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L’Union européenne, la mort lente?

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Les premiers préparatifs politiques des élections au Parlement européen au printemps prochain, les incertitudes des modalités du Brexit, les évolutions inquiétantes de la démocratie dans plusieurs pays de l’est de l’Europe et l’incapacité de plus en plus manifeste de l’Union à définir et à faire appliquer des politiques communes placent l’Union au centre de nos préoccupations. Personne pourtant n’a envie d’y réfléchir sur le fond, parce que, à vrai dire, personne n’a de stratégie sérieuse à proposer : l’Europe ne semble plus avoir d’avenir et, en même temps, l’on ne sait pas gérer sa disparition ou son effacement.

Avancer pour ne pas mourir mais mourir quand même

La « crise des dettes publiques » traversée par l’Union au début des années 2010 et, en particulier, la crise grecque, ont démontré de manière éclatante que l’Europe a été bâtie sur un vice de conception : il n’était en réalité pas possible d’élaborer des politiques communes, de définir un ordre juridique propre et parfois directement intégré à celui des Etats membres et, encore moins, d’adopter une monnaie commune sans, parallèlement, construire au moins l’amorce d’un Etat, reposant sur des processus un peu plus démocratiques que les institutions européennes, disposant de ressources propres et d’un budget propre et compétent pour instituer des mécanismes de solidarité entre les pays « fédérés ».  Pourtant, en 1994, la France a refusé le manifeste allemand Lamers-Schäuble proposant de construire l’euro dans 5 pays seulement s’engageant à coordonner leurs politiques fiscale, sociale et économique. Elle a plaidé alors pour que la zone euro soit large et que les pays du Sud y soient admis : elle ne voulait pas se retrouver isolée dans une Europe du Nord rigoriste alors qu’elle-même refusait les contraintes budgétaires avec insouciance. Plus tard, elle a plaidé pour l’adhésion de la Grèce à l’euro, alors que personne n’ignorait les faiblesses et les mensonges du pays. Nos dirigeants ont été coupables (François Mitterrand et Jacques Chirac au premier chef), entre lyrisme, incompétence et focalisation exclusive sur la question du leadership de la France en Europe.  L’opinion publique n’a pas compris les enjeux mais, à vrai dire, personne alors n’a tenté de les lui expliquer.

Non seulement ces préalables indispensables n’ont pas été construits mais les concepteurs de la construction européenne ont théorisé le refus du projet réfléchi : « L’Europe ne se fera pas d’un coup ni dans une construction d’ensemble. Elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait », la phrase de Robert Schumann est encore citée avec admiration, alors que cette méthode a entrainé l’Union vers une fuite en avant (« toujours davantage d’intégration ») sur des fondations peu résistantes et qui craquent aujourd’hui.

Désormais, chacun a conscience de l’imprudence commise. Renforcer la gouvernance de la zone euro, donner un contenu politique à la coopération, élaborer des outils budgétaires destinées à renforcer la cohésion économique, fiscale, sociale, ces propositions sont ressassées désormais continûment. Le Président Hollande a prononcé, devant le Parlement européen, en février 2013, un discours clair, aujourd’hui peu original :   l’Europe, disait-il, ne peut se contenter d’être un marché, une monnaie, des règles, une addition d’intérêts nationaux. Elle est une construction politique, qui doit avoir des ressources propres et sauvegarder ses politiques communes, socle commun à tous. Pour autant, elle doit être différenciée et la zone euro, parce qu’elle s’est dotée d’une monnaie commune, doit avoir un gouvernement, un budget, des instruments financiers pour agir (les « eurobonds »). L’Union doit avancer vers une unification sociale (notamment un salaire minimum) et fiscale. Enfin, les pays dont la balance commerciale est excédentaire doivent participer à l’effort commun en relançant leur demande intérieure et témoigner de leur solidarité avec les autres en contribuant à une politique d’investissements commune. Pour autant, le Président, par faiblesse de caractère, n’a jamais porté politiquement ces propositions, restant dans un suivisme prudent de l’Allemagne qui, surtout en période de crise, repoussait toute solidarité.

Le Président Macron a repris un discours proche, notamment, en septembre 2017, à la Sorbonne : plaidoyer pour une Europe à plusieurs vitesses, avec l’adoption d’un budget de la zone euro, définition de seuils minimum et maximum pour la taxation des bénéfices des entreprises et rapprochement du droit applicable aux sociétés, pour éviter la dérive vers des concurrences incohérentes avec un projet communautaire ; instauration d’un juste prix du carbone et d’une taxe européenne sur les transactions financières ; enfin, changements fondamentaux apportés aux institutions européennes, notamment l’organisation d’élections au Parlement européen non plus pays par pays mais sur l’espace européen, et donc sur des projets. Le discours faisait silence sur des points importants (révision du Pacte de stabilité et de croissance, resserrement de l’Union bancaire, mutualisation des dettes) mais surtout frappait par son lyrisme et ses envolées sur une Europe de la défense et de l’innovation, au point de faire douter de son réalisme. Un an plus tard, le discours de septembre 2018 devant les ambassadeurs reconnaît que l’Europe est affadie et affaiblie mais repart sur un appel vibrant à une « autonomie stratégique » européenne et à une révision des traités.

Le verbe ne fait pas tout : les institutions européennes sont dans un déni de réalité et ne veulent pas sortir de l’ambiguïté. Dans une période où des Etats membres défient ouvertement l’Union, ses valeurs, ses règles (c’est ainsi le cas de l’Italie, qui semble rechercher l’affrontement sur son projet de budget 2019) et où la gouvernance allemande est affaiblie, les institutions européennes veulent utiliser les techniques qui leur ont permis de tenir depuis des décennies : navigation à vue, alternance de menaces et de compromis, ralliement à des solutions factices mais apaisantes. Surtout, les pays de l’Europe rejettent les « grandes réformes », l’Allemagne de toujours, qui ne veut pas « pour l’instant » de révision des traités, les autres pays du nord (notamment le Danemark) plus récemment. L’Union reste calée sur ses convictions :  elle ne veut pas voir que, comme le lui disait une étude Coe-Rexecode de 2013, dans une zone unifiée commercialement et monétairement, le capital va s’investir là où il est le plus rentable et où il trouve les meilleures conditions. Sans mécanisme correcteur, une union monétaire aboutit à renforcer les forts et à affaiblir les faibles. L’Union continue pourtant à prétendre que le Pacte de stabilité et de croissance correspond déjà à un gouvernement économique et que la convergence entre pays viendra d’abord de leur propre volonté réformatrice (les « réformes structurelles » à connotation libérale tant vantées). La réforme institutionnelle, pourquoi pas, mais après cette mise à niveau qui dépend des efforts internes. L’Union a du mal à envisager de sortir de ce schéma moralisateur et punitif (pas de solidarité envers ceux qui sont soupçonnés de « profiter » de la situation). Et, de fait, il ne se passe rien, ni réel renforcement de la solidarité ni anticipation d’une nouvelle crise financière ou économique : il faudrait agir pour ne pas mourir (doucement ou, en cas de crise, bien plus brutalement) mais avancer n’est pas possible et reculer non plus.

Au-delà, une fracture culturelle et un abandon des valeurs

L’Europe n’est pas qu’une question institutionnelle et économique. Elle s’est toujours voulue autre : parmi les trois critères d’adhésion définis en 1993 par le Conseil européen de Copenhague figurent la stabilité d’institutions garantissant la démocratie, l’Etat de droit, le respect des minorités et leur protection. En 2006, a été ajouté la « capacité d’intégration », qui repose sur le respect des décisions de l’Union et l’absence de remise en cause des politiques communes.

L’article 2 du traité rappelle ces valeurs : L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. De même, l’Europe s’est voulu pionnière dans la lutte contre le changement climatique ou pour le développement durable.

Même si les avancées juridiques en ces domaines sont inégales (importantes sur les discriminations ou la protection de l’environnement, moindres sur les droits sociaux), l’Union tire une part de sa légitimité de sa politique de respect des droits fondamentaux et de ses préoccupations écologiques.

Or, Il n’existe plus de communauté de valeurs

En décembre 2017, la Commission a lancé contre la Pologne une procédure au titre de l’article 7 du traité européen, qui prévoit, lorsqu’il existe un risque clair de violation grave par un Etat-membre des valeurs visées à l’article 2 du Traité, une possibilité de suspension du droit de vote du pays concerné au Conseil européen. La procédure a été lancée en décembre 2017 lors de la réforme de la justice engagée dans ce pays. Elle va l’être sans doute prochainement contre la Hongrie (le Parlement vient de voter une résolution en ce sens) pour sa politique à l’égard des migrants, des médias et de l’indépendance de la justice. Depuis un an, l’Europe « dialogue » avec la Pologne, qui se défend et met en place sa réforme sans trop broncher. Au demeurant, nul n’est dupe : la procédure de l’article 7 impose, pour aboutir, des majorités qualifiées qui ne seront pas réunies. Dans ces conditions, la procédure va conduire à acter que l’Union se délite de l’intérieur sans que l’on puisse rien y faire, avec l’espoir que des sanctions financières puissent être prises sur le fondement d’un recours à la Cour de justice ou grâce à une réforme des procédures budgétaires soumettant le versement des aides structurelles au respect de l’état de droit. Mais la question de fond dépasse celle des sanctions : la crise migratoire a révélé une faille culturelle entre les démocraties traditionnelles, capables de violer les droits de l’homme par opportunisme, mais rarement par idéologie, et les pays qui se replient sur la fierté nationale, l’attachement à une homogénéité ethnique et culturelle, la tradition, la religion et la force. On peut douter de la possibilité d’un avenir commun.

L’Europe s’est, de plus, déshonorée, oubliant ses propres valeurs

Elle s’est déshonorée lors de la crise grecque, d’abord avec un déni de démocratie : imposer au gouvernement grec de soumettre aux représentants de ses créanciers les projets de loi qu’il envisageait de présenter au Parlement était une abomination. Au nom de choix techniques (vérifier que le contrat passé était honoré), l’Union a piétiné ses principes essentiels. Elle a aussi témoigné de son indifférence aux conséquences économiques et sociales de ses décisions : elle a ordonné à une Grèce exsangue d’accepter des prêts à taux majorés, refusé tout allègement d’une dette plombant les efforts de redressement, imposé des réductions drastiques aux dépenses sociales, incité les jeunes à s’exiler, provoqué un chômage sans précédent et un recul massif du PIB. L’historien Adam Tooze, dans un récent ouvrage sur la crise financière de 2008, parle d’une ‘autodestruction économique’ irrationnelle. Les dégâts sur l’image sociale de l’Union sont irréversibles.

L’Europe s’est également déshonorée avec la gestion de la crise migratoire (ou alors, ce sont les Etats-membres qui ont perdu leur haonneur…), avec l’incapacité de réformer le mécanisme ubuesque et inapplicable du règlement Dublin III, qui renvoie vers les pays du Sud tous les migrants qui y débarquent, avant qu’ils ne reviennent, chassés une seconde fois. L’Europe ne respecte pas le droit d’asile et, par son absence de solidarité, porte une responsabilité forte dans l’arrivée au pouvoir de démagogues populistes en Italie.  Depuis lors, elle a réorienté sa politique vers la création de centres qui bloquent les migrants aux frontières de l’Union, en Turquie puis en Afrique noire et finance des garde-côtes libyens pour garder en esclavage des migrants dont elle ne veut pas s’occuper. Les gouvernants français, parties prenantes de ces choix, en paieront peut-être le prix politique, pas les responsables européens.

Resterait, pour compléter le tableau, à faire un bilan des autres politiques communes : la politique agricole commune, dont le sens se perd peu à peu, avec l’échec des tentatives de « verdissement », l’incapacité à enrayer le déclin de la biodiversité et à protéger des pollutions agricoles, et qui correspond de plus en plus à la mise sous perfusion financière d’exploitations non viables[1] ; les politiques de lutte contre le réchauffement climatique ou la protection de l’environnement, sans doute moins efficaces et énergiques qu’on ne le pense parfois ; surtout  la relation entre la Commission européenne, les agences sanitaires européennes et les lobbies est malsaine, comme le montre le dossier sur les perturbateurs endocriniens (10 ans d’inaction après l’engagement de se saisir du dossier en 2007, puis l’adoption en 2017 d’une réglementation partielle) ou sur le glyphosate, jugé, contre l’avis du Centre international de recherche contre le cancer, sans danger.  Les membres de la Commission PEST, réunie en 2018 à la demande du Parlement de l’Union pour enquêter sur les relations entre les lobbies et les Directions générales de la Commission responsables des homologations de produits pesticides, témoignent de pressions, de menaces, d’intimidations : si l’Europe est sous l’influence des intérêts marchands, qui nous protégera de l’Europe ?

Aujourd’hui, avec son discours prisonnier d’une orthodoxie budgétaire bête et d’un appel à des « réformes structurelles » uniquement libérales, ses choix punitifs sur le cas grec, ses arbitrages malpropres sur la santé publique et la violation de ses propres règles sur les réfugiés qu’elle refoule en Turquie, en Afrique ou garde prisonniers en Grèce, l’Europe perd son âme. Ouvertement bafouée par une poignée d’Etats membres, elle n’est pas capable de modifier ses propres règles, surtout compte tenu d’un système institutionnel qui, selon les termes de Michel Rocard, « paralyse et tue tout leadership ». Resterait à renverser la table mais il n’existe pas de groupe d’Etats acceptant de construire ensemble une union différente. Le pire est probablement devant nous.

Pergama

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Voir l’ouvrage Politiques publiques, La politique agricole, fiche de J-C Bureau, Documentation française, 2018 et L’agriculture française à l’heure des choix, Conseil d’analyse économique, n° 27, 2015.