Disparités territoriales et cohésion sociale : on sait tout, reste à agir

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Disparités territoriales et cohésion sociale : on sait tout, reste à agir

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L’échec de la Conférence nationale des territoires, en juillet dernier, a marqué une des premières grosses difficultés de la politique du gouvernement Philippe, même si l’analyse des dissensions entre les collectivités territoriales et l’Etat a moins passionné l’opinion que l’affaire Benala.  Les points d’achoppement étaient institutionnels et financiers :

  • Acceptation ou refus du contrat proposé par l’Etat aux plus grandes collectivités, portant notamment sur un engagement de modération des dépenses en contrepartie du maintien des dotations étatiques,
  • Controverses sur la prochaine refonte de la fiscalité locale,
  • Devenir des AIS (allocations individuelles de solidarité) qui obèrent les budgets des départements,
  • Enfin, éventuelle réforme des métropoles leur permettant de reprendre, dans leur aire, les compétences relevant du département.

Depuis de longues années, les relations entre l’Etat et les collectivités tournent autour des questions de découpage territorial (avec la fusion des Régions et la montée des EPCI) ou du problème des ressources, avec la baisse des dotations de l’Etat lors des deux précédents quinquennats, aujourd’hui avec les débats de réattribution des impôts locaux aux différents niveaux d’administration, une fois disparue la taxe d’habitation.

Au-delà ce dialogue institutionnel entre l’Etat et les collectivités, un rapport sur « La cohésion des territoires » paru en juillet 2018, rédigé par le Commissariat général à l’égalité des territoires et par les grandes associations d’élus, vient rappeler le véritable enjeu, à savoir l’évolution démographique, économique, écologique des divers territoires. Le rapport offre une synthèse des dynamiques à l’œuvre et, face aux disparités constatées, énumère les facteurs de cohésion qui existent ou seraient à renforcer. La première partie décrit, avec intelligence, les transformations en cours, métropolisation accélérée qui remodèle le territoire, développement de la périurbanisation, statut incertain de la ruralité, fragilité du réseau des villes moyennes. Elle rappelle le risque d’une dissociation du territoire en grands ensembles plurirégionaux très inégaux devant la richesse et l’emploi. La deuxième partie tente – c’est une première-  d’avancer des réponses et d’outiller les pouvoirs publics. C’est une partie volontariste mais ratée : elle est générale, verbeuse, floue et bien agaçante, surtout lorsqu’on la met en regard des indicateurs réunis dans un « Baromètre de la cohésion sociale » annexé au rapport, qui témoigne de l’ampleur des inégalités qui touchent la France, moins sur les revenus que sur la qualification, l’emploi, la santé.

Une géographie du territoire éclatée

  • Depuis la crise, la « métropolisation » s’est accentuée, si l’on désigne sous ce terme le fait que certaines très grandes aires urbaines connaissent un développement économique plus fort que la moyenne nationale et concentrent les activités les plus porteuses et les emplois les plus qualifiés. Ainsi, les très grandes aires de plus de 500 000 habitants (Paris mis à part) ont connu une croissance de 1 % en moyenne de 1975 à 2012 (contre + 0,5 % dans les aires de moins de 25 000 habitants). Le décalage s’est accentué pendant la crise (+ 0,7 % versus – 0,4%). La concentration, dans les métropoles, des populations diplômées et des emplois de « fonctions métropolitaines supérieures » (conception-recherche, prestations intellectuelles, commerce interentreprises, gestion, loisirs) se double également d’un niveau de créations d’emplois bien supérieur.

Le rapport insiste pour contrer une opinion répandue mais trop simple, celle d’une confiscation du dynamisme économique par les métropoles : en premier lieu, certaines sont beaucoup plus dynamiques que d’autres (celles du sud et de l’ouest en règle générale), certaines vivent en synergie avec les territoires environnants et partagent la richesse (Lyon, Nantes), d’autres sont isolées dans leur environnement (Lille).  En outre, les métropoles n’ont pas que des atouts :  elles connaissent bien davantage de nuisances et davantage de poches de pauvreté. Les phénomènes ne sont jamais aussi simples que l’on croit. Pour autant, la polarisation des richesses est bien réelle.

  • L’organisation du territoire en aires urbaines (surtout pour les grandes) s’accompagne du développement de la périurbanisation autour des « pôles urbains », avec une dissociation, dans cette couronne périurbaine, entre une croissance démographique dynamique et les créations d’emplois, nettement moins fortes. En moyenne, les revenus y sont plus homogènes que dans les grands pôles mais l’espace périurbain a des impacts nocifs sur l’environnement, ne serait-ce que par l’artificialisation accrue des sols provoquée par l’extension de la tache urbaine.
  • Devant ces évolutions, la notion de ruralité perd de sa consistance : les territoires ruraux englobés dans la périphérie des grandes aires, proches du littoral ou disposant d’une spécialisation valorisante (rural vinicole) ne ressemblent pas aux espaces ruraux éloignés des pôles urbains, parfois situés dans des zones à vocation anciennement industrielle. Ces derniers sont moins riches, plutôt en perte d’emplois, beaucoup moins attractifs. Au total, 8,5 % de la population sont concentrés dans la ruralité la moins dense, celle où l’accès aux services est plus difficile : ces zones, dont la population est vieillie, sont souvent situées dans l’ancienne diagonale du vide, le triangle Poitiers, Montpellier, Chalons en Champagne étant très représentatif de ce rural éloigné et peu actif. Quant au rural périurbain, il perd en partie ses caractéristiques originelles.
  • Face à ces écarts, l’armature des villes moyennes, qui a longtemps « tenu » le pays, se fragilise : une part de ces villes est dynamique (sillon rhodanien, littoral atlantique), parce qu’elles ont des activités adaptées (tourisme) ou sont bien connectées aux espaces métropolitains proches. D’autres connaissent une dévitalisation (vieillissement, perte de population et d’emplois), surtout quand elles sont situées dans les zones rurales décrites ci-dessus.
  • Enfin, surplombant (et influençant) ces recompositions, la transformation productive de la France (affaissement industriel, domination du tertiaire et notamment du tertiaire supérieur, bonne résistance d’une économie résidentielle fondée sur le tourisme et l’argent des retraités, dérive économique et sociale de l’Outre-mer) a conduit à une France éclatée en plusieurs sous-ensembles : un grand quart nord-est (incluant le centre et la Normandie) peu attractif démographiquement, qui décroche en termes d’emplois et de création de richesses et aura du mal à se relever parce qu’il concentre une population moins diplômée ; un arc occidental et méridional attractif et dynamique, démographiquement comme en termes d’emplois, porteur d’activités soit à dominante tertiaire, soit propres à l’économie résidentielle (artisanat, commerce, loisirs) avec, dans ce cas, des territoires parfois plus pauvres (Languedoc) ou inégalitaires (Cote d’Azur) ; les DOM, marqués par de profondes vulnérabilités pour ce qui est du chômage, de l’éducation, de la santé ; l’Ile de France enfin, à part par sa richesse et sa concentration des emplois (18 % de la population, 21 % des emplois, 30 % de la richesse), marquée toutefois par la destruction des emplois intermédiaires, la congestion urbaine, le poids des déplacements domicile travail, les difficultés de logement, les incertitudes sur la gouvernance.

Au final, la France, attachée traditionnellement à un équilibre entre territoires (c’était la philosophie fondatrice de la « vieille » politique d’aménagement des territoires), voire à leur égalité (au moins une égalité des chances pour les habitants), devient peu à peu un pays contrasté: deux régions seulement (Ile de France et Rhône-Alpes) sont, en termes de PIB/habitant, au-dessus de la moyenne européenne. Si les disparités de revenus sont, pour la France métropolitaine, relativement limitées, grâce au système de protection sociale et de redistribution, les écarts démographiques (même hors DOM) sont forts (10,9 points entre le pourcentage de plus de 65 ans dans la région la plus vieille et dans la plus jeune), de même que les écarts entre taux de chômage (6,7 points, contre 6,1 en moyenne européenne et 5 en Allemagne). 5 Régions ont un taux de décrochage scolaire supérieur à la moyenne européenne. Le risque est un effritement de la cohésion sociale dans un pays qui se disloquerait.

 Quels outils pour renforcer la cohésion ?

 Dans un chapitre spécifique, le rapport sur la cohésion des territoires s’efforce ensuite de lister les facteurs de cohésion :  solidarité financière liée à la protection sociale ou aux péréquations verticale et horizontale de certaines dotations de l’Etat qui soutiennent les communes rurales ou en difficulté sociale ; soutien aux petites villes qui seraient le lieu de la qualité de vie, en particulier par le plan « Action cœur de villes » ; coopération entre territoires, dont on ne comprend pas bien à quoi cela correspond concrètement ; valorisation du capital social et « empowerment » des territoires, où il est question de start-up et de formations à distance, propositions tout aussi floues ; enfin encouragement aux territoires pour qu’ils deviennent des laboratoires de la transition énergétique, environnementale et agricole. Il est clair que dans cette partie, les rédacteurs ont parfois quitté terre, en tout cas abandonné l’ambition d’être concrets. Ils devraient faire d’abord un bilan de la politique menée aujourd’hui : celle-ci (aides à l’implantation d’emplois, contrats de plan, contrats de ruralité, Action cœur de villes favorisant l’implantation de commerces et de logements dans les villes petites et moyennes et luttant contre la désertification) n’est pas inutile. Pour autant, elle est très modeste. Elle s’inscrit dans la vieille tradition des relations entre l’Etat et les collectivités, fondée sur l’attribution d’aides et de subventions à divers équipements. Or, les territoires en difficulté doivent surtout combattre leurs faiblesses structurelles, pas seulement améliorer leur cadre de vie ou les services offerts.

 Que faut-il faire ?

  • Lire d’abord le « Baromètre de la cohésion » : annexé au rapport, il comporte une série d’indicateurs qui démontrent les handicaps fondamentaux des territoires. Ceux-ci tiennent bien sûr à la pauvreté et au chômage mais aussi à la moindre part des diplômés (la part des 30/34 ans diplômés du supérieur varie de 55 % en Ile de France à 37 % en Normandie, moins encore dans les DOM), à la plus forte proportion des jeunes qui décrochent scolairement ou des jeunes NEET (ni en emploi ni en études ni en formation) et à la faiblesse de l’attractivité économique.
  • S’interroger sur les outils de l’Etat : le rapport souligne l’importance que jouent les transferts sociaux entre régions dans l’atténuation des situations de pauvreté et l’amélioration du revenu, les retraites représentant, on le sait, 30 à 35 % des revenus de la population dans les régions les plus vieillies. Cependant, la lutte pour l’égalité des chances et la cohésion sociale peut difficilement ne passer que par des transferts sociaux.

 L’Etat peut d’abord améliorer les outils de péréquation des ressources des collectivités pour les aider à mener des politiques actives : dans un récent rapport sur la réforme de la fiscalité locale (avril 2018), le CESE notait que l’on savait mesurer les flux de péréquation (7,6 Mds pour la péréquation verticale, 3,2 pour l’horizontale) mais pas en évaluer l’efficacité, qui paraît faible. La Cour des comptes elle-même, dans ses divers rapports sur les finances locales, ne cesse de demander l’amplification de l’effort de péréquation, tant elle constate localement de disparités de richesse.

L’Etat peut ensuite s’interroger sur l’inégalité de ses propres efforts, surtout compte tenu des écarts prononcés dans le niveau d’études et la qualification de la population :  il s’avère que la dépense moyenne de formation par tête est inférieure à la moyenne nationale dans certains territoires en difficulté (ainsi le Nord). De même, la dépense moyenne de formation par chômeur est très inégale selon les régions. Ces indicateurs sont nécessairement grossiers : il faudrait les approfondir et prendre en compte des éléments de qualité (affectation des enseignants, offre de formation professionnelle). L’Etat, qui aime évoquer « l’excellence » et répugne à mener des politiques de « discrimination positive » devrait pourtant y songer.

Enfin, l’incitation à une plus forte mobilité entre territoires est un outil : celle-ci reste globalement faible en France mais les habitants qui reconnaissent que leur région est en difficulté ne veulent pas y recourir. Sans doute craignent-ils le coût et les nuisances des grandes aires urbaines, ce qui renvoie parallèlement à la nécessité de prendre des décisions fortes pour lutter contre l’extension des villes et l’artificialisation des sols et améliorer l’accès au logement.

  • S’interroger sur les outils des collectivités : dans le chapitre relatif aux facteurs de cohésion sociale à encourager, le rapport évoque « l’empowerment » des collectivités, mais de manière bien fumeuse. C’est pourtant cet objectif qu’il faut viser. Pour que les Régions ou les métropoles puissent aider au développement de leurs territoires, il faut leur reconnaître une vraie responsabilité en ce domaine (pas simplement des compétences pour élaborer des documents de planification, comme le fait la loi aujourd’hui), une capacité d’initiative, une autonomie fiscale. Il faut aussi encourager leurs initiatives. L’Etat est trop loin pour agir : il appartient aux collectivités de rechercher, avec les acteurs économiques locaux, les stratégies de développement adaptées. Mais pour cela, il faudrait qu’elles acquièrent par rapport à l’Etat une force autonome et cessent de toujours se positionner par rapport à lui. Aujourd’hui, elles n’en ont guère les moyens et rarement la volonté.

Pergama