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Affaiblissement du consentement à l’impôt ou de la cohésion du pays?

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Le journal Le Monde a commandé une enquête à l’Institut IPSOS sur « Le rapport des Français aux impôts et le système fiscal ». Publiée en novembre 2018[1], celle-ci indique notamment que 54 % des Français seulement considèrent le paiement des impôts comme un acte citoyen. En 2013, lors d’une enquête IPSOS sur le même thème[2], le pourcentage atteignait 57 %. Cette (modeste) diminution a généré des commentaires sur la « chute libre » du consentement à l’impôt (Europe 1) ou « la rupture entre l’impôt et la société » (C dans l’air). L’enquête 2018 témoigne, c’est indéniable, d’un rejet des impôts. Comment l’interpréter ?  Mais d’abord, qu’est-ce que le consentement à l’impôt ?

 Distinguer consentement de l’impôt et adhésion à l’impôt, voire aux réformes fiscales

 Le consentement à l’impôt est une notion politique liée, historiquement, à l’affirmation du parlementarisme :  en Angleterre, c’est le « Bill of rights » de 1689 qui consacre le principe du consentement du Parlement à l’impôt, socle d’un pouvoir qui va conduire celui-ci, ensuite, à contrôler le budget.  En France, la même aspiration à réguler l’impôt et à limiter l’arbitraire du souverain en ce domaine conduit à la rédaction des articles 13 et 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés » et « Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ».  Consentir à ce qui est nécessaire…mais pas plus en tout cas.

Ces articles de la DDHC sont encore aujourd’hui au fondement de notre droit fiscal : toutefois, ce n’est pas en sous-estimer la portée que de noter que le principe du consentement à l’impôt qui y figure n’a plus chose à voir avec la question fiscale telle qu’elle se pose aujourd’hui dans les démocraties développées. L’impôt, limité en 1789 aux besoins d’un Etat régalien (« entretien de la force publique et dépenses d’administration ») a beaucoup changé depuis lors : il s’est alourdi, complexifié et ses finalités soulèvent mille débats, notamment depuis que l’Etat a choisi, après la première guerre, d’augmenter la pression fiscale et de frapper les revenus de manière progressive.

La perception de ces évolutions, à l’œuvre depuis des dizaines d’années, a conduit les fiscalistes à distinguer le consentement de l’impôt, procédure d’autorisation du Parlement à percevoir l’impôt, et le consentement à l’impôt, qui mesure la légitimité d’un système fiscal aux yeux des citoyens. Sans doute vaudrait-il mieux, pour éviter les confusions, parler d’adhésion à l’impôt, voire à un système donné d’imposition. En tout état de cause, la question qui figure dans les enquêtes d’IPSOS (et dans d’autres enquêtes d’opinion sur le même sujet) : « Quand vous payez des impôts, avez-vous le sentiment de faire un acte citoyen ? » n’aurait pas dû figurer telle quelle dans le questionnaire. Le civisme, attitude qui mêle inextricablement liberté et contrainte, impose de payer ses impôts et, en France, le taux de recouvrement de l’impôt est excellent. Mais la question posée en réalité est : « Jugez-vous juste l’impôt que l’on vous demande ? ».

Enquête 2018 sur la fiscalité : un jugement sévère, excessif, ambigu mais pas vraiment nouveau

Selon l’enquête 2018, 67 % des Français pensent que la pression fiscale est trop élevée, 84 % jugent que l’argent des impôts est mal utilisé et 74 % ont le sentiment de contribuer plus au système qu’ils n’en bénéficient. Sur la politique fiscale menée par le gouvernement, 84 % la jugent injuste : elle ne serait de plus ni conforme aux engagements de campagne, ni bénéfique pour la croissance, ni de nature à réduire les déficits ou la dette. A 67 %, elle aggraverait les inégalités sociales. L’effort serait surtout demandé aux retraités, aux classes moyennes, aux actifs, voire aux classes défavorisées, peu aux catégories aisées. La baisse des taxes sur les revenus du capital est particulièrement mal jugée (à 72 %), de même que l’augmentation des taxes sur le diesel, à 73 %. L’enquête montre donc que le système des impôts est jugé trop lourd, inefficace ou mal géré et socialement injuste, surtout depuis les réformes récentes.

Les résultats sont parfois surprenants : il en est ainsi du pourcentage élevé de ceux qui considèrent contribuer plus au système qu’ils n’en reçoivent, d’autant qu’en font partie 82 % des retraités et 85 % des sympathisants du Rassemblement national, qui relèvent souvent de catégories modestes. La conviction de la population est que la redistribution profite aux autres, pas à elle, amertume qui conduit vite à suspecter des abus (pour 35 %, la principale critique envers le système, c’est que trop de gens en profitent). Surprenant aussi, le pourcentage élevé de Français qui préconisent, pour réduire la dette, une forte réduction des dépenses publiques, comme si cette politique était sans conséquences pour la population modeste qui réclame pourtant, dans l’enquête, davantage d’équité sociale. Le sens des réponses est parfois ambigu : la pression fiscale aggrave les inégalités sociales mais les seuls impôts majoritairement injustifiés sont la taxe d’habitation, la taxe sur les produits pétroliers, la CSG, la contribution à l’audiovisuel public et les droits de succession, ni l’impôt sur les revenus ni surtout la TVA n’étant visés. De même, 47 % des personnes jugent justifiée l’installation à l’étranger pour payer moins d’impôts, opinion émanant majoritairement de catégories populaires peu susceptibles d’avoir un tel projet. Surtout, 85 % des personnes interrogées souhaitent la mise en place d’une taxation des transactions financières à l’échelle internationale et 86 % le renforcement de l législation fiscale européenne pour que toutes les entreprises paient la part d’impôts dont elles sont redevables : l’impôt peut donc parfois rétablir l’équité…

Le rejet du système fiscal n’est en tout cas pas une nouveauté : dans l’enquête IPSOS de 2013 sur les Français et l’impôt, dans une enquête d’Opinion Way de 2014 sur « Les Français, l’impôt et la solidarité », dans un travail universitaire de 2015 de l’université de Montpellier : « Enquête sur les impôts en France » et dans une étude de l’IFOP de 2017 pour Public Sénat, les termes « trop élevé », « injustice », « inégalités », « abus », « gaspillage », « ponction des classes moyennes » sont répétitifs. Dans ces enquêtes, au moins 70 % des personnes jugent que les impôts sont trop élevés, plus de 80 % pensent que les pouvoirs publics utilisent mal l’argent, 80 % estiment le système est injuste, notamment parce qu’il frappe excessivement les classes moyennes. Il existe parfois des contradictions (en 2013, 61 % des Français sont opposés à l’augmentation des taxes sur le capital, en 2018, 72% refusent l’allègement de la fiscalité en ce domaine) ; les chiffres diffèrent souvent un peu (en 2015, 45 % jugent que payer l’impôt est un acte citoyen dans l’enquête de l’université de Montpellier contre 54 % dans l’enquête IPSOS de 2018) ; la virulence s’amplifie aussi (en 2017, 37 % des Français assimilent impôts et « extorsion de fonds » ; en 2018, la proportion de ceux qui considèrent que le système accroît les inégalités augmente de 10 points par rapport à 2013 ; en 2018, 37 % des Français, contre 25 % 5 ans plus tôt, considèrent que rien ne justifie le niveau d’imposition, ni l’offre des services publics, ni la réduction des inégalités ni la lutte contre les déficits). Mais les enquêtes sont répétitives et les opinions recueillies n’ont rien de conjoncturel.

Comment interpréter ce rejet?

Est-ce du poujadisme ?

Le poujadisme est un mouvement propre aux professions non salariées, pour l’essentiel des petits commerçants, qui, alors même que leur position sociale se dégrade, refusent la solidarité de l’impôt et la protection sociale obligatoire, au nom de la liberté, contre une socialisation vécue comme une spoliation.  Aujourd’hui, certains leaders du mouvement des gilets jaunes sont poujadistes, telle cette profession libérale qui se vante de rouler en 4×4 et demande au Président de la République de « rendre le pognon ». De même, la violence de certaines réponses de l’enquête IPSOS 2018 y fait penser : l’on y trouve en tout cas les excès et l’auto-victimisation du langage populiste.

Paradoxalement toutefois, l’enquête 2018 valorise parfois l’outil fiscal, dont elle voudrait qu’il soit plus juste. Elle revendique la redistribution, dont elle voudrait davantage bénéficier. Cela empêche de considérer ces réponses comme poujadistes.

Est-ce lié à la dégradation du service public, incompatible avec une pression fiscale élevée ?  

Dans une interview récente[3], le fiscaliste Michel Bouvier impute le jugement négatif des Français à l’adoption d’une attitude consumériste d’un usager-client qui assimile l’Etat, non plus à l’expression d’une communauté nationale solidaire, mais à un simple prestataire de services et qui constate qu’il n’en a pas pour son argent. S’il est certain que les enquêtes sur les impôts sont l’expression d’une déception face à l’Etat qui ne parvient pas à résoudre les problèmes qui font souffrir la population (chômage ou pauvreté), l’explication paraît franchement inexacte : les réponses ici sont des prises de position politiques sur le fonctionnement du système, pas du tout des réclamations d’usagers.

Le système fiscal est-il responsable, notamment parce qu’il ne serait pas juste ?

L’explication a une large part de vérité.

Tout d’abord l’impôt s’est compliqué, avec un foisonnement de taxes et l’existence de « dépenses fiscales » élevées[4], niches ou exonérations dérogatoires à la norme qui affaiblissent la lisibilité et l’équité du système : comment juger juste un système incompréhensible, surtout si les réformes allègent, en période de crise, la charge des entreprises ou des catégories aisées ? Dans un ouvrage récent[5], un sociologue s’efforce d’expliquer un paradoxe : pourquoi les classes populaires sont-elles les plus hostiles aux impôts alors qu’elles profitent de la redistribution, tandis que les classes aisées les acceptent avec sérénité alors qu’elles payent davantage ? Selon lui, l’opacité de l’impôt est une explication : les catégories aisées savent « se débrouiller » devant l’impôt, l’utiliser, faire des choix. Pour les catégories populaires, l’impôt est une fatalité, une contrainte devant laquelle il faut simplement plier. La décision publique est d’autant plus suspecte qu’elle n’est pas claire.

En outre, avec l’ouverture sur le monde, nous percevons très bien les limites de l’impôt national, non seulement par l’évasion dans des paradis fiscaux situés parfois au cœur de l’Europe mais aussi par l’évitement de l’impôt : les GAFA, en jouant sur la notion de « fait générateur » qu’ils situent, à leur gré, dans tel ou tel pays, symbolisent cette injustice.

De plus, toutes les enquêtes montrent que, sans disparaître, « le soutien à l’Etat providence vacille »[6]. L’opinion publique porte un regard ambivalent sur la solidarité, qui couvrirait des abus : ce thème gangrène l’appréciation portée désormais sur la redistribution, surtout chez les classes moyennes proches des classes populaires, inquiètes d’une dégradation de leur situation et qui n’ont pas le sentiment d’être suffisamment aidées. L’adhésion aux politiques de l’Etat faiblit parallèlement.

 Enfin, évolution majeure, l’impôt, avec la fiscalité environnementale, cherche à changer nos comportements : cette intrusion dans nos modes de vie, acceptée par les catégories aisées, est jugée insupportable par des catégories populaires qui pensent qu’elles n’ont pas de marge de choix.

Le refus de l’impôt, signe que la démocratie fonctionne mal

 Dans un hors-série du périodique « Alternatives économiques » de décembre 2014, «  Y-a-t-il trop d’impôts ? », un universitaire américain, Marc Fleurbaey, auquel il était demandé si la mauvaise opinion que la population avait des impôts ne risquait pas d’avoir des conséquences néfastes pour la démocratie, inversait la perspective : selon lui, c’est la mauvaise santé de la démocratie, la méfiance envers les institutions, le désengagement des citoyens qui explique pourquoi l’impôt n’a pas bonne presse. De ce fait, expliquer qu’il faut rendre l’impôt plus juste, le simplifier et faire œuvre de pédagogie ne suffit pas. Il faut, disait-il, réussir à définir un vrai projet social commun. Nous voici revenus à une question plus fondamentale et plus difficile, celle de la cohésion sociale : de fait, si les enquêtes sur les impôts révèlent quelque chose, c’est une fracture entre catégories sociales, dont les opinions sur ce sujet s’éloignent parfois radicalement. Comment ressouder une société qui se délite et s’oppose ? Sur les impôts et sur le reste ?

Pergama

[1] https://www.ipsos.com/fr-fr/les-francais-percoivent-la-politique-fiscale-comme-inegalitaire

[2] https://www.ipsos.com/fr-fr/les-francais-de-plus-en-plus-crispes-face-aux-impots

[3] Le Monde, 23 novembre 2018

[4] 90 Mds en 2017 (estimation fiche FIPECO)

[5] Enquête sur les contribuables français Antoine Spire, Seuil, 2018,

[6] Titre d’une note du CREDOC de septembre 2014.