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Dialogue social et crises sociales

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La dimension sociale du mouvement des gilets jaunes, la réflexion qui s’en est ensuivie sur le rôle des institutions intermédiaires (pour l’essentiel les syndicats) et, de manière moins visible, la première place conquise aujourd’hui par la CFDT à la suite des élections professionnelles de décembre 2018 dans la fonction publique, tout contribue à reposer la question du dialogue social dans le pays : un des enjeux est le choix entre violences de rue et négociations sociales. C’était en tout cas, en novembre dernier, le sens de la proposition non retenue du secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, de réunir gilets jaunes, associations et partenaires sociaux pour construire ensemble un « Pacte écologique ». Soyons clairs toutefois : un syndicalisme fort n’aurait sans doute rien changé au mouvement des gilets jaunes, qui traduit des aspirations compliquées adressées à l’Etat : désir des classes populaires fragilisées de faire partie des classes moyennes, répartition plus juste des efforts, exigence de visibilité du périurbain oublié…Toutefois, la violence qui s’est alors exprimée (la séparation entre gilets jaunes et casseurs ne tient guère, le mouvement revendiquait la violence comme une arme nécessaire) contamine aussi la sphère sociale, ce qui explique le soutien de l’opinion publique au mouvement, malgré ou plutôt à cause de sa brutalité. Si l’Etat (en fait l’exécutif) est alors en première ligne pour affronter la violence, c’est bien parce qu’il récolte ce qu’il a semé, en sapant les autres modes de représentation. De fait, le dialogue social est en piteux état, depuis un bon moment il est vrai. Il existe pourtant aujourd’hui des signes discrets de renouveau, ce qui peut laisser espérer un autre traitement des crises.

Des syndicats délégitimés, un dialogue social qui ne fonctionne pas bien

Le dialogue social se porte mal d’abord parce que le syndicalisme est faible et discrédité. Au-delà du taux de syndicalisation, réévalué en 2016 à 9 % dans le secteur marchand[1] avec des disparités selon la taille des entreprises et une absence quasi totale dans certains secteurs, au-delà de la participation aux élections professionnelles (elle reste honorable, avec 60 % hors vote des très petites entreprises mais 40 % en les intégrant), l’image des syndicats n’est pas bonne : en 2016[2], son indice de confiance a perdu 7 points depuis 2009. Le baromètre du dialogue social du CEVIPOF publié en juin 2018 relève que seuls 35 % des salariés du privé ou des entreprises publiques leur font confiance (moins qu’aux collègues, à la hiérarchie proche et à la direction de l’entreprise) et que 30 % jugent leur action efficace. Quand il y a dialogue social (ce qui n’est pas le cas dans les petites entreprises), 81 % des salariés pensent qu’il ne fonctionne pas bien : ceux des grandes entreprises publiques le jugent même inexistant[3]. Les critiques portent sur l’excessive politisation des syndicats et leur éloignement des réalités économiques. Elles sont parfois virulentes, traduisant, selon Luc Rouban, la violence accrue des rapports sociaux : les représentants syndicaux sont accusés, y compris par des cadres, d’être inutiles, parfois nuisibles, motivés par l’égoïsme ou la défense de leurs intérêts propres. Pour autant, dans les deux enquêtes de 2016 et 2018, les salariés privilégient la négociation d’entreprises ou de branches sur l’intervention de l’Etat et de la loi, y compris quand il s’agit de faire face aux difficultés économiques. En outre, bien qu’attachés à la défense des droits acquis, les salariés considèrent majoritairement la compétitivité des entreprises comme une priorité et veulent l’améliorer, mais par le dialogue. Majoritairement, ils ne sont pas favorables cependant à la réforme des accords collectifs de 2017 parce qu’ils se méfient de la « flexibilité ».

Des conséquences au niveau des entreprises et au niveau national

 La désaffection des salariés a des conséquences : les rangs des syndicalistes sont de plus en plus clairsemés. Ainsi, selon la DARES[4], 67 % des établissements d’au moins 11 salariés disposent d’une instance de représentation du personnel mais seulement 37 % d’un représentant syndical.  Un établissement sur trois qui devrait disposer d’une représentation du personnel n’en a pas, faute de candidat. L’implication des salariés est en baisse : ils votent moins aux élections professionnelles (- 6 points par rapport aux élections 2011) et sont moins nombreux à participer aux réunions du personnel. Quant à la négociation collective, elle est fortement marquée par les négociations légales et les salariés déclarent peiner à en mesurer les résultats tangibles.

Ce procès en illégitimité a eu écho dans la campagne électorale de 2017. Le programme du candidat Fillon (certes de droite extrême, mais reflétant l’analyse d’une part des chefs d’entreprises et de l’opinion) était d’abolir le monopole syndical dès le premier tour des élections professionnelles, de relever nettement les seuils sociaux à partir desquels la création d’une instance de représentation des personnels était obligatoire et de limiter le temps de délégation. Le syndicalisme était vu alors comme une source de « blocage » du pays. Quant au programme du candidat Macron, il comportait deux objectifs : d’une part, l’encouragement à la négociation « au plus près du terrain » et la prévalence des accords d’entreprises sur les autres (certes revendication traditionnelle du patronat tendant à assouplir la rigueur et l’uniformité de la loi, mais aussi renforcement du dialogue social à ce niveau), d’autre part, l’affirmation des responsabilités exclusives de l’Etat sur deux domaines gérés jusqu’alors par les partenaires sociaux, assurance chômage et formation professionnelle.

Cette ambivalence s’est inscrite dans le droit : il est loisible de lire les ordonnances de l’automne 2017 comme ouvrant à la négociation collective de nouveaux terrains. Les accords dérogatoires « de performance collective », qui ne peuvent être mis en œuvre que s’ils sont « majoritaires », donc acceptés par le personnel, permettent de modifier certains éléments du contrat de travail pour aider l’entreprise à devenir plus performante. C’est donner aux organisations syndicales un rôle de partenaire stratégique de l’entreprise. Mais par ailleurs, au niveau national, le pouvoir n’a accepté, sur les réformes essentielles du droit du travail, de la SNCF ou de la fonction publique, que des procédures de concertation sans négociation.  Quand il a demandé aux partenaires sociaux de négocier, dans le domaine de l’assurance chômage ou de la formation professionnelle, c’est en enserrant les négociations dans un « cadrage » précis et en affirmant haut et fort que, de leurs propositions, il prendrait bien ce qu’il voudrait. Sur l’assurance chômage, les dispositions de la loi « Avenir professionnel » du 5 septembre 2018, qui obligent la négociation à obéir à une trajectoire financière déterminée par l’Etat et aux objectifs d’évolution des règles qu’il fixe, enlèvent toute autonomie aux partenaires sociaux. Ce traitement humiliant a été théorisé : dès la campagne, le candidat Macron jugeait que les partenaires sociaux ne devaient pas avoir de rôle au niveau national, où « ils font plus de politique que de dialogue social », la défense de l’intérêt général ne relevant que de l’Etat. Pourtant, la justification qui sous-tendait cette attitude (la volonté de l’Etat de construire une assurance universelle professionnelle pour faciliter les mobilités) a fait (en partie) long feu : certes, la nécessaire réforme de la formation professionnelle voulue par l’Etat a mis fin à une gestion critiquable des fonds par les partenaires sociaux et donne de l’espoir ;  mais l’insertion dans l’assurance chômage de dispositions concernant les démissionnaires et les non-salariés n’aura quasiment pas d’impact : il est difficile de greffer des ambitions radicalement différentes sur un système de protection sociale traditionnelle.  Reste que le dialogue social au niveau national (décisif en France compte tenu de la place de l’Etat) a perdu de sa force depuis près de 2 ans.

 Un dialogue social inadapté aux évolutions du monde ou au contraire indispensable ?

 Faut-il se résigner à la perte d’influence des syndicats et à l’étiolement du dialogue social ?

Les économistes ont recherché les causes de l’affaiblissement des syndicats et du dialogue social que l’on constate dans de nombreux pays : les transformations du travail productif ont joué, avec la désindustrialisation et les exigences de compétitivité qui se sont souvent traduites par une précarisation d’une partie des travailleurs, exclue de facto de la protection des salariés ordinaires. Ainsi, une analyse de J. Freyssinet rédigée pour le BIT[5] met en cause la mondialisation et la financiarisation des entreprises, qui ont déconnecté lieux de production et de prise de décision, les dirigeants locaux se soumettant à la pression d’actionnaires parfois très éloignés des préoccupations de gestion des ressources humaines. En outre, le dialogue social traditionnel peine à s’adapter aux évolutions technologiques et de l’organisation du travail, disparition ou transformation de certains emplois, mobilité professionnelle, intensification du temps et de la charge de travail et, parfois, questions sur le statut social du travailleur juridiquement indépendant mais économiquement dépendant. Enfin, dit J. Freyssinet, les syndicats ont longtemps fondé leur action sur l’exigence de partage des fruits de la croissance et de la productivité, modèle remis en cause par la crise : les accords de « contreparties » conclus pour faire face à des difficultés que l’on espère temporaires, modération salariale contre garantie de maintien de l’emploi, ne peuvent représenter un mode durable de régulation des rapports sociaux.

En France, s’ajoute le poids de l’Etat et l’extension du domaine de la loi : les syndicats ont peu de place dans l’élaboration du droit du travail. Les accords qui s’intègrent au droit viennent traditionnellement compléter ou améliorer la loi, rarement se substituer à elle[6]. La tradition autoritaire d’un patronat français qui pratique encore, notamment dans les PME, la discrimination syndicale, et l’idéologie d’une partie des syndicats français peu ouverts à la négociation et davantage imprégnés de la culture du maintien des acquis et du refus des changements, complètent le tableau des causes.

 Inversement, et on le voit bien aujourd’hui, un climat social dégradé favorise la violence et l’exaspération contre l’Etat. Plusieurs études[7] suggèrent que, si la présence de syndicats forts n’implique pas nécessairement une meilleure performance économique, en revanche, l’absence de dialogue emporte des conséquences économiques négatives : ainsi, la méfiance entre partenaires sociaux qui caractérise la France[8] est rendue responsable de la difficulté d’adaptation des entreprises (c’est le diagnostic de Louis Gallois dans le Pacte pour la compétitivité de l’industrie française de 2012), voire de l’ampleur du chômage (voir l’analyse du Centre d’orientation pour l’emploi, Les causes du chômage, 2008). Il faut donc protéger le dialogue social, qui est, comme les syndicats, mortel.

Quelques signes positifs bien fragiles encore

Premier signe positif, le bilan, encore provisoire, de la mise en place des ordonnances de 2017 que France Stratégie a fait paraître ce mois de décembre[9] : lors de la discussion sur les ordonnances, les conditions de rupture du contrat de travail et l’institution des CSE (Comités économiques et sociaux) retenaient le plus l’attention. La possibilité de négocier autrement était moins bien appréhendée. Il semble aujourd’hui que, majoritairement, la mise en place des CSE se fera a minima, sans évolution du rôle des représentants du personnel.  Cependant, l’on décompte déjà 500 accords ratifiés par référendum dans les entreprises de 1 à 20 salariés, le plus souvent sur le temps de travail, 3 accords de branche sur les contrats de chantier et le recours aux CDD et 47 accords de performance pourtant sur la mobilité interne, le temps de travail et la rémunération :  3 ans après l’institution des accords de maintien dans l’emploi en 2013-2014, l’on n’en décomptait pas plus de 10. L’analyse qualitative des accords reste à faire mais un mouvement se dessine : des accords collectifs dérogatoires à la loi peuvent être considérés comme profitables à la fois à l’entreprise et aux salariés en les associant à la préparation de l’avenir. La manière dont la compétitivité des entreprises va se développer peut donc devenir un objet de négociation sociale. S’ils y contribuent, les salariés ne peuvent pas ressentir les sentiments de colère et d’abandon des personnes interrogées dans l’enquête CEVIPOF sur le dialogue social.

En outre, depuis plusieurs années, des exigences nouvelles se font jour à l’égard des entreprises, qui ont à rendre compte de leur responsabilité sociale ou écologique.  Certes, le projet de loi PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), qui devait, sur le fondement du rapport Notat-Sénard[10], encourager les entreprises à une gouvernance plus ouverte aux « parties prenantes » (salariés, clients, associations…) est plutôt décevant :  même s’il modifie symboliquement la définition des « sociétés » figurant à l’article 1833 du Code civil, il s’est recentré au final sur des ambitions plus plates, augmentation de taille, atténuation des seuils sociaux et facilités données aux investissements,. Mais, au-delà des obligations de RSE existantes[11], le débat s’est ouvert : qu’est-ce que les entreprises doivent à la société ? En termes de qualité de l’emploi ? De respect de l’environnement ? De probité ? D’écoute de leurs salariés et de leurs clients ? Ces exigences vont s’amplifier et le dialogue social y prendra sa place.

Lions ces thèmes au programme de la CFDT, désormais premier syndicat de France, sur la qualité de la vie en entreprise, sur le droit d’expression des salariés, sur le sens du travail tel qu’il ressort d’une enquête réalisée par ce syndicat auprès de la population[12]. La CFDT revendique aussi un partage du pouvoir dans l’entreprise, en donnant aux représentants des salariés une place plus grande dans les conseils d’administration. Le dialogue social est appelé à l’avenir à ne plus seulement réclamer des avantages financiers mais aussi des droits, droit au partage du pouvoir et droit à l’expression : ce sera sa chance et sa nécessité, à l’inverse de la violence brutale qui peut s’exercer dans nos rues.

Pergama

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Dares, la syndicalisation en France, mai 2016 (mesure sur 2013)

[2] TNS Sofres, « L’image des syndicats auprès des Français », janvier 2016.

[3]La double fracture du dialogue social, Luc Rouban, 2018, site CEVIPOF, commentaire des résultats du baromètre,  https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/Dialogue_social_Luc_Rouban_note1.pdf

[4] Les relations professionnelles en 2017 : un panorama contrasté du dialogue social dans les établissements ? DARES, avril 2018

[5] Le dialogue social, nouveaux enjeux, nouveaux défis, Jacques Freyssinet, Bureau international du travail, novembre 2017

[6] L’institution d’accords dérogatoires à la loi date de 2004 mais surtout de l’ANI de 2013. Les ordonnances de 2017 ont renforcé le mouvement.

[7] Notamment M. Ferracci et F. Guyot, Dialogue social et performance économique, Presses de science-Po, 2015

[8] Voir dans la lettre Trésor-Eco, Trente ans de modernisation du dialogue social en France, janvier 2016, le classement du Word economic forum sur la perception de la qualité des relations entre employeurs et employés : la France est 116e sur 140

[9] Evaluation des ordonnances relatives au dialogue social et au droit du travail, France stratégie, décembre 2018

[10] L’entreprise, objet d’intérêt collectif, rapport aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des finances et du Travail, des N. Notat, J-D Sénard, mars 2018

[11] Loi du 15 mai 2001 relative aux « Nouvelles régulations économiques » (obligations de « reporting » des entreprises cotées sur les conséquences environnementales et sociales de leur activité) ; ordonnance du 19 juillet 2017 relative à la publication d’informations non financières par certaines grandes entreprises et certains groupes d’entreprises ; loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique qui oblige à un dispositif de prévention de la corruption ;  loi du 27 mars 2017 qui oblige les sociétés mères et donneuses d’ordre à un devoir de vigilance à l’égard de leurs filiales et sous-traitants pour maitriser les risques liés aux droits des personnes, à la santé, à l’environnement.

[12] Parlons travail, 2017