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Réforme de la justice : où en est-on?

Le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice adoptée en première lecture fin décembre 2018 est multiforme : c’est d’abord un projet de loi de programmation financière qui améliore les moyens de fonctionnement de la justice. C’est ensuite un projet de réorganisation : compétences des tribunaux, simplification des procédures civile et pénale, projet de réforme de la justice des mineurs, pour l’essentiel sur des points de procédure. C’est enfin une réforme de la politique pénale et de l’échelle des peines. Cette dispersion des thèmes n’est qu’apparente. Toutes les mesures, financières, organisationnelles, procédurales et pénales ne visent qu’à un objectif : faire mieux fonctionner la justice, surtout la désengorger et la faire fonctionner plus rapidement.

Le projet est, dans son principe, tout à fait défendable, d’autant qu’une précédente réforme (notamment la loi de modernisation de la Justice du XXIe siècle du 15 novembre 2016) a poursuivi exactement le même dessein, plus modestement toutefois, sans réussir à modifier la situation, même si celle-ci a été améliorée. C’est avec cette première loi que la réflexion sur la justice a commencé à dresser des listes à la Prévert, qui laissent parfois rêveur sur l’intérêt des réformes accomplies les années précédentes  : la loi de 2016 prévoit ainsi la suppression des tribunaux correctionnels pour mineurs, mesure phare de la lutte de Nicolas Sarkozy contre le laxisme des juges pour enfants, tribunaux dont on a appris à cette occasion qu’ils n’ont quasiment pas fonctionné et que, quand ils ont prononcé des jugements, ils se sont montrés plus indulgents que les juges honnis ; le déclassement des délits routiers, passibles désormais d’amendes forfaitaires, pour vider les lieux de détention de délinquants mineurs (le réalisme impose parfois des décisions que l’on n’aurait pas osé prendre à froid) ; le divorce par consentement mutuel sans passage devant le juge aux affaires familiales ; l’enregistrement des PACS en mairie, de même que les changements de prénom ; l’abandon de l’homologation par le juge des plans de surendettement, qu’ils n’examinaient guère ; la fin de la collégialité de l’instruction décidée en 2007 après Outreau et jamais mise en place faute de moyens ; enfin, le regroupement en un même pôle social des tribunaux des affaires de sécurité sociale et des tribunaux du contentieux de l’incapacité…La justice se rationalise et, même si cela ne soulève sans doute pas l’enthousiasme, le mouvement est indispensable.

Le contenu du projet de loi en cours de discussion est plus complet et plus ambitieux que celui de la loi de 2016 : il comporte une liste interminable de mesures de faible intérêt dans lesquelles la présence du juge ne s’impose pas. Que nous apprennent sur sa portée les débats engagés depuis plusieurs mois ? Eh bien, malgré tout, ils instillent le doute : doute sur le réalisme de l’effort financier, doute sur l’opportunité d’une simplification des procédures qui semble parfois aller trop loin. La loi soulève un regret : elle n’aborde la réforme pénale que par le prisme des moyens, sans esquisser le projet d’une justice différente.

Un effort financier suffisant ?

Les constats sont répétitifs depuis des années :  la justice est trop lente. Les constats de performance contenus dans les documents annexés à la loi de finances (« Objectifs et indicateurs de performance ») sont, chaque année, de tonalité identique. Dans le PLF 2019, il est noté que, au civil, de 2010 à 2016, les Cours d’appel n’ont jamais réussi à traiter un nombre d’affaires correspondant à celui des affaires entrantes. En 2017, cela a été le cas et le stock a baissé, mais cela n’a pas été suffisant pour empêcher le délai moyen de traitement de chaque affaire ni l’âge moyen du stock d’augmenter. Toujours au civil, les tribunaux de grande instance sont la juridiction la plus en difficulté : le délai moyen de traitement est en hausse et la part des tribunaux dépassant le délai dit « critique » (au-delà de 15 % du délai moyen) a doublé de 2015 à 2017. Au pénal, le délai de traitement des crimes est en hausse depuis 2010 et atteint 40,6 mois. Seule la durée moyenne de traitement des délits est stable (12,7 mois), manifestement parce qu’une régulation des procureurs s’opère en amont : 10 % des délits sont classés sans suite, 45 % font l’objet de mesures alternatives aux poursuites, 16 % sont traités par procédures simplifiées et 10 % sont réorientées vers d’autres juridictions.

Dans le PLF 2019, le commentaire de ces indicateurs ne fait pas mystère de la stratégie choisie, qui comporte deux volets : le premier est l’allégement et la simplification des procédures. Le second porte sur les moyens. L’effort, qui fait passer les crédits de la mission justice de 6,7 Mds en 2017 à 8,3 Mds en 2022, paraît significatif, tout comme la création de 6 500 emplois supplémentaires sur le quinquennat.

Toutefois, l’étude d’impact est peu précise sur la justification et la destination des montants indiqués. Elle évoque pêle-mêle les grands programmes d’investissement, le renforcement structurant de l’informatique, l’augmentation du nombre de magistrats, le développement des alternatives à la détention et un meilleur suivi des jeunes confiées à la PJJ, protection judiciaire de la jeunesse.  Or, Il n’est pas impossible que cette somme soit insuffisante. L’effort est certes supérieur à celui des toutes dernières années mais il s’inscrit dans une continuité de long terme plutôt que dans une rupture : depuis 15 ans, le budget de la justice a fait l’objet d’une attention particulière (l’augmentation a été de 6, 5 % par an de 2002 à 2007, de 3,6 % jusqu’en 2012, de 3 % pendant le dernier quinquennat – 3000 emplois y ont été créés- avant de remonter à 3,9 % en 2017). Or, cette augmentation ne s’est pas accompagnée d’une amélioration des indicateurs de performance. Pourquoi ? Les raisons peuvent en être multiples. Il est probable d’abord que le budget pénitentiaire a absorbé une part très forte des crédits supplémentaires, sur le modèle d’ailleurs de ce que l’on constate encore en 2019 : dans le PLF 2019, 75 % des 1300 postes nouveaux créés sont destinés à ce secteur (au total 39 % du budget d’ensemble). Sur les 20 dernières années, les travaux de construction de nouvelles places (plus de 20 000 de 2000 à 2018, sur un total qui atteint désormais plus de 60 000), les dépenses de rénovation et d’entretien des établissements vétustes comme l’augmentation des personnels de surveillance correspondants ont beaucoup pesé, sans même évoquer, pour les jeunes, la coûteuse création des centres éducatifs fermés. Ce serait donc le maintien de la politique pénitentiaire qui s’imposerait aux crédits de la justice et non l’inverse…Quelle sera la ponction opérée par l’administration pénitentiaire sur les augmentations de crédits à venir, compte tenu des 7000 places de détention qui doivent être créées sur le quinquennat et de la préparation des 8000 places qui devraient ouvrir immédiatement après ? Il serait légitime d’en débattre et de ne pas nécessairement présenter l’augmentation des crédits comme une remise à niveau de « la justice », ce qu’elle ne parviendra pas à être si les orientations de la politique pénale (et pénitentiaire) ne changent pas.

Cette analyse expliquerait que, malgré l’effort des 20 dernières années, la situation de la justice proprement dite reste critique : selon Jean-Paul Jean, magistrat et ancien président de la CEPEJ, la commission du Conseil de l’Europe qui, tous les 2 ans, compare les moyens dont disposent les différents systèmes judiciaires en Europe (hors secteur pénitentiaire), le retard de la France serait structurel, historique, si ancien et si important qu’il ne pourrait se résorber rapidement. De fait, la dernière évaluation comparative de la CEPEJ disponible (qui porte sur 2016) montre que les juges en France sont peu nombreux (10,4/100 000 habitants) alors que la moyenne européenne est à 22, que les personnels qui les entourent le sont tout autant (33,9 /100 000 habitants, contre 68,7 en moyenne). Quant aux procureurs, ils sont encore moins nombreux (2,9/100 000 habitants contre une moyenne de 11,7), alors que la liste de leurs tâches en France est particulièrement longue. Les moyens qui leur sont alloués sont inférieurs (18 % du budget de la justice contre 24 % en moyenne). Un tableau compare par pays leur nombre et celui des affaires reçues : la France fait beaucoup travailler ses procureurs…Si l’on envisage de rattraper des places dans ce classement international, combien de postes de magistrats, de greffiers et de personnels qui entourent et aident les juges faudra-t-il ? Quels ratios vise-t-on ? Quelle place prendra dans cet effort l’objectif d’amélioration des conditions de travail des personnels de justice, locaux et surtout logiciels et systèmes informatiques, que la ministre actuelle évoque à très juste titre comme prioritaires ?

Le projet de loi ne dit rien de tout cela. Dans la discussion parlementaire, le Sénat s’est fait l’écho du doute sur la possibilité de « remettre ainsi la justice à niveau » dans le quinquennat : les sénateurs ont plaidé pour une augmentation des crédits non pas de 24 % mais de 33,8 %, avec des créations de postes comprises allant au-delà de 6500 (13 700). Il est vrai qu’ils demandent en parallèle de créer 15 000 places de détention pour respecter l’engagement d’une exécution immédiate de toutes les peines de prison prononcées. La réflexion sur la justice, c’est d’abord l’obsession sécuritaire et répressive…Sur l’incongruité de demander des augmentations de crédits sans expliquer exactement ce que l’on va en faire, l’avis du Conseil d’Etat sur le projet de loi ne dit rien : il note avec sobriété que la projection est conforme à la trajectoire des finances publiques figurant dans la loi de programmation financière : pour autant, elle n’apporte pas éclairage sur la politique de la justice.

Améliorer l’accessibilité et de la qualité de la justice ?  

Certains magistrats et les avocats (tout comme le Défenseur des droits) ont continué, tout au long de l’année, de plaider contre la réorganisation des tribunaux prévue par le projet et, en particulier, contre la fusion des tribunaux d’instance (TI) et de grande instance (TGI) ou contre le projet de spécialiser certains TGI sur des contentieux spécifiques pour améliorer leur traitement. La disparition en tant que telle des TI, qui sont les lieux de la justice relative aux petits litiges du quotidien, a inquiété, de même que les projets de spécialisation des tribunaux, quand bien même le ministère garantit le maintien de toutes les implantations.  Il est cependant légitime qu’une administration répartisse les compétences en recherchant un équilibre entre ses moyens et les besoins du public et il ne serait pas raisonnable de plaider le maintien, partout, de toutes les compétences spécialisées. Au demeurant, la ministre s’est engagée sur l’implantation, dans tous les tribunaux, d’un service d’accueil du justiciable qui lui permettra d’intenter une action partout et d’en suivre le déroulement. Restera à mesurer l’effectivité et la qualité de cet accueil.

Les inquiétudes plus légitimes qui se sont fait jour depuis le début des débats sont d’une autre nature. Elles portent sur les points suivants :

1° La bonne organisation de la médiation : dans l’esprit de la loi du 18 novembre 2016, qui en favorisait déjà le développement en prévoyant que les Cours d’appel établiraient des listes de « médiateurs » habilités, le projet de loi prévoit, au civil, lorsque l’enjeu est inférieur à un certain montant, de rendre obligatoire (hormis quelques exceptions), préalablement à la saisine du TGI, le recours à une conciliation, qui est gratuite, ou à une médiation, qui est payante, ou une procédure participative entre avocats qui l’est également. Le projet de loi prévoit la « certification » des personnes habilitées ainsi que la certification de services en ligne, dont la qualité est inégale. Or, le constat fait aujourd’hui est que, hormis le cas de la médiation familiale, qui est structurée et gratuite, la médiation ou la conciliation sont insuffisamment organisées, que les conditions de qualification des intervenants sont imprécises et que le cadre de l’action de médiation judiciaire est lui-même flou.  Dans son avis, le Conseil d’Etat recommandait d’ailleurs de « structurer cette activité au niveau national » et de définir la qualification des personnes appelées à jouer ce rôle. En juillet 2018, une journée de réflexion sur la médiation judiciaire organisée par le ministère de la justice[1] soulignait que les procédures à mettre en œuvre n’étaient pas suffisamment définies, qu’elles manquaient de traçabilité, que la nature juridique de l’accord éventuel méritait d’être précisée. Il était demandé qu’un juge anime et coordonne le recours à de telles mesures, l’objectif étant qu’elles ne correspondent pas à un simple « défaussement » de la justice mais à une véritable alternative, le plus possible à une alternative humanisée et non algorithmique[2].

2° Les nécessaires alternatives à la dématérialisation totale de certains litiges : le projet de loi prévoit la saisine des juridictions par voie dématérialisée et le règlement de certains petits litiges sans audience, par échanges et jugement également dématérialisés. Le texte prévoit, l’accord des parties dans ce cas mais le tribunal est en mesure de l’imposer dès lors que le déroulement équitable de la procédure est garanti. Le défenseur des droits s’inquiète de cette « dématérialisation » à marche forcée, pour des raisons techniques d’abord (le défi informatique est fort), pour des raisons d’accessibilité à la justice ensuite. De fait, la voie dématérialisée est sans doute plus pratique pour un certain nombre de justiciables : elle est difficilement acceptable pour tous tant elle peut paraître déshumanisée, dans des litiges sans grand enjeu mais qui souvent exacerbent la volonté d’obtenir justice.      

De nouveaux droits aux enquêteurs, incongruité dans un projet de loi sur la justice : le projet de loi allonge les délais de l’enquête de flagrance et consacre le droit des enquêteurs, hors du cadre de l’instruction, à recourir plus aisément, certes sous contrôle du juge des libertés et de la détention, à la géolocalisation, à l’interception des communications électroniques et aux « techniques spéciales d’enquête ». Le paradoxe est que de tels pouvoirs n’ont été inscrits dans la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement que parce qu’ils étaient réservés à la criminalité organisée ou au terrorisme. Ils sont ici étendus à des enquêtes plus banales, crimes et délits punis de 3 ans d’emprisonnement. Le sentiment prévaut qu’il existe, dans l’Etat, un lobby policier qui, loi après loi, exige toujours davantage de pouvoirs de nature à empiéter sur les libertés individuelles dans un cadre de plus en plus libre et de manière quasi généralisée. Que viennent faire ces dispositions dans un projet sur l’amélioration du fonctionnement de la justice ? Il en est de même de celles qui permettent de se dispenser dans certains cas de la présentation au Procureur des gardés à vue pour la première prolongation. Les garanties s’effritent au nom de la rapidité…

Eviter de remplacer trop systématiquement le juge par le Procureur ? Outre l’extension, difficilement évitable, de la procédure d’amende délictuelle pour certains délits (notamment la consommation de drogues) qui remplace la peine par l’application d’un « tarif automatique » plus rapide, l’objet du projet de loi est de favoriser le développement d’une justice négociée menée sous la responsabilité du Procureur. Le projet étendait ainsi à tous les délits, graves ou moins graves, le champ de la composition pénale conduite par le procureur (transaction financière qui éteint l’action publique) et ne prévoyait plus l’homologation du juge pour les conventions pour les délits les moins graves. Lors des débats, la ministre a renoncé, sur pression des députés, à l’extension : la composition pénale restera réservée aux seuls délits où une peine égale ou inférieure à 5 ans est prévue.  De même, le projet assouplit la procédure propre à la comparution sur reconnaissance préalable de la culpabilité, en donnant la possibilité au Procureur de proposer des peines plus lourdes (mais toujours inférieures aux peines encourues), en renforçant la « négociation » entre le Procureur et la personne incriminée et en supprimant la validation du juge dans certains cas. Or, procureur et juge, ce n’est pas pareil…

 

 Au final, le projet donne-t-il du sens à la justice, notamment pénale ? Il est vrai qu’il prévoit la modification de l’échelle des peines, interdit les toutes petites peines inférieures à un mois, instaure un sursis probatoire fusionnant le sursis avec mise à l’épreuve et la contrainte pénale instituée par la loi Taubira, systématise la libération sous contrainte aux deux tiers de la peine et simplifie radicalement le régime des permissions de sortie ce qui les dispensera d’un certain arbitraire. Pour autant, il ne généralise l’aménagement des peines de détention que pour celles inférieures à un an, ce qui risque, paradoxalement, de renforcer le recours à l’emprisonnement. Surtout, l’obsession d’aller vite et d’économiser les moyens domine tout : au pénal, le recours au juge unique est généralisé, les procédures de transaction sont favorisées et il est même prévu un dispositif de « comparution différée » qui permet au juge des libertés et de la détention d’ordonner des mesures privatives de liberté sur réquisitions du Procureur si la seule chose qui empêche la comparution devant un tribunal correctionnel est l’absence d’une expertise, à charge ensuite, de régulariser le tout. C’est une justice à flux tendus…et une justice, au civil, peu accueillante au règlement des petits délits. Mieux vaut peut-être que la justice fonctionne ainsi plutôt que pas du tout. Mais sans doute aurait-il mieux valu rédiger une loi de simplification et ensuite, plus sereinement, débattre de la politique pénale et de l’organisation des procédures au civil, en construisant plus méthodiquement le premier échelon de la médiation et en protégeant l’accès au juge. A tout mélanger, la justice risque de paraître encore plus froide, éloignée, déshumanisée.

Pergama, le 20 janvier 2019   

[1] « La médiation, expériences, évaluations et perspectives », Mission de recherche « Droit et justice », 5 juillet 2018

[2] Le projet interdit le recours exclusif à des algorithmes sans que les personnes demandeurs y aient consenti mais qui ira vérifier ?