Démocratie participative, oui, mais comment faire?

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Démocratie participative, oui, mais comment faire?

La lettre du Président de la République engageant le grand débat en cours évoque comme une « évidence » la nécessité, dans la période actuelle, de « donner plus de force à la démocratie et à la citoyenneté » : après avoir posé des questions sur des réformes censées améliorer le fonctionnement des institutions (faut-il réduire le nombre de parlementaires ? quelle « dose » de proportionnelle prévoir aux élections législatives ? faut-il transformer le Sénat et le Conseil économique, social et environnemental ?), le Président en vient à celles qui donneraient davantage la parole aux citoyens : comment rendre la participation citoyenne plus active et la démocratie plus « participative ? Faut-il associer davantage et directement des citoyens non élus, par exemple tirés au sort, à la décision publique ? Faut-il accroître le recours au référendum et qui doit en avoir l’initiative ? Ce n’est pas le dossier joint qui éclairera beaucoup les Français sur les points évoqués : après des développements d’une grande banalité sur les droits et devoirs des citoyens et quelques considérations, étranges ici, sur la laïcité et l’immigration, il se contente d’un questionnaire schématique où la place de la « démocratie participative » est discrète. Comment répondre, un peu plus longuement qu’en deux lignes, aux questions posées, qui sont fondamentales ? Deux orientations en tout cas : tout d’abord, le recours au référendum nous gêne (il gêne en tout cas toute une partie de la population) ; ensuite, d’autres réponses sont possibles, plus ambitieuses : mais elles ne satisferont les attentes que si elles garantissent un renouveau réel, non cosmétique.

Qu’est-ce qui nous gêne dans le recours au référendum ?

 Les textes existants

En France, selon l’article 11 de la Constitution, l’initiative du référendum appartient au Président de la République, sur proposition du gouvernement ou des deux Assemblées, sur tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes de nature économique, sociale ou environnementale ou sur la ratification d’un traité ayant des conséquences sur le fonctionnement des institutions. L’article 11 prévoit également que, sur ces mêmes sujets, 1/5e des membres du Parlement et 1/10e des électeurs inscrits sur les listes électorales peuvent proposer une loi qui ne peut cependant en abroger une autre promulguée depuis moins d’un an (référendum dit « d’initiative partagée »). Ce n’est que si la proposition n’a pas été examinée par les deux assemblées dans un certain délai que le Président doit la soumettre à référendum. Implicitement, cela signifie que si le Parlement l’examine sans l’adopter, la proposition passe aux oubliettes. Le référendum apparaît également à l’article 89 sur la révision de la Constitution : le projet de révision, dont l’initiative appartient au Président ou au Parlement, doit d’abord être voté dans les mêmes termes par les deux Assemblées puis il est soit soumis au Congrès qui se prononce à la majorité qualifiée soit adopté par référendum.

Par ailleurs, aux termes de l’article 72-1 de la constitution, la loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité territoriale peuvent, par l’exercice du droit de pétition, demander l’inscription à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de cette collectivité d’une question relevant de sa compétence. La même loi fixe les conditions dans lesquelles les projets de délibération ou d’acte relevant de la compétence d’une collectivité territoriale peuvent, à son initiative, être soumis, par la voie du référendum, à la décision des électeurs de cette collectivité.

Le référendum est donc le mode d’expression populaire le plus encadré qui soit : les référendums nationaux sont le plus souvent destinés à valider la politique du Président. Dans les consultations locales prévues à l’article 72-1, la signature d’une pétition par 1/5e des électeurs n’oblige nullement la collectivité concernée à donner suite et à organiser effectivement une consultation publique, alors que les consultations portent, en règle générale, sur des projets environnementaux débattus ou contestés (transit des camions, installation d’éoliennes…) pour lesquels il est sain que la population ait la parole.

Quant au référendum d’initiative partagée issu de la réforme constitutionnelle de 2008, ses conditions sont trop drastiques : réunir 4 millions de signatures de citoyens et 184 signatures de parlementaires pour voir sa proposition rejetée ou amendée n’a aucun sens. Il n’a d’ailleurs jamais été utilisé.

Pour l’avenir, un référendum encadré ou libre ? Eh bien, ni l’un ni l’autre

Dans notre histoire, le référendum est connoté négativement. S’agissant du référendum national, le nom et la pratique de ses promoteurs (Robespierre, Napoléon III, le Général de Gaulle) ne plaident guère en sa faveur. Le fait que, dans la Ve République, ce soit le Président qui en ait eu jusqu’alors l’initiative, à 9 reprises (le référendum d’initiative partagée issu de la réforme constitutionnelle de 2008 n’a jamais trouvé à s’appliquer) renforce son caractère plébiscitaire, sans même évoquer le déni de démocratie qui a consisté à méconnaître l’esprit des résultats du référendum de 2005 sur la Constitution européenne. En outre, la réponse par oui ou non donne au référendum un caractère simpliste, surtout si cette réponse s’applique à un texte complexe comme un projet de révision constitutionnelle : l’on peut être favorable à une mesure ou à un texte mais « à condition que… » ou sous des réserves d’interprétation qui ne peuvent pas s’exprimer dans une consultation de simple approbation/refus. Le débat a toutes chances d’être caricatural : même celui, animé et nourri, de la campagne du référendum de 2005 a vu circuler des arguments douteux (dénonciation virulente de la présence dans les traités de textes d’essence libérale en réalité très anciens, soupçon selon lequel le projet avait pour but de mettre fin au droit à l’avortement, sans compter le plombier polonais qui allait déferler et ruiner les artisans). C’est la première raison qui soulève une méfiance contre le référendum, risque de détournement ou de simplisme.

De plus, il n’existe pas de bonne réponse à une questions de fond : quelle articulation d’un telle procédure avec la démocratie représentative ?

Certains responsables (dont Edouard Philippe, qui rejette le projet de « référendum d’initiative citoyenne ») plaident pour que le « Référendum d’initiative partagée » soit la base de réflexion sur le futur référendum à mette en place, à condition d’en assouplir les conditions. Toutefois, le recours à ce modèle de référendum n’est pas une réponse satisfaisante : il organise une subordination de l’expression populaire directe aux représentants élus, même si c’est à une minorité d’entre eux, et il ne s’agit en fait que d’un droit de pétition.

En même temps, l’on comprend très bien le souhait de la puissance publique « d’encadrer » le recours au référendum populaire et l’on partage ses craintes sur le fait de donner à la population pouvoir de modifier sans contrôle le droit existant, qui a, à défaut d’être toujours juste, sa cohérence.  Le référendum d’initiative citoyenne demandé par les mouvements de gilets jaunes vise à « rendre la parole au peuple ». Dans sa version « extensive », un nombre de citoyens à préciser (certains évoquent 700 000 ou 500 000 comme en Italie) peut proposer une loi ou demander la suppression d’une loi, demander le départ d’un responsable politique, demander une modification de la Constitution. Le projet est donc sans filtres : le pouvoir populaire se situe à côté de celui du Parlement, sans qu’une articulation soit prévue pour ménager la cohérence du corpus juridique applicable ou vérifier la constitutionnalité du projet. Or, il est difficile d’accepter que deux pouvoirs législatifs cohabitent sans communiquer, surtout si l’un est animé d’une rage contestataire. On le voit bien dans l’exemple italien, où le référendum est réservé à l’abrogation d’une loi, avec l’interdiction d’aborder certains thèmes (lois fiscales et budgétaires, ratification de traités), un contrôle par la Cour constitutionnelle des questions posées et l’exigence d’un quantum de participation. La Suisse est un modèle moins restrictif (elle a recours au référendum de manière régulière) mais les citoyens ne peuvent pas proposer de nouvelle loi mais seulement une modification de la Constitution ou l’abrogation d’une loi existante. Surtout, le recours au référendum rééquilibre les pouvoirs mais il ne change pas le mode d’exercice de la démocratie. Tout au plus un chercheur suisse note-t-il que la menace de recourir à un référendum facilite les compromis en amont[1].

Au-delà du risque d’incohérence des politiques si une articulation des pouvoirs n’est pas organisée, la crainte principale est celle du spontanéisme et de l’absence de réflexion ou de débat construit, qui incline les personnes à voter avec légèreté ou les rende accessibles à la manipulation. L’on se trouve alors dans une impasse : si la démocratie a été « kidnappée » par la démocratie représentative, elle peut être saccagée par un référendum (celui organisé sur le Brexit en est une illustration) quand il s’agit, pour reprendre les termes utilisés fréquemment par le constitutionnaliste Dominique Rousseau, d’un acte d’acclamation et non de délibération.

 Donner de l’ambition au projet

 Quelle est la demande qui s’exprime aujourd’hui ? Elle ne se résume pas à une demande d’aménagements institutionnels, serait-ce pour consulter davantage le peuple. Si le grand débat est trompeur, ce n’est pas parce qu’il mettra sous le tapis les contributions agressives ou refusera d’examiner les réformes demandées : la synthèse sera sans doute globalement honnête et des réformes, certes probablement pas très ambitieuses, y répondront. L’erreur vient du diagnostic qui fonde ce débat :  ce qui est en cause, c’est bien plus qu’une liste de revendications et donc de mesures. C’est la concentration des pouvoirs sur quelques hommes sans contre-pouvoirs forts (le Parlement est suiviste et faible, les syndicats sont marginalisés (certains y mettent du leur), la presse ne joue pas son rôle, non qu’elle soit toujours malhonnête mais parce qu’elle est, simplement, superficielle). Ce qui est en cause, c’est la constitution des élites et leur absence d’ouverture, leur formation stéréotypée, leur appartenance sociale homogène, les discriminations qui empêchent certains talents de grimper l’échelle sociale. Ce qui est en cause, c’est la relation des politiques, des experts, des chefs d’entreprise à l’argent. Enfin, ce qui est en cause, c’est l’incapacité des personnels politiques à s’emparer des questions cruciales, à transformer des inquiétudes en débats puis en décisions collectivement assumées, notamment sur l’environnement, l’immigration, la mondialisation, thèmes mal ou pas du tout traités alors que l’on arrive, vaille que vaille, à traiter de la question syrienne, de la formation professionnelle ou de la réforme des retraites. Le Grand débat pèche parce qu’il s’efforce d’effacer ces apostrophes et de les réduire à une série de questions fermées.  Une dose de proportionnelle et un référendum épisodique, sans doute souhaitables parce qu’ils peuvent au moins renforcer les débats, ne suffiront pas.

Et plus précisément, sur la démocratie, quelle est la demande ? Elle est de changer le mode d’exercice du pouvoir. Il ne s’agit pas de mettre fin aux processus de délégation (personne ne pourrait le supporter) mais, pour reprendre les termes de P. Rosanvallon (« Le bon gouvernement »), de passer d’une démocratie d’autorisation, où le vote permet au représentant élu de décider, à une démocratie d’exercice, où le citoyen s’associe aux élus pour décider. Ce que nous attendons des gouvernants, c’est qu’ils sachent, avant de prendre des décisions essentielles, organiser ce débat. Ce sont donc les relations d’échange et de va-et-vient entre gouvernants et gouvernés qui sont l’enjeu majeur, à condition que ces échanges se passent d’égal à égal et qu’ils soient, de part et d’autre, construits et réfléchis.

Certains plaident, pour les organiser, la création d’une « Chambre » spécifique, élue ou tirée au sort, qui représenterait la société civile auprès du Parlement et de l’exécutif. Quand bien même on donnerait à cette chambre un pouvoir délibératif, ce n’est pas une bonne idée, comme le montre la marginalisation du CESE, Conseil économique, social et environnemental, qui devait à l’origine jouer ce rôle. S’il est un point de faiblesse de la démocratie représentative, c’est la professionnalisation. Comme le souligne le politiste Daniel Gaxie dans une remarquable étude[2], la professionnalisation favorise l’apparition d’intérêts particuliers (alliances politiques, rivalités de partis, avenir politique propre) au détriment de l’intérêt général. La proposition alternative serait alors de nommer, sur demande populaire, une Conférence provisoire formés de citoyens tirés au sort pour débattre d’une question essentielle, relevant de la politique de l’environnement, des lois bioéthiques ou de la fiscalité. A l’image des « conférences de citoyens » trop rarement réunies (un groupe a cependant travaillé en 2013 sur la refonte de la loi Léonetti, dont l’avis a été négligé, un autre a travaillé en 2018 dans le cadre de la préparation de la PPE, programmation pluriannuelle de l’énergie), cette Conférence entendrait tous les experts et analystes qu’elle souhaiterait et prendrait ensuite position. Les individus se transforment grâce au débat collectif et la Conférence aurait une légitimité temporaire, qu’il faudrait faire accepter au Parlement comme au pouvoir exécutif. C’est cette position qui serait ensuit soumise au vote et, pourquoi pas à référendum. La solution présenterait l’avantage d’installer régulièrement des espaces démocratiques dans le système et non pas, comme le référendum d’initiative citoyenne, d’ouvrir les vannes de la colère populaire.

Pergama, 3 février 2019.

[1] Une défense du référendum à partir de l’exemple suisse, Antoine Cholet, Revue du Mauss, 2017/2

[2] Les enjeux citoyens de la représentation politique, Daniel Gaxie, La Découverte Mouvements, 2001-5