Loi “fake-news” : nécessaire et suffisante?

Dialogue social et crises sociales
23 décembre 2018
Protection des mineurs et des jeunes:tant de carences à réparer
6 janvier 2019

Loi “fake-news” : nécessaire et suffisante?

Lors de la campagne présidentielle, le candidat E. Macron a été victime « d’infox », si l’on met sous ce terme des rumeurs calomnieuses, répandues massivement, de manière volontaire et organisée, sur les réseaux sociaux, par des personnes physiques ou morales aux intentions malveillantes.

La plainte qu’il a déposée alors pour tentative de détournement de suffrages n’avait pas abouti un an plus tard et l’on ne sait pas si elle a aujourd’hui permis de remonter aux auteurs présumés de l’attaque, dont l’équipe du candidat Macron ne se cachait guère de soupçonner qu’ils étaient russes. Cette péripétie de la campagne, qui n’a pas eu en France les répercussions que des manœuvres similaires ont eues à l’étranger, a conduit le Président à proposer de légiférer pour contenir de telles manœuvres. Deux propositions de loi ont été déposées en ce sens en mars 2018, une proposition de loi organique (la Constitution prévoit que les modalités de l’élection du Président de la République, qui sont, en l’occurrence, modifiées, sont fixées par une loi organique) et une proposition de loi ordinaire. Les deux lois « relatives à la lutte contre la manipulation de l’information » ont été promulguées le 22 décembre 2018.

Lors des débats préparatoires au vote, les échanges ont été extrêmement vifs, au sein du Parlement comme dans la presse : le Sénat a refusé d’examiner ces textes pour des raisons de principe tenant, disait-il, à la protection de la liberté d’expression ; la plupart des articles de presse rédigés sur ce sujet jugent la loi au mieux inutile (il existerait déjà d’autres textes permettant de répondre au problème posé), au pire, dangereuse pour la liberté d’expression. Regardons.

La loi, contenu et réserves d’interprétation

 Les dispositions de la loi sont les suivantes :

1° Pendant les 3 mois précédant des élections générales, les opérateurs de plateformes numériques ont obligation de fournir une information sur l’identité des personnes physiques ou morales qui les rémunèrent pour faire la promotion de contenus d’information se rattachant à un débat d’intérêt général ; elles doivent faire connaître le montant des rémunérations versées à ce titre ; le registre contenant ces informations est à la disposition du public ;

2° Les opérateurs de plateformes ont désormais mission de lutter contre la diffusion de fausses informations, en facilitant leur signalement par les utilisateurs, en rendant transparents les algorithmes utilisés, en luttant contre les comptes propageant massivement des fausses informations, en informant les utilisateurs sur la nature, l’origine et les modalités de diffusion des contenus, en participant à l’éducation à l’information ;

3° Les opérateurs doivent désigner un représentant légal sur le territoire français servant d’interlocuteur pour la mise en œuvre de leurs obligations ;

4° Pendant les 3 mois précédant des élections générales, le ministère public, un candidat, un parti ou toute personne ayant intérêt à agir peuvent saisir le juge des référés, s’ils constatent que des allégations inexactes ou trompeuses de nature à altérer la sincérité d’un scrutin sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication en ligne, afin que celui-ci prescrive aux personnes assurant la diffusion de ces informations de la faire cesser ; le juge a 48 h pour se prononcer et la Cour d’appel 48 heures également ;

5° Le Conseil supérieur de l’audiovisuel peut refuser de signer une convention avec un service de radio et de télévision si sa diffusion présente un risque grave d’atteinte à la dignité de la personne humaine, à la liberté et à la propriété, au caractère pluraliste de l’expression, à l’ordre public, aux besoins de la Défense nationale ou aux intérêts de la Nation. Si le média concerné est une personne morale contrôlée par un Etat étranger ou placé sous son influence, la demande de convention peut être appréciée au regard des contenus édités sur d’autres services de communication opérant par voie électronique.

Le Conseil peut, pendant la période précédant une élection, suspendre la convention conclue avec des médias de ce type en cas de diffusion de fausses informations.

Il peut résilier la convention avec ces mêmes médias si le service porte atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, dont le fonctionnement régulier de ses institutions, notamment par la diffusion de fausses informations. Il peut là aussi tenir compte, pour prendre une telle décision, des contenus édités par voie électronique par le média concerné.

6° Le Conseil supérieur de l’audiovisuel reçoit mission de participer à la lutte contre les fausses informations : il fait des recommandations aux plateformes numériques et s’assure du respect de leurs obligations en ce domaine.

Dans sa décision du 20 décembre 2018, le Conseil constitutionnel a jugé que les obligations imposées par la loi aux opérateurs de plateformes en ligne ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre. S’agissant de la saisine du juge des référés, il juge que le législateur est en droit de réglementer les abus de la liberté d’expression surtout sur des plateformes en ligne qui se prêtent facilement à des manipulations massives et coordonnées de l’information. Il faut cependant que, dans tous les cas où une action est entreprise sur ce fondement, le caractère trompeur des informations diffusées soit manifeste, de même que le risque de fausser les résultats du scrutin.

Une loi inutile parce que redondante avec d’autres textes ? Non  

Nombreux sont les juristes, qui, avec plus ou moins de bonne foi, ont souligné que le droit permettait déjà de réprimer les délits visés par les nouvelles lois. Ainsi, l’article 27 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse punit la publication ou la reproduction « par quelque moyen que ce soit » (donc pas seulement par la presse au sens traditionnel du terme) de « nouvelles fausses », de mauvaise foi et troublant ou susceptible de troubler la paix publique. C’est aussi le cas de l’article L. 97 du Code électoral qui réprime le détournement de suffrages à l’aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou manœuvres frauduleuses.

De même, l’article 54 de la loi de 1881 réduit à 24 heures le délai entre la citation et la comparution en cas de diffamation ou d’insulte envers un candidat pendant la période électorale, ce qui peut s’apparenter à un « référé », sachant que la diffamation (« toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé », selon l’article 29 de la loi) obéit à une caractérisation mieux cernée que la fausse nouvelle.

Cependant, pour pouvoir réprimer ces faits, encore faut-il pouvoir identifier leur auteur. Lorsque le crime et délit est commis par voie de presse (même en ligne), le directeur de la publication en est le responsable principal.  Lorsque le délit est commis en utilisant un réseau social électronique, la personne physique ou morale à l’initiative d’une opération de désinformation ou d’une diffamation, qui n’est qu’un adhérent au réseau, n’est pas toujours identifiable et la référence à la loi de 1881 ou au Code électoral n’apporte alors pas de solution.

En est-il de même de l’article 6 de la loi 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique ? Il y est dit que les services de communication au public en ligne sont soumis à certaines dispositions de la loi de 1881 sur la liberté de la presse interdisant l’apologie de certains crimes ou la provocation à les commettre. Surtout, l’article 6 indique que les opérateurs de plateformes numériques sur lesquelles échangent des internautes ne peuvent voir leur responsabilité civile ou pénale engagée que si, avertis du caractère illicite des activités d’un utilisateur ou du contenu des informations stockées, ils n’ont pas agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible. Autrement dit, les opérateurs ont, dans certains cas, obligation d’agir. Cependant, les conditions de signalement des activités ou messages délictueux ou criminels imposent d’indiquer la localisation précise des faits (une URL, un numéro ou un identifiant selon la plateforme d’hébergement). Dans certains cas, cette localisation ne mène nulle part et la multiplicité des messages est trop foisonnante pour que la méthode soit utilisable. Là encore, la spécificité de l’utilisation des réseaux sociaux pour diffuser des infox à partir de dizaines de faux comptes activés par des équipes professionnelles payées par certains Etats n’est pas prise en compte.

De fait, dans son avis du 19 avril 2018, remarquablement bienveillant sur les deux propositions de loi, le Conseil d’Etat[1], après avoir énuméré les différents textes qui répriment la diffusion des fausses informations, reconnaît que « l’actualité récente a révélé que la diffusion de fausses informations s’effectue désormais selon des logiques et des vecteurs nouveaux », « résultant de stratégies délibérées » mises en œuvre par des acteurs y compris étrangers cherchant à influer sur le cours des élections avec d’importants moyens financiers et technologiques. En outre, il reconnaît la spécificité de la logique économique des plateformes de réseaux sociaux qui valorisent les contenus payants et ceux suscitant le plus de controverses, adressant de plus les messages les plus troubles aux publics qui sont les plus disposés à les rediffuser. Dans ces conditions, le Conseil d’Etat considère que le droit actuel ne permet pas de répondre à l’intégralité des risques induits par ces nouvelles pratiques.

Une loi dangereuse pour la liberté de la presse ? Non

 Certains juristes incriminent une définition trop floue ou difficile à appréhender de la fausse information, d’autant que, jusqu’à présent, les textes utilisaient plutôt la notion de « fausse nouvelle ».  Toutefois, les formulations actuelles de la loi et celles utilisées lors des travaux préparatoires proviennent de l’avis du Conseil d’Etat. Celui-ci a d’abord demandé l’utilisation exclusive de la notion de « fausse information » pour la distinguer de la fausse nouvelle, qui, selon la jurisprudence de la Cour de Cassation, se rattache à un fait précis et circonstancié non encore divulgué et dont la fausseté est évidente. Le Conseil a admis que la fausse information, plus large, puisse recouvrir « des informations dépourvues de tout élément de fait contrôlable de nature à les rendre vraisemblables » (il définit la fausse information de manière plutôt précise, comme ce qui n’offre aucune prise au contrôle, ce qui correspond à une définition finalement pratique, en tout cas utilisable). Cette définition les distingue bien de l’expression d’opinions et de jugements de valeur dont la censure porterait atteinte à la liberté d’opinion. De plus, le Conseil a recommandé, pour éviter que la loi ne porte une atteinte excessive à la liberté d’expression, de souligner que la diffusion de fausses informations doit relever d’une intention délibérée de nuire et, en particulier, s’agissant de la période précédant des élections générales, de fausser les scrutins, ce que, de fait, le texte de loi précise désormais.  La définition de la fausse information est claire et ne menace pas la liberté d’expression.

De plus, il est clair que, s’agissant de la demande de référé, la presse n’est pas visée, qui peut d’ailleurs être sanctionnée, en cas de délit, par d’autres voies plus traditionnelles, notamment grâce aux dispositions de la loi de 1881 sur la diffamation. Le texte de la loi contre la manipulation de l’information dit bien que le juge des référés n’est saisi que « lorsque des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication au public en ligne » :  la cible est claire.

Enfin, contrairement à ce qu’avancent certains commentateurs, il n’existe aucune contradiction entre la protection des données personnelles et le fait de révéler l’identité d’un internaute dont les actes sont répréhensibles. Le Conseil d’Etat considère même que l’obligation faite alors aux plateformes est pertinente au regard de l’objectif d’informer les citoyens sur l’identité des acteurs susceptibles d’influer sur les élections, d’autant que la publicité électorale est interdite en période d’élections, y compris l’achat de liens commerciaux en vue d’obtenir un meilleur référencement.

Pourquoi alors tant de craintes et d’évocation du danger que représenterait la loi pour la liberté d’expression ? Au Parlement, l’opposition au texte a été de nature exclusivement politique, sans grande bonne foi. Certains avocats en ont également manqué (tel l’un d’entre eux qui expliquait dans tous les médias, citations tronquées à l’appui, que le Conseil d’Etat avait jugé la loi inutile). La plupart des avis étaient cependant partagés, reconnaissant la nécessité de lutter contre la désinformation et craignant les risques de débordement des mesures prises : les médias n’apprécient pas l’intervention de l’Etat dans le droit d’expression et, de fait, quelques dispositions de la loi (par exemple celles qui imposent aux opérateurs de plateformes de privilégier les entreprises et agences de presse reconnues), peuvent chiffonner. Pour autant, les commentateurs ont parfois « surjoué » leurs craintes, feignant de croire que la loi obligerait à ne publier désormais que des informations vérifiables en quelques heures », autoriserait « les retraits de contenu »[2], ou imposerait une « présomption de fake-news ». La presse devrait pourtant plutôt se réjouir de voir la lutte contre la désinformation s’intensifier.

 Une loi insuffisamment efficace ? On peut le craindre, au moins pour une part

 La loi s’efforce de lutter contre des pratiques détestables visant à semer le désordre dans le pays et à fausser les élections. En ce sens, les nouvelles obligations imposées aux opérateurs de plateformes (et qui viennent compléter celles auxquelles ils étaient déjà soumis par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique) sont bienvenues, de même que les nouvelles compétences données au Conseil supérieur de l’audiovisuel. Sur un point, les mises en garde des commentateurs de la loi paraissent fondées : la disposition prévoyant le recours au juge des référés sera délicate à faire jouer, même si son utilité paraît relever de l’évidence. Le juge aura peu de temps pour qualifier des faits de « fausses informations » et le demandeur lui-même aura du mal à prouver (ce sera à lui de le faire) que l’allégation ne présente aucun caractère de vraisemblance. Le Conseil d’Etat craint de plus que la mesure décidée par le juge arrive trop tard et certains commentateurs craignent aussi, si le juge décide de ne pas d’empêcher la diffusion, que l’information ayant suscité le recours ne soit, à tort peut-être, considérée comme exacte. Pour autant, la loi ne pouvait que prendre ce risque : qui aurait compris que la justice ne puisse être saisie, avec un espoir même minime d’efficacité, dans ce genre d’attaques ?

 

L’avenir dira s’il faut encore durcir le droit à l’égard des hébergeurs, ce qui est sans doute souhaitable, pour les rapprocher le plus possible des éditeurs de contenu qui se portent garants de celui-ci. Les autres pays (l’Allemagne, le Royaume-Uni) ont en tout cas bien compris que l’heure avait sonné de dispositions dépassant les simples codes de bonne conduite, même si les unes n’excluent pas les autres. L’Europe est en retard, qui, pour l’instant, ne table que sur une responsabilisation fragile des opérateurs numériques.

L’essentiel ici est de ne pas confondre deux cibles de la lutte contre les infox, même si elles ont, indéniablement, des liens : la première concerne la diffusion d’informations erronées ou falsifiées qui satisfont la colère sociale voire la haine de certains internautes, parce qu’ils y voient la preuve des complots auxquels ils croient. Dans ce cadre, l’information est souvent un mélange de vrai, de faux, de sous-entendus et d’interprétation tendancieuse, où les faits se mêlent inextricablement aux opinions. La réponse est alors l’éducation à l’information, le fact checking, la réfutation méthodique des rumeurs. La seconde cible concerne les pouvoirs politiques parfois étrangers qui définissent et financent une stratégie de déstabilisation : dans ce cas, contre les infox massivement diffusées par des trolls payés, la voie répressive est nécessaire.

Pergama

30 décembre 2018

[1] S’agissant d’une proposition (et non d’un projet) de loi, la saisine du Conseil d’Etat n’est pas automatique. Le 5e alinéa de l’article 39 de la Constitution permet cependant au Président d’une Assemblée de transmettre au Conseil d’Etat pour avis une proposition de loi déposée par un de ses membres sauf si celui-ci s’y oppose.

[2] https://www.village-justice.com/articles/fake-news-loi-relative-lutte-contre-manipulation-information-est-que-projet-loi,29257.html ainsi que http://www.regards.fr/politique/article/loisurlesfakenewsoncreeunelibertedexpressionadeuxvitesses  ainsi que La Tribune, 6 juin 2018 « L’adoption de la loi anti-fake news de Macron repoussée à cause des polémiques »