Protection des mineurs et des jeunes:tant de carences à réparer

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Protection des mineurs et des jeunes:tant de carences à réparer

L’année 2018 restera une année de remise en cause des politiques sociales et pas seulement à cause des récentes manifestations réclamant une amélioration du pouvoir d’achat et de la justice fiscale. Si l’on prend le prisme de l’enfance et de la jeunesse en danger, c’est l’année où ont été établis des constats de carences graves, tant sur l’aide sociale à l’enfance que sur la justice des mineurs, avec des amorces de réponse, encore partielles et hésitantes.

Enfance et jeunes en danger : la question des moyens

 Le service de l’aide sociale à l’enfance (ASE) se situe au carrefour de la protection administrative des enfants et des jeunes, confiée au Président du Conseil départemental, et de la protection judiciaire exercée par le Procureur de la République et le juge pour enfants.  Le service intervient de lui-même si une famille rencontre des difficultés qui peuvent mettre en danger la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur ou compromettre son éducation ou son développement. Il propose alors une aide matérielle ou une mesure éducative à domicile (AED), voire recueille les enfants avec l’accord des familles. Par ailleurs, il centralise le dispositif de « signalement » à la justice de l’enfance en danger (enfants maltraités ou négligés). Le juge quant à lui intervient lorsque le danger est avéré ou que les conditions d’éducation sont gravement compromises. Il peut ordonner une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO), confiée à des éducateurs d’associations spécialisées le plus souvent. Il peut aussi, selon l’intérêt de l’enfant, le confier à un établissement ou au service de l’ASE. La dépense est, dans tous les cas, financée par le département. Les données disponibles montrent que les interventions judiciaires sont largement dominantes (80 % en 2017[1]). L’ASE, service d’une collectivité territoriale, est, dans les faits, un opérateur de l’Etat.

Sur le long terme certains constats sont préoccupants. Les dépenses de l’ASE n’ont cessé de croître, notamment depuis 2008 : + 11,3% en euros constants jusqu’au 2012, puis seulement + 4,6 % de 2012 à 2016. Cette croissance se justifie en partie par l’augmentation constante des mesures (pendant la période, le nombre d’enfants pris en charge a augmenté de 13 %[2]) mais pas seulement. Le poids des dépenses d’hébergement des enfants et des jeunes est écrasant par rapport aux dépenses d’action éducatives engagées en milieu de vie ordinaire (plus de 92 % des coûts de prise en charge). Or, c’est essentiellement l’augmentation des coûts en ce domaine (qui croît davantage que le nombre des enfants accueillis) qui génère la croissance de dépenses. La conclusion semble s’imposer : même si l’on peut arguer de la nécessité de rénover ou de mieux encadrer certains établissements et de mieux rémunérer les familles d’accueil, même si les disparités semblent importantes entre départements[3], l’ASE paraît ne pas donner la priorité aux dépenses éducatives de prévention. L’Observatoire national de l’action sociale[4] indique en 2018 que le prix moyen d’une mesure AEMO (3400 € par an[5]) est devenu notoirement insuffisant pour une prise en charge correcte, au point qu’une AEMO « renforcée » a vu le jour, avec un coût moyen supérieur de 21 000€. Il faudrait connaître la périodicité réelle des contacts d’un éducateur mandaté en AEMO avec l’enfant, le jeune ou la famille qu’il est censé suivre : certaines études la situent à moins d’une heure par mois[6], ce qui ne correspond pas à un travail sérieux.

Surtout, depuis plusieurs années, dans certains départements (essentiellement la Seine Saint Denis, le Nord, les Bouches du Rhône, où le taux de pauvreté est important), sont signalés des retards importants de prise en charge des mesures décidées par le juge.  La lettre publiée par Le Monde du 5 novembre 2018 des juges pour enfants de la Seine-Saint-Denis (« Notre alerte est un appel au secours ») mentionne des délais de prise en charge d’AEMO pouvant atteindre 18 mois après prescription, ce qui prive de sens l’intervention judiciaire et met en danger les enfants signalés, parfois battus ou négligés. De manière étonnante, les documents officiels sur la protection des enfants (ainsi la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfance ou le plan interministériel de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants pour 2017-2018) ne mentionnent pas la dégradation de la disponibilité des équipes de prise en charge[7]. Le plan de lutte contre les violences traite du repérage des violences, de la vigilance à renforcer et de la formation des personnes, jamais du manque de moyens. La ministre actuelle, A. Buzyn, annonce pour 2019, une nouvelle Stratégie nationale de protection de l’enfance : établir un bilan d’ensemble sur les délais de mise en place des mesures, en étudier les causes et édicter des obligations, voire des normes de personnel, serait sans doute nécessaire[8]. Il est pourtant douteux que ces points y figurent : interpellée sur la lette des juges pour enfants de Bobigny, la ministre de la justice a renvoyé à la seule responsabilité des départements. Outre que les départements, malgré la décentralisation, sont largement tributaires des moyens donnés par l’Etat, l’Etat peut-il se désintéresser de la déliquescence d’un service public de l’enfance tout en affirmant parallèlement ses préoccupations pour la protection des enfants? A l’évidence non.

Prévenir les ruptures et la mise à la rue ?  

 Un rapport du Conseil économique, social et environnemental « Prévenir les ruptures dans les parcours de protection de l’enfance » (juin 2018) s’interroge sur la manière d’éviter les multiples ruptures de prise en charge dont sont particulièrement victimes, lors de leur prise en charge à l’ASE, les enfants « difficiles », souffrant de troubles psychiatriques ou de handicaps. Il traite surtout le cas des jeunes recueillis par l’ASE et brutalement sommés, à 18 ans, d’assumer une autonomie à laquelle ils sont mal préparés. Un grand nombre de ces jeunes ne bénéficient pas en effet du « contrat jeune majeur » prévu par les textes (de manière facultative, il est vrai) ou, quand ils en bénéficient, c’est avec des durées réduites qui les insécurisent.  Le rapport déplore alors l’extrême précarité auquel sont exposés ces jeunes (35 % des SDF de 18 à 24 ans sont d’anciens de l’ASE) et le gaspillage que représente une prise en charge coûteuse qui se termine par une mise à la rue.  Le constat n’est pas nouveau :  les annales des diverses associations d’entraide des enfants de l’ASE sont riches de témoignages bouleversants de jeunes qui ont vécu leur majorité comme une exclusion brutale et traumatisante. Quant au rapport sénatorial Dini-Meunier de 2014 préparatoire à la loi du 14 mars 2016, il soulignait déjà « une prise en charge à géométrie variable des jeunes majeurs » mais ne proposait pas grand-chose. Même si la jurisprudence en ce domaine se montre désormais protectrice[9], il serait utile de légiférer : c’est ce que propose le CESE, avec une variante intéressante qui consisterait à inscrire dans le droit commun le droit de tout jeune en difficulté à un accompagnement vers l’insertion et à une garantie de ressources : la garantie jeunes mise en place en 2013 a déjà (presque) posé ce principe.  C’est l’objectif également d’une proposition de loi déposée en 2018 et adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale : la prise en charge des jeunes majeurs de l’ASE deviendrait obligatoire jusqu’à 21 ans et pourrait se prolonger jusqu’à 25 ans.

Mineurs étrangers non accompagnés : vers un progrès du droit ?

 Les mineurs étrangers isolés doivent être pris en charge par les services de l’ASE en vertu de l’article L112-3 du Code de l’action sociale et des familles qui dispose : « La protection de l’enfance a également pour but de prévenir les difficultés que peuvent rencontrer les mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille et d’assurer leur prise en charge ». Cette disposition est conforme aux engagements internationaux de la France, la convention internationale des droits de l’enfant (articles 3-1 et 20) indiquant que tout enfant privé provisoirement ou définitivement de son milieu familial a droit à une protection et à une aide spéciale de l’Etat.

Les départements se sont plaints toutefois d’une charge inégale, trop lourde (elle s’alourdit encore aujourd’hui, 15 000 mineurs isolés ont été pris en charge par l’ASE en 2015 et 25 000 en 2017) et ont fait appel à l’Etat. Une disposition de la loi du 14 mars 2016 permet une répartition des mineurs admis à l’ASE sur le territoire. De plus, après un premier protocole de 2013 de prise en charge financière par l’Etat des 5 premiers jours de « mise à l’abri », l’Etat a défini une participation exceptionnelle, ce qui le conduit à prendre en charge en 2018 environ 15 % des dépenses. Un rapport conjoint rédigé par plusieurs inspections générales et l’association des départements de France[10] a proposé deux options, dont l’une envisageait, sur pression de départements fortement désireux de se débarrasser du problème, que l’Etat devienne juridiquement responsable des mineurs isolés, ce qui l’obligerait à construire des centres d’accueil et à se doter d’une administration spécifique. Un tel choix serait économiquement déraisonnable et sans doute non conforme à la Constitution. Le statu quo juridique devrait donc perdurer mais avec une aide de l’Etat : pour 2019, l’aide devrait augmenter.

Reste que les textes, au-delà de l’organisation d’une répartition des mineurs isolés entre départements, prévoient depuis 2016 une procédure d’évaluation harmonisée de la situation des mineurs pour vérifier tant leur isolement que leur minorité : entretien social, vérification de l’authenticité des documents d’état-civil s’il en existe, et surtout procédure prévue à l’article 388 du Code civil, examen radiologique osseux réalisé sur décision judiciaire et après accord du mineur. Cet article, sans doute à cause des réticences exprimées par toutes les autorités de santé qui précisent que de tels tests ne permettent pas de donner l’âge d’une personne, indique que les conclusions des tests ne peuvent permettre à elles seules de déterminer la minorité. C’est pourtant ainsi qu’ils sont utilisés, de même que le développement pubertaire est pris en compte alors que l’article 388 l’interdit.  Si, comme les textes l’affirment, le doute doit profiter au jeune, il sera intéressant de connaître les suites que le Conseil constitutionnel va réserver à la QPC[11], soutenue par le Défenseur des droits, formée par un jeune non admis à l’ASE pour avoir refusé de passer ces tests : pour autant, c’est autant l’article du Code civil qui est en cause que son interprétation.

Il est probable que certains jeunes majeurs cherchent indûment une protection à l’ASE. Faut-il pour autant prendre le risque de rejeter des mineurs à la rue ? Et la société française a-t-elle tant intérêt à laisser de jeunes majeurs errer dans ses rues, ce qu’elle accepte pourtant sans trop broncher ?

La justice des mineurs : rapiéçage en vue ?

 La justice des mineurs est en crise : le premier signe en est l’augmentation constante du nombre de mineurs privés de liberté alors que la délinquance des mineurs n’augmente pas (jusqu’en 2016) ou peu (depuis lors). En 2017, la ministre de la Justice a saisi la Commission nationale consultative des droits de l’homme pour étudier ce phénomène : il s’avère que les textes ont changé, « surpénalisant » certains délits propres aux jeunes, accélérant les procédures au point de les rendre expéditives. Il s’avère aussi que les juges sont systématiquement plus sévères. La création des Centres éducatifs fermés aurait pu freiner l’incarcération mais elle a renforcé la tendance générale. La CNCDH conclut à un brouillage de la distinction entre mesure éducative, sanction éducative et peine, à l’abaissement de fait de la majorité pénale à 16 ans, au choix implicite de privilégier l’enfermement (pourtant coûteux et contesté, certains CEF ne parvenant même pas à fonctionner, tant la vie y est difficile pour le personnel) à un suivi en milieu ouvert aujourd’hui en déshérence. Or, la réforme de la justice en cours d’adoption prévoit la création de 20 nouveaux centres…

Le Sénat a en 2018 commandité une mission d’information sur la situation des mineurs enfermés. Il voit dans l’augmentation de l’enfermement une dérive par rapport à l’esprit de l’ordonnance de 1945, dont il conseille la réécriture pour qu’elle réaffirme mieux les principes d’origine. Il souhaite privilégier les établissements pour mineurs sur les quartiers pour mineurs des établissements pénitentiaires, souligne la fragilité des CEF, qui pourraient pourtant être autre chose que l’antichambre de la détention, voudrait que la palette des alternatives à la détention s’enrichisse et insiste enfin sur le travail de prévention à mener en amont et sur la prévention des sorties sèches.

Dans ce contexte de prise de conscience, une réécriture de l’ordonnance de 1945 serait sans doute utile pour remettre à plat une politique qui, tout en prétendant continuer à appliquer le principe de primauté de l’éducatif sur le répressif, s’en écarte notablement. Or, si la ministre de la Justice a demandé récemment au Parlement l’autorisation de réformer la justice des mineurs par ordonnance, elle semble s’orienter vers des réformes essentiellement de procédure, avec une accélération des jugements statuant sur la seule culpabilité des mineurs (quand il n’y a pas besoin d’investigations) et en différant le prononcé de la peine après un temps d’observation. C’est sans doute un progrès, ce n’est pas la grande réforme attendue…

La période actuelle est saisissante : les principes sur lesquels se sont construits le droit et les pratiques de la protection des enfants et des mineurs restent inscrits dans les textes et pourtant, en période de difficultés (crise financière, doute sur les missions, intensification des flux migratoire, survalorisation de la sanction), ils s’affaissent. La dureté des choix politiques et judiciaires étonne. Parallèlement pourtant, certaines institutions résistent, rappellent les valeurs, avancent des propositions. Le dialogue n’est pas clos.

 Pergama, 8 janvier 2019

[1] 341 000 mesures d’aide sociale à l’enfance en cours fin 2017, Etude et résultats, DREES, octobre 2018

[2] Rapport 2017 de l’Observatoire national de la protection de l’enfance

[3] La population des enfants suivis en protection de l’enfance, les disparités départementales, ONPE, septembre 2018

[4] Site de l’ODAS, compte rendu de l’audition de l’ODAS par la Cour des comptes, mai 2018

[5] Selon le CESE, le coût moyen d’une journée en établissement serait de 180 à 200€, en famille d’accueil de 100€ et le coût journalier d’une AEMO entre 8 et 20€.

[6] Etude de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) mentionnée par l’ODAS, voir note 4.

[7] Le rapport du Conseil économique, social et environnemental de juin 2018 sur l’ASE mentionné infra évoque cependant « les files d’attente » et la difficulté de mettre en place les mesures judiciaires faute de moyens dans certains territoires. Il en est de même du Défenseur des droits dans « Droits de l’enfant 2017 ».

[8] Le rapport du CESE mentionné à la note précédente préconise cette démarche sous une forme plus souple, l’établissement d’un cahier des charges minimal pour les départements.

[9] Une ordonnance du Conseil d’Etat du 13 avril 2018 a jugé qu’un département portait une atteinte grave et illégale à une liberté fondamentale en ne proposant pas un accompagnement adapté à un jeune majeur en difficulté sortant de l’ASE.

[10] Mission bipartite Etat-ADF de réflexion sur les mineurs non accompagnés, février 2018

[11] QPC 2018-296 transmise en décembre 2018 au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation.