétence. Elle souligne de plus la difficulté d’adapter le parcours de formation aux enseignants issus d’autres cursus, soit en reconversion, soit titulaires d’autres masters. Elle propose d’avancer d’un an le début du recrutement avec des épreuves d’admissibilité en fin de licence et d’admission dans le courant de l’année M1, de recentrer la première année de master sur l’acquisition des techniques professionnelles, de favoriser la bivalence en licence (les enseignants du premier degré sont rarement bien formés en mathématiques) et de mieux accompagner les nouveaux enseignants, compte tenu de la qualité inégale du recrutement. Par ailleurs, La Cour souligne que la formation continue n’est obligatoire que pour les enseignants du premier degré et devrait être davantage intégrée dans la gestion de la carrière. Elle note que, selon une enquête de l’OCDE (Talis 2013), les enseignants français se déclarent insuffisamment formés pour aborder les questions pédagogiques et les « pratiques de classe », notamment dans les matières scientifiques.

Le référé 2018, tout en demandant une rationalisation de la carte des formations et un réel pilotage des ESPE par l’Etat, reprend la proposition d’avancer le recrutement, de développer la bivalence et de renforcer le tutorat pour les jeunes enseignants.

 Cour des comptes, réorienter l’évaluation, décembre 2017

 Le rapport de la Cour souligne la dispersion des actions d’évaluation du système éducatif et souhaiterait qu’elles soient recentrées : il propose de généraliser des tests standardisés dématérialisés pour évaluer les acquis des élèves sur le socle commun de connaissances, de compétences et de culture, en début et en fin des 3 cycles d’enseignement, puis à l’entrée et à la sortie de chaque année. Ces tests, qui deviennent le socle de l’évaluation, permettraient en outre d’évaluer les enseignants et les établissements, avec une influence sur les carrières et l’attribution des moyens.

La Cour propose de remplacer le CNESCO (Conseil national d’évaluation du système scolaire), instance indépendante d’évaluation, par une instance en charge de veiller à la qualité et à la tenue de ces tests des élèves et de publier un rapport sur la performance du système scolaire. Cette nouvelle instance serait elle aussi « indépendante » mais articulée avec le ministère.

L’approche radicale du rapport interloque quelque peu : sans subtilité excessive, la Cour prône une évaluation mécaniquement fonction des résultats obtenus par les élèves. A l’égard des enseignants, cela sonne comme une provocation…

Le rapport de l’OCDE de juin 2018

 Le rapport de l’OCDE se situe sur un plan différent, au niveau des grands choix politiques relatifs aux enseignants. L’OCDE tire, des comparaisons établies lors de l’enquête PISA, la conclusion que, davantage que la taille des classes, c’est la qualification des enseignants qui a une influence sur les résultats des élèves. Les meilleurs enseignants répondent de surcroit à certaines caractéristiques : une formation initiale comportant une part étendue d’expérience pratique ; une formation continue riche ; un lien entre évaluation des personnes et recours à la formation continue. Par ailleurs, les élèves des établissements disposant d’une autonomie de recrutement obtiennent de meilleures performances que les autres. Il est vrai qu’aller trop loin en ce sens (comme le montre l’expérience malheureuse de la Suède) peut se révéler nocif. De même, force est de constater que certains pays centralisés (Japon, Corée) obtiennent de bons résultats mais l’OCDE souligne qu’ils ont par ailleurs une politique de mobilité des enseignants et s’efforcent de rendre attractifs les établissements défavorisés.

En France, la politique des enseignants ne répond pas à de tels critères de réussite : l’affectation est centralisée sans politique de mobilité. La formation initiale pratique et professionnelle est récente (elle date de 2013) et encore insuffisante, la formation continue rare et peu adaptée et, jusqu’à récemment, l’évaluation n’était liée qu’à des décisions d’avancement de carrière.  De plus, si la taille des classes des lycées défavorisés est plus réduite, les élèves des lycées favorisés disposent d’enseignants plus qualifiés.  En outre, selon les chefs d’établissement, 12 % des élèves favorisés et 32 % des élèves défavorisés sont face à des enseignants jugés « mal préparés à faire cours », alors que, au niveau de l’OCDE, l’écart n’est en moyenne que de 7 %.

Le rapport sénatorial de juillet 2018 sur le métier d’enseignant

 Le rapport est une sorte de synthèse des précédents mais reposant sur une volonté plus large de renforcer l’attractivité : avancement en licence de l’admissibilité du concours recrutement des enseignants et en fin de M2 de l’admission, formation initiale davantage axée sur la professionnalisation, développement des affectations individualisées sur profil. Il y ajoute l’annualisation des obligations de service en y intégrant d’autres missions que l’enseignement, une obligation de formation continue, une amélioration de la situation financière en début de carrière, une politique de mobilité et de reconversion plus active, des responsabilités accrues dans le cadre d’une autonomie pédagogique reconnue aux établissements.

Quels projets du gouvernement ?

 Pour l’instant, le gouvernement a annoncé des orientations, parfois assez précises, parfois générales, plus que des projets ficelés :

  • Développement des pré-recrutements, éventuellement dès l’entrée en université, sous statut d’apprenti ou avec attribution de bourses ou priorité dans l’attribution des emplois d’assistants d’éducation ;
  • Refonte du calendrier du concours de recrutement : rien n’est fixé toutefois. Le ministre évoque, pour le premier degré, des épreuves d’admissibilité en fin de licence et d’admission en M1 ou M2. Une mission d’inspection générale a été mandatée pour faire des propositions. Le ministre justifie ce projet de refonte par la volonté d’accompagner davantage le parcours des étudiants vers le métier et de laisser à leur vocation le temps de s’affirmer, choix déjà affirmé dans le livre « L’école de demain » publié en 2016 par le ministre. Ses opposants le soupçonnent de préoccupations plus complexes : tant qu’ils n’auraient pas passé l’oral, les étudiants ne seraient pas fonctionnaires stagiaires et donc ne seraient ni décomptés ni payés comme fonctionnaires, ce qui pourrait économiser des milliers de postes…. Certains soupçonnent même que la réussite au concours pourrait ne plus signifier recrutement, mais habilitation à enseigner. Le recrutement proprement dit serait de la compétence des établissements : le programme présidentiel d’E. Macron envisageait en effet de développer leur autonomie. L’avenir dira si ces craintes sont fondées, mais cela serait-il si scandaleux ?
  • Attribution d’une prime de 3000€ aux enseignants en REP + de l’Education prioritaire, avec un échelonnement de 2018 à 2020. Une part de cette prime serait attribuée au mérite, le ministre ayant indiqué qu’il pourrait « l’adosser aux progrès des élèves » ou à l’accomplissement des objectifs du projet l’établissement : la crainte se fait jour que la prime ne soit liée mécaniquement à la mesure des acquis des élèves, comme le proposait la Cour des comptes en décembre dernier, et donc à des « résultats » dont on sait bien qu’ils ne dépendent pas pour l’essentiel de « l’effet-maître », c’est-à-dire de la qualité des pratiques pédagogiques des enseignants.

Les annonces de la rentrée sont donc très attendues et porteuses d’orages.

La question laisse partagé : d’un côté, il est difficile de plaider pour l’immobilisme, sauf à laisser se déliter d’année en année une Education nationale dont les résultats sont mauvais. La réforme d’une formation initiale qui n’a manifestement pas pris le virage de la professionnalisation et laisse des jeunes enseignants désemparés devant les élèves, l’institution d’une formation continue obligatoire axée sur les questions pédagogiques et la réflexion sur les pratiques, l’évaluation des enseignants en fonction de leurs qualités et méthodes professionnelles, le recours à des procédures renouvelées d’affectation (y compris les recrutements sur profils), l’encouragement au travail en équipe, la mesure des résultats collectifs d’un établissement, tout cela n’a rien de choquant. Ce qui le serait, ce serait d’altérer encore l’attractivité du métier, qui faiblit, de mettre les enseignants en accusation, d’établir un lien simpliste entre l’évaluation d’un enseignant et les acquis de ses élèves sans tenir compte de toutes les causes qui peuvent interagir, de considérer que les élèves sont les mêmes partout, de ne pas réfléchir à la qualité de la politique de ressources humaines qui doit parallèlement être menée en termes d’accompagnement et de tutorat les premières années, de mobilité et de reconversion éventuelle ensuite, d’avantages financiers aussi. A force de répéter ses couplets tout faits destinées aux mamies du Gers sur les « fondamentaux » et les apports de la science dans la pédagogie, le ministre a perdu la confiance d’une part des enseignants. Pourtant, il va bien falloir agir…

Pergama