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Islam d’ici et d’ailleurs, fantasmes et réalités

Le 16 septembre 2018

Dans son allocution devant le Congrès, en juillet 2018, le Président de la République a annoncé son intention, dès l’automne, de donner à l’Islam un cadre et des règles afin de garantir que cette religion (dont il existe, disait le Président, une « lecture agressive qui entend mettre en cause nos lois et notre liberté ») s’exerce partout de manière conforme aux lois de la République. Pour préparer l’encadrement destiné à empêcher des dérives antirépublicaines voire liberticides, le Président a évoqué des « assises territoriales de l’Islam de France », consultations de « responsables musulmans soucieux de s’inscrire dans la tradition d’Aristide Briand et de mieux organiser l’Islam dans le cadre de la République », selon les termes d’une circulaire du ministre de l’Intérieur du 25 juin 2018. Celles-ci ont été organisés jusqu’au 15 septembre 2018. La circulaire demande aux participants de ces réunions de traiter trois thèmes, la gouvernance des lieux de culte, en prévoyant notamment le développement d’associations cultuelles, plus transparentes que les associations simples, l’organisation d’un financement mutualisé du culte et la formation des acteurs cultuels. Heureuse coïncidence, quelques semaines avant l’annonce des décisions présidentielles, Hakim El Karoui, intellectuel et consultant connu pour avoir déjà rédigé un rapport sur l’Islam publié en 2016 par l’Institut Montaigne[1] et qui serait, selon ses dires, proche du président Macron, publie en septembre 2018 un rapport intitulé « La fabrique de l’islamisme »[2] qui propose des mesures d’organisation de l’Islam permettant de « reprendre la main sur la religion musulmane »[3]. Le ministre de l’Intérieur ayant dit grand bien de ce rapport, il est loisible de se demander si celui-ci inspirera les mesures prises par les pouvoirs publics dans quelques semaines. Examinons donc ce rapport, sa crédibilité et le réalisme de ses propositions.

 Que dit le rapport El Karoui ?

Tout en affirmant que la majorité des musulmans de France rejette l’Islamisme, le rapport ne parle que de cela : il y est très longuement question de l’histoire de l’islamisme, des différentes formes qu’il a pris et prend encore, de ses « usines de production » (l’idéologie est mondialisée et exportée par diverses institutions financées par une Arabie Saoudite portée par un idéal « panislamiste »), de ses réseaux d’influence au niveau mondial, notamment de la force des réseaux sociaux qui portent ses messages et son endoctrinement, enfin de la puissance idéologique dont il dispose désormais. Cette force (« cet « incroyable impact ») est mesurée par le nombre de « followers » des grands prêcheurs islamistes sur Twitter (on quitte quelque peu l’Islam français). L’auteur compare parfois dans ses interviews les islamistes aux communistes des années 50, porteurs d’un projet global dans lequel la religion et la pureté (c’est le sens du mot halal, qui désigne ce qui est permis) s’imposent non seulement en ce qui concerne la nourriture ou l’habillement mais aussi les modes de vie, les relations interpersonnelles et le rapport avec l’Etat. Les valeurs promues par l’islamisme sont explicitement jugées contraires aux valeurs de la République. Ennemi puissant mais mal connu en Occident, ce mouvement doit donc être combattu énergiquement.

Pour le rapport, ce combat passe, de manière quelque peu surprenante, par l’organisation de l’Islam de France. Certes, les musulmans français « sensibles aux thèses islamistes » sont, le rapport le reconnaît, une minorité. Toutefois, 28 % des musulmans français seraient, en reprenant les résultats d’une enquête contenue dans le précédent ouvrage de l’auteur sur l’Islam français, salafistes, « sécessionnistes et autoritaires ». Mais ce gros quart des musulmans représenterait une minorité active, jeune, dont le discours « parvient à s’imposer comme la référence à partir de laquelle les musulmans doivent penser leurs pratiques religieuses » donc, au fond, presque majoritaire. La France serait d’ailleurs un « laboratoire » pour les islamistes venus d’ailleurs et le rapport affirme que, selon les enquêtes réalisées, « les jeunes musulmans français sont sensibles non seulement aux thèses islamistes, mais aussi prêts à accepter une certaine forme de violence quand elle est commise au nom de la religion ». Nous voici passés du constat, parmi les musulmans français, d’une minorité salafiste quiétiste, c’est-à-dire attachée à des pratiques religieuses strictes, à l’élément actif d’un islam français prêt à la violence contre l’Etat, les musulmans intégrés étant appelés « majorité silencieuse » et apparaissant donc comme impuissants et d’importance secondaire.

Face à ce danger, les propositions sont organisationnelles mais aussi, étonnamment, théologiques : la première est de créer une institution indépendante des Etats étrangers et « de ceux qui tiennent aujourd’hui les mosquées », chargée de financer le culte musulman, institution qui percevrait une taxe sur les productions halal. Il faudrait de plus contrôler spécifiquement les flux financiers en provenance d’Etats étrangers (Algérie, Maroc ou Arabie Saoudite). En outre, « il faut disposer d’un discours religieux alternatif », former les enseignants à la laïcité tout comme les imams, voire engager une coopération religieuse avec les pays du Golfe, notamment l’Arabie Saoudite, pour combattre le salafisme. Qui fera tout cela, y compris s’appuyer sur l’héritier « moderne » de la dynastie saoudienne ? Eh bien la République, qui peut avoir recours à des « évolutions législatives » pour encadrer l’Islam.

Un tel rapport, venant d’un intellectuel, est sidérant, à la fois dans ses approximations et dans les conseils donnés, qui vont à l’encontre du bon sens, du réalisme, voire de la loi.

 La montée de l’islamisme voire de la radicalité est-elle une réalité ?

Que vaut le chiffre de « 28 % de musulmans radicalisés », puisque c’est ainsi qu’a été présentée l’enquête de l’IFOP qui figure dans le premier rapport de H. El Karoui de 2016 « Un islam français est possible », chiffre repris aujourd’hui pour montrer l’emprise du salafisme sur les musulmans ? Eh bien, en réalité pas grand-chose ou, du moins, pas ce que le rapport en dit.

L’enquête de l’IFOP réalisée en 2016 auprès d’un échantillon de 1000 personnes de culture musulmane dont 879 se définissaient comme « musulmanes » répartit les personnes interrogées en 3 groupes : 46 %, tout en ayant une pratique religieuse plutôt plus intense que la moyenne en France, n’ont pas de revendications spécifiques sur le plan religieux et acceptent pleinement la loi Républicaine et la laïcité. Un quart environ ont également une forte pratique religieuse et serait plutôt favorable à l’expression religieuse au travail mais ont intégré la laïcité et en acceptent les règles. 28% enfin voudraient exprimer leurs convictions religieuses au travail et pensent que les règles existantes ne leur conviennent pas. Il en ressort donc en premier lieu que près de 70 % des musulmans ont totalement intégré les règles de l’Etat républicain et les acceptent sans équivoque. D’autre part, que 28 % regrettent les règles laïques imposées par le droit en France :  peuvent-ils pour autant être qualifiés, comme le fait le rapport de l’Institut Montaigne, « d’opposants aux valeurs de la République, aux marges de la société », voire, comme la presse l’a fait, de « musulmans radicalisés », « d’ultras » (« c’est énorme », dit un article du Figaro avec gourmandise, tandis que l’hebdomadaire Marianne évoquait de quasi-djihadistes) avec tous les sous-entendus afférents ?

Un article d’Antoine Jardin, le chercheur qui a conduit l’étude de l’IFOP reproduite dans le rapport de l’Institut Montaigne, s’inscrit en faux contre ces interprétations[4] : dans tout groupe social, dit-il, il existe des personnes qui sont « autoritaires » et « conservatrices » et qui professent des opinions étroites et rigoristes. En l’occurrence, l’étude était axée sur la pratique religieuse : on retrouve chez les musulmans des personnes qui y adoptent une attitude conservatrice et rigoriste. C’est le cas de ce groupe de 28 % des personnes de l’enquête, qui épousent une conception traditionaliste de l’ordre. Un tel groupe « conservateur » existe aussi, dit-il, chez les catholiques et les athées : quand l’enquête European social survey les interroge sur la hiérarchie des ethnies, 11 % des premiers et 13 % des seconds pensent que, par nature, certains groupes ethniques sont moins intelligents que d’autres et 55 % des catholiques sont certains que certains groupes ethniques sont moins travailleurs que d’autres. De même, des différences de conception de la religion existent chez les musulmans. A. Jardin va plus loin :  il voit dans le glissement de « 28 % de conservateurs rigoristes » à « 28 % de radicalisés » la volonté de certains commentateurs d’étayer leurs certitudes préalables sur le danger que représenterait l’Islam.  Les choses sont-elles si simples cependant ? Elles paraissent complexes parce que, au rebours de ce que l’on pourrait attendre spontanément, il semble bien que les pratiques religieuses rigides se répandent chez les jeunes musulmans, même si l’enquête IFOP 2016 montre que le port du voile reste nettement minoritaire. Il reste, c’est vrai, à mesurer le phénomène (chacun reconnaît qu’il faudrait mieux connaître certaines communautés surtout quand elles sont sujettes à fantasmes) et à expliquer ce choix, qui peut être interprété comme une revendication identitaire, mais sans y voir plus que ce qu’il révèle : il s’agit de pratiques de vie et pas de djihad et transformer de ce fait les musulmans en ennemis de la République  est un contresens qui n’est pas sans danger.

 Au rebours d’un Gilles Kepel qui insiste sur la fréquence du passage, grâce à des mentors venus d’ailleurs, entre ce qu’il nomme « le vague islamisme »  de certains jeunes et la radicalisation violente, Oliver Roy, sociologue de l’Islam, juge que les jeunes islamistes radicalisés sont une frange qui revendiquent plutôt l’héroïsme de la violence et le fanatisme que la religion, tandis que la majorité des musulmans, bien insérés dans leur pays, restent très loin de toute violence, même si en leur sein, il existe des pratiquants rigoristes.

 Y a-t-il un problème dans l’Islam de France ? L’Etat est-il légitime à organiser l’Islam ?

Un rapport sénatorial[5] explique bien le malaise des autorités publiques françaises devant l’Islam : ce qu’elles ne supportent pas bien (et depuis longtemps), c’est, d’une part, l’inorganisation de l’Islam, où il n’existe pas de clergé hiérarchisé qui impose une doxa, d’autre part les liens gardés avec les pays d’origine des anciens immigrés et le financement étranger, même minoritaire, des mosquées et des imams. Même si l’on admet que l’Islam en France n’est pas une religion menaçante (à l’inverse de ce qui suggèrent continûment, et sans preuves réelles, le rapport El Karoui comme les termes utilisés par le Président de la République devant le Congrès), le fait que les imams soient choisis par les fidèles sans aucune garantie de formation préalable apparaît comme un risque, de même que la pratique d’imams détachés sur des financements étrangers qui ne connaissent pas le pays dans lequel ils interviennent et peuvent véhiculer des idées choquantes. D’une manière générale, le caractère fréquent des financement étrangers par des Etats où les pratiques religieuses sont très traditionnelles apparaît comme une immixtion peu supportable, contraire au demeurant à la conception française de la séparation entre la religion et l’Etat. Enfin, l’Etat souhaite avoir des interlocuteurs qui régulent la relation avec les autorités publiques voire les pratiques cultuelles et, avec un Islam éparpillé entre moquées et associations diverses, il reste insatisfait.

Pour autant, le rapport du Sénat rappelle que l’Etat, gardien de l’ordre public, ne peut, hormis ce motif, intervenir dans les affaires religieuses. C’est à la communauté musulmane, si tant est qu’elle existe (il faudrait en parler plutôt au pluriel) qu’il appartient d’adopter les règles qu’elle s’appliquera. Le paradoxe est qu’en voulant limiter les immixtions étrangères et en tentant d’organiser l’Islam français, l’Etat français sort de son rôle sans être, au demeurant, très efficace : la création en 2003 du Conseil français du culte musulman (CFCM) n’a pas mis fin aux rivalités entre les fédérations et associations qui le composent et, s’il y a eu des avancées (formations en islamologie, formations offertes aux imams, constructions de mosquées), d’autres dossiers (enseignement privé, habilitations halal, organisations de pèlerinages) sont en souffrance. Surtout, même si le CFCM a acquis une certaine légitimité auprès de la presse ou des représentants des autres religions, les musulmans sont peu nombreux à le reconnaître comme pleinement représentatif

 Nicolas Cadène, délégué général de l’Observatoire de la laïcité, a le mérite de tenir un discours clair : nous vivons sous le régime de la loi de 1905, pas sous un régime de concordat. Si l’Etat peut imposer certaines règles à une communauté (par exemple faire passer les organismes d’enseignement privé confessionnels d’un régime de déclaration à un régime d’autorisation dès leur ouverture ou imposer une transparence financière à certaines instances), il ne peut imposer aux cultes une organisation donnée. Quant aux flux financiers en provenance de l’étranger, il appartient à l’Etat de les surveiller mais pas de les contrôler ou de les interdire. Enfin, la mise en place d’outils de mutualisation financière (telle une taxe halal) ne pourrait relever que d’une décision des fidèles eux-mêmes, avec une définition précise et commune de ce qu’est la production halal et un élargissement des mosquées délivrant des habilitations d’abattage rituel.  L’Etat peut donc accompagner une structuration de l’Islam que les fidèles désireraient mettre en place mais il ne peut se substituer à eux. Il serait particulièrement maladroit de le faire au nom d’impératifs sécuritaires, qui laisseraient entendre que l’Etat doit se protéger contre une religion toute entière et l’ensemble de ses ressortissants. Au final, les musulmans, loin de l’image caricaturale donnée par certains, sont des citoyens comme les autres qui, au nom de la laïcité, ont droit au respect de leur religion.

Pergama

[1] Un islam français est possible, Institut Montaigne, 2016

[2] http://www.institutmontaigne.org/publications/la-fabrique-de-lislamisme

[3] Conclusion de l’interview donnée par Hakim El Karoui à la matinale d’Europe 1 le 10/09/2018

[4] Non, il n’y a pas 28 % de musulmans radicalisés, Antoine Jardin, Le Monde, 30 septembre 2016

[5] Rapport d’information sur l’organisation, la place et le financement de l’Islam en France et de ses lieux de culte, Sénat, 2016, http://www.senat.fr/commission/missions/islam_en_france/index.html