Inégalités professionnelles hommes/femmes: une question lancinante et mal résolue

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Inégalités professionnelles hommes/femmes: une question lancinante et mal résolue

Le 7 octobre 2018

« Emploi : les inégalités hommes-femmes ont la vie dure », titre un article récent[1] mentionnant à la fois des « signes encourageants » sur la réduction de l’écart entre les taux de chômage masculins et féminins en 2018 mais aussi des écarts inverses qui perdurent, entre les taux d’activité et d’emploi et entre les rémunérations.

Des inégalités patentes, en France comme partout

Certes, en France, comme en Allemagne et en Suède, le taux de chômage féminin est devenu inférieur au taux de chômage masculin (9,1 contre 9,5 % en août 2018) alors que, dans l’ensemble de l’Union, la situation est inverse (8,5 % contre 6,6 %). Il est vrai que cette évolution est surtout imputable à la crise des emplois industriels masculins (et donc à la différence de nature des emplois occupés) plus qu’à une égalité retrouvée devant le risque. De même, en France, l’écart des taux d’activité (8 points en 2017 pour les 15-64 ans) ou des taux d’emploi (7,2 points) entre hommes et femmes est moindre que ceux constatés dans l’ensemble de l’Union (11 et 10,5 points en défaveur des femmes pour les taux d’activité et d’emploi). Reste que l’Europe est en ce domaine un ensemble hétéroclite où certains pays du sud et de l’est font baisser la moyenne. Lorsque la France se compare à des pays développés proches d’elle, elle est moins performante. Elle est, en particulier, loin de la Suède sur l’insertion professionnelle des femmes : en Suède, 80,7 % d’entre elles sont actives et 75,4 % ont un emploi, alors que, chez nous, seulement 67,9 % des femmes sont actives et que 61,2% travaillent. L’écart avec les hommes est aussi moindre en Suède : 3,6 points pour les taux d’activité, et 2,9 points pour les taux d’emploi, alors qu’ils grimpent en France, on l’a vu, à 7 ou 8.  Il est vrai que, si l’on approfondit les données, même le modèle suédois a ses faiblesses, puisque 36 % des femmes travaillent à temps partiel et seulement 13 % des hommes : l’écart entre sexes est alors identique au nôtre (plus de 22 points). Sur le temps partiel, certains anciens pays communistes sont les plus égalitaires alors qu’ils le sont beaucoup moins sur l’insertion professionnelle des femmes : les inégalités sont partout même si elles diffèrent.

Les inégalités salariales sont un autre signe de ces déséquilibres entre sexes, – sans doute les plus mal supportées parce qu’elles sont assimilées à des discriminations. Là encore, les situations sont contrastées en Europe[2]. L’écart des salaires horaires moyens tous secteurs économiques confondus (qui annihile les différences de temps de travail) est de 16 %. Avec 15,8 %, la France est dans la moyenne, pas si loin en l’occurrence de la Suède (14 %). Mais cette moyenne recouvre d’énormes écarts, entre l’Estonie et l’Allemagne qui dépasse 20 % et, à l’inverse, la Roumanie, l’Italie et le Luxembourg qui atteignent 5 et 6 %.

 Affiner les inégalités salariales : le cas de la France

Pour éclairer la portée des écarts de salaires entre hommes et femmes, les études statistiques recherchent les écarts dits « inexpliqués » : ainsi, selon l’Insee[3] , les femmes perçoivent en moyenne, dans le secteur privé, en équivalent temps plein[4], des salaires inférieurs de 18,4 % à ceux des hommes. Cet écart (21,5 % en 2002) se réduit lentement. Cependant, toutes choses égales par ailleurs (à secteur d’activité, âge, catégorie socioprofessionnelle, taille de l’entreprise identiques), l’écart baisse à 9,3 %. C’est sans aucun doute là que se situe la part de discrimination, même si d’autres causes peuvent jouer.

Les écarts de salaire en EQTP s’accroissent le long de l’échelle salariale, de 7,2 % pour le 1er décile de revenus à 21,1 % pour le 9e décile et jusqu’à 33,5 % pour le 99e centile. Cela signifie qu’ils sont plus forts pour les cadres et les très hauts revenus que pour les professions intermédiaires et les ouvriers. Pour les cadres, l’APEC (association pour l’emploi des cadres), qui a chiffré à 8,5 % l’écart salarial « à caractéristiques communes »[5], note que celui-ci s’accroît lui aussi mais avec l’âge, passant de 4,2 % pour les cadres de moins de 30 ans à 12, 5 % pour les 50 ans en plus. L’écart inexpliqué recouvre donc des disparités de carrière sans justifications repérables. En outre, sur des fonctions et des profils identiques, l’écart « inexpliqué » est très important pour la direction d’entreprises (14 %) et de moins en moins prononcé au fur et à mesure que les métiers sont moins des métiers de direction et ont une connotation technique (5,5 % d’écart pour l’informatique). Cette différence révèle en elle-même l’existence de discriminations.

Quelles causes des écarts salariaux dans leur ensemble ?

 Les causes sont plurielles : l’on identifie traditionnellement l’impact d’une ségrégation professionnelle très nette et celui des responsabilités familiales, sans toujours pouvoir mesurer pleinement ce dernier effet. La discrimination explique le solde. Enfin, l’environnement professionnel est globalement peu motivé pour faire évoluer la situation.

La ségrégation professionnelle explique au moins la moitié des inégalités salariales

 Les femmes sont plus diplômées que les hommes, du moins pour les tranches d’âge jusqu’à 54 ans. Pour les plus jeunes (25-34 ans), le pourcentage de bacheliers et diplômés du supérieur atteint 71,6 % pour les femmes et 63,4 % pour les hommes[6]. Pour autant, la question est moins celle du niveau de diplôme que celle des filières professionnelles : les femmes travaillent très majoritairement dans le secteur des services (88 %, contre 65 % pour les hommes) et sont massivement représentées dans l’administration publique, l’enseignement, la santé et l’action sociale. Cela va durer : elles représentent aujourd’hui plus de 80 % des inscrits dans les formations paramédicales ou sociales, 70 % dans les sciences humaines, mais 28 % dans les sciences fondamentales et 21 % dans les DUT de production et d’informatique. Les garçons sont surreprésentés dans les filières sélectives, scientifiques et techniques. Une étude de 2016 du ministère de l’enseignement supérieur sur l’insertion professionnelle des diplômés en master ne dit pas autre chose : les femmes sont plus nombreuses dans les disciplines où l’on gagne le moins (histoire, arts, langues et psychologie) et les hommes majoritaires dans les filières les plus rémunératrices (mathématiques, informatique, sciences industrielles).

Dans le secteur privé, la ségrégation professionnelle explique donc 50 % des écarts salariaux.  Dans la fonction publique, selon une étude de 2016 du Centre d’études de l’emploi, elle en explique bien davantage : 87 % de l’écart est lié à la répartition dans des métiers différents.

 Les responsabilités familiales : des effets certains

 La présence d’enfants explique d’abord le retrait de l’activité. Toutes les données montrent une chute d’activité des mères de trois enfants, surtout si l’un d’eux a moins de 3 ans : ce taux tombe alors en 2016 à 41 %, 50 points en dessous de celui des hommes pères de famille nombreuse : non seulement les 2/3 des tâches domestiques incombent aux femmes mais la vision sociale dominante est qu’elles ont à assumer la responsabilité des enfants.

Au-delà, le fait de s’être arrêtée temporairement, voire le seul statut de mère de famille provoquent-ils des disparités salariales ? La réponse est positive. Une étude de 2010 de l’OFCE « Enfants, interruptions d’activité et écarts de salaire entre les sexes » montre qu’entre les femmes qui se sont arrêtées et celles qui ont eu une carrière continue, la différence de salaire horaire est importante (23 %) à la quarantaine, donc après la période de maternité. L’écart est explicable par la différence d’expérience ou, selon certaines hypothèses, parce que les employeurs verraient dans un congé long le signe d’un faible engagement professionnel.

Pour autant, les mères qui ne se sont pas arrêtées subissent quand même une pénalisation par rapport aux hommes, même à caractéristiques égales : faut-il l’expliquer par la recherche par les mères de postes plus « tranquilles » pour parvenir à concilier leurs contraintes, ou par les préjugés des responsables qui craignent précisément une moindre disponibilité ? Une étude de l’APEC[7] pointe la différence de responsabilités entre les cadres hommes et femmes après 40 ans (animation d’une équipe, responsabilité d’un budget) et souligne la corrélation de ce constat avec le nombre d’enfants. Mais les conclusions restent prudentes : les femmes interrogées ne reconnaissent pas que cette situation résulte d’un choix personnel et y voient de la discrimination. L’étude reconnaît d’ailleurs qu’un écart perdure même lorsque les responsabilités sont strictement identiques.

Une discrimination certaine, même si elle est difficile à mesurer avec exactitude

Il existe donc peu de doutes, au final, sur l’effet de la maternité mais aussi sur la présence de discriminations :  l’étude mentionnée supra sur le devenir professionnel des diplômés de master montre que les disparités salariales, dans une même filière, commencent dès la sortie de l’université, au premier emploi, avant l’âge de la maternité. De même les femmes sont moins nombreuses que les hommes sortant d’un même master à obtenir le statut de cadres et leurs emplois sont moins stables. La maternité ensuite aggrave une discrimination présente dès l’origine. Quant à la fonction publique, si le milieu génère moins d’inégalités salariales, l’organisation du travail et l’obligation de mobilité produisent des inégalités[8] : dès lors que la conciliation entre travail et maternité est considérée comme un problème individuel, c’est peu évitable.

Un environnement indifférent voire peu motivé

 Le rapport Combrexelle de 2015 a clairement mis en cause la qualité des plans d’action ou accords collectifs adoptés par les entreprises dans le cadre des négociations obligatoires pour améliorer l’égalité professionnelle. En janvier 2018, dans une note pour l’égalité, le CESE (Conseil économique, social et environnemental) relève que 34% seulement des entreprises de 50 à 300 salariés qui sont tenues d’avoir un accord pour améliorer l’égalité professionnelle en disposent et que ces accords ou plans sont souvent vides, avec beaucoup de déclarations d’intention. Au demeurant, une étude de l’APEC de 2012[9] montre que la lutte contre les inégalités entre hommes et femmes est pour les entreprises une « priorité toute relative », parce que les questions sociétales, disent-elles,  les « dépassent ».

Quelle politique mener ?  

 La loi formule des exigences d’égalité salariale à l’égard des entreprises (elles viennent d’être rappelées et durcies dans la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel), prévoit parfois des quotas (applicables aujourd’hui à la composition des Conseils d’administration de certaines grandes entreprises et aux promotions aux postes supérieurs de la Fonction publique), enfin vise une conciliation entre vie familiale et professionnelle, grâce notamment à l’action de la branche famille de la sécurité sociale.

Cependant, pour ce qui concerne leurs obligations, les entreprises sont expertes à les esquiver : elles savent mettre en place des mesures anodines et éviter celles qui les impliqueraient réellement[10]. La loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel n’y changera sans doute pas grand-chose : elle réitère l’obligation de mesurer et de corriger les écarts et impose le mode de calcul des indicateurs, sans doute pour mieux repérer les « écarts inexpliqués » et appliquer des sanctions. Au demeurant, dans le domaine des discriminations, la répression marche en général mal.

 Quant au recours à des quotas, il ne peut qu’être limité : mal admis par la société française, ceux-ci n’ont d’ailleurs été mis en place que de manière symbolique, dans les conseils d’administration des grandes entreprises (alors que le lieu de pouvoir est le Comité exécutif) et pour les nominations de femmes fonctionnaires à des emplois supérieurs, avec, d’ailleurs, des résultats décevants.

 Dès lors, comme le dit Jean-François Amadieu, directeur de l’Observatoire des discriminations, les progrès viendront, pour l’essentiel, de l’évolution des choix professionnels des femmes. C’est à l’orientation qu’il faut s’attaquer. Un rapport de 2013 sur « L’information statistique sexuée dans la statistique publique » souligne que les processus d’orientation sont insuffisamment étudiés et qu’il faudrait mieux les connaître pour agir enfin, alors que l’on s’en tient à déplorer des résultats qui correspondraient aux « choix » des filles.

Ajoutons aussi, comme le préconise le bilan de l’OCDE sur l’égalité en France[11], la nécessaire transformations des congés parentaux. En 2014, la réforme du CLCA, congé de libre choix d’activité, qui en a réduit la durée s’il n’était pas partagé entre les parents, n’a absolument rien changé à la situation : le pourcentage des pères qui prennent un tel congé (4,4 %) est resté exactement le même. Plutôt que des mesures d’affichage, il faut inventer un congé bien rémunéré ouvert à chacun des deux parents mais plutôt court (pas plus de 8 à 12 mois). Il faut aussi supprimer les incitations faites aux femmes à s’arrêter sur longue durée (Allocation vieillesse des parents au foyer). Il faut enfin non seulement développer les modes de garde mais aussi en réduire le coût pour les familles modestes, qui ont peu recours aux assistantes maternelles, aujourd’hui trop chères pour eux.  Des pistes d’action existent mais, comme toujours, elles impliquent des choix forts et une ambition qui s’inscrive dans la durée.

 Pergama

 

 L’ouvrage « Les politiques publiques » vient de paraître à la Documentation française (Edition 2018-2019). Publié sous la direction de Suzanne Maury, il contient 33 fiches, rédigées par des experts (universitaires ou hauts fonctionnaires) et couvrant l’ensemble des domaines, en tenant compte des orientations les plus récentes.

 

[1] Le Monde 3 octobre 2018

[2] Voir « La vie des femmes et des hommes en Europe, un portrait statistique » (comparatif entre sexes), Insee et Eurostat, 2017

[3] Salaires dans le secteur privé, Insee première, n° 1669, octobre 2017

[4] L’écart en EQTP est plus bas dans la fonction publique

[5] Les écarts salariaux hommes-femmes, APEC Edition 2015

[6] Femmes et hommes, l’égalité en question, Insee, Edition 2017

[7] Femmes cadres et hommes cadres : des inégalité professionnelles qui existent, APEC, 2011

[8] Voir Femmes fonctionnaires, La Vie des idées, 2018

[9] « Attitudes et comportements des entreprises en matière d’égalité professionnelle », 2012.

[10] Voir l’étude de l’APEC mentionnée note 7

[11] Atteindre l’égalité femmes-hommes, un combat difficile : où se situe la France ? », OCDE, 2018