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Réforme des retraites, les bonnes décisions?

Après la publication en décembre dernier de la synthèse de la consultation citoyenne sur la réforme des retraites, qui a peu apporté au débat tant les questions étaient ouvertes, jamais cadrées par des considérations de nature juridique, sociale ou financière, la concertation avec les partenaires sociaux a repris fin janvier 2019. L’on a cru un temps que la réforme serait abandonnée. Aucune, à vrai dir, n’est plus difficile : il n’y a pas de pays en Europe qui ait mené concurremment une réforme systémique des retraites et la refonte de l’architecture du système[1]. Tout est risqué dans ce projet, techniquement compliqué et lourd d’enjeux. Le calendrier d’ensemble s’est étiré de ce fait. Prendre son temps pour une telle réforme paraît opportun, à condition que l’on avance dans les débats. Or, si certains choix de principe ont été publiés en octobre 2018, tout ou presque reste à clarifier alors que le projet doit être soumis au vote fin 2019. Le pays discute démocratie dans les préaux d’école, les partenaires sociaux échangent avec l’Etat sur le futur système sans grande chance de s’accorder et la réforme des retraites se construit dans l’ombre des bureaux : normal, tout est normal[2].

 Ce qui est décidé

 En octobre 2018, le Haut-Commissariat a annoncé la création d’un système universel de retraite, appelé à remplacer les 42 régimes actuels de base ou complémentaires, reposant, sans surprises, sur les principes suivants :

Le régime universel sera un régime public défini par la loi et géré en répartition ;

Il s’agira d’un régime par points, les règles concernant l’ouverture des droits et le calcul des pensions étant les mêmes pour tous. Un euro de cotisation donnera donc les mêmes droits (c’est l’égalisation des « rendements » des régimes, aujourd’hui discordants[3]) ; cependant, des points de solidarité seront accordés pour compenser les périodes non travaillées, maternité, chômage, invalidité, à des conditions à définir, et le droit à pension de réversion (droit par essence non contributif) sera maintenu ; de plus, un dispositif de minimum de pension sera prévu (salariés à temps partiel, revenus très modestes) ;

Les cotisations permettant l’acquisition de droits (taux harmonisé pour les salariés à 28 %) seraient assises sur une assiette plafonnée à 3 plafonds de la sécurité sociale, soit 120 000 €/an ;

L’âge plancher de départ (62 ans) sera identique pour tous mais des dispositifs seront prévus pour permettre à certains assurés de partir plus tôt (sont évoquées les carrières longues, avec un nombre minimum de points acquis avant un certain âge, mais aussi les « métiers pénibles ou dangereux »).

Par ailleurs, les droits acquis (en trimestres ou en points, selon le cas) seront gardés (à « 100% », selon les annonces du Haut-commissaire) mais rien n’est précisé sur les méthodes de conversion. La garantie de 100 % est, s’agissant de passer de trimestres en points, inopérante, puisque la valeur du point à 20 ou 30 ans ne sera pas connue.

Quelques difficultés pointent en outre dès ces annonces : d’une part, il n’est pas envisagé que le taux de cotisation de référence (28 %) soit identiques entre salariés (où il recouvre des cotisations à la fois patronales et salariales) et non-salariés (la cotisation est unique) ni que l’assiette soit harmonisée (il s’agit aujourd’hui, pour les salariés, de l’assiette brute intégrant les cotisations salariales et, pour les non-salariés, du revenu professionnel net de charges). Un régime de cotisation « adapté » sera donc prévu pour ces derniers, tout en garantissant qu’à cotisation égale, ils acquièrent le même nombre de points. De même, dès lors que les fonctionnaires vont cotiser sur les primes jusqu’ici exonérées, leur salaire va baisser et il faudra, dit le Haut-commissaire, en tirer les conséquences « en termes d’évolution des carrières et des rémunérations ». De telles réponses laissent perplexes. S’agissant des travailleurs non-salariés, payer sur une assiette minorée des cotisations minorées (17,75 % pour la retraite, 24,75 % avec la retraite complémentaire) n’est pas bien grave quand le montant de la retraite dépend, non pas directement des cotisations, mais du revenu : les systèmes par annuités en vigueur garantissent, par trimestre « acheté » souvent à un prix dérisoire, l’acquisition d’un pourcentage du revenu. Cela le devient bien davantage quand la retraite dépend des cotisations payées la vie durant, comme c’est le cas dans un système par point. Le dispositif par points va révéler la sous-cotisation chronique de telles professions.

De même, quand les régimes « surcotisent » par rapport à la norme de 28 %, à cause d’une cotisation patronale élevée (Etat, collectivités territoriales, entreprises publiques), le passage à 28 % ne peut être indolore.  Cotisations salariales et patronales confondues, le taux de cotisation des fonctionnaires d’Etat est aujourd’hui de 85 %, voire de 100 % pour les militaires : la baisse des cotisations privera de ressources l’ensemble du système, qui récupérera pour autant tous les régimes vieillis et incapables d’assurer seuls leur survie…

De plus, le dispositif ne précise ni les modalités ni le mode de financement des points de solidarité, impôt ou cotisations, ce qui pour l’équilibre financier du système n’est pas neutre.

Enfin, l’on comprend bien, des orientations annoncées, que les pensions de réversion seront harmonisées : or, le dispositif est sensible (il contribue fortement à atténuer les différences entre pensions masculines et féminines, ce qui empêche sa disparition, pourtant souhaitable) et les différences en ce domaine sont très fortes selon les régimes (le taux est à 50 % dans la fonction publique, sans condition d’âge et de ressources et à 54 % dans le régime général mais avec conditions d’âge et de ressources strictes). Il resterait à engager une réflexion sur la pratique sociale qui consiste à atténuer, par des avantages sociaux, des inégalités sexuées sinon sexistes devant le travail, le sous-emploi des femmes, le temps partiel pas toujours consenti…Apparemment, la prochaine réforme n’en sera pas l’occasion.

 Les débats de principe à trancher, dans un contexte financier pas si neutre

 Par principe, le système par points fait disparaître toute référence à une durée de cotisation et donc à la notion de retraites « à taux plein ». Rien n’empêche de fixer un âge plancher mais la logique du système est de donner des marges de choix aux personnes sur leur date de départ en fonction du nombre de points acquis.  Comme de plus, les gestionnaires d’un système par points sont en charge de fixer à la fois la valeur d’achat du point (nombre de points acquis pour x euros de cotisations) et la valeur de service (nombre de points pour tel montant de pension), le système ne garantit stricto sensu rien, le seul garde-fou restant la doctrine de l’autorité en charge de la gouvernance et son rapport aux assurés. Or, quelle est la doctrine de l’Etat législateur ?  En matière d’âge effectif ? Dans le domaine de la prise en compte de la pénibilité ? En matière de gouvernance ?

En matière d’âge, le gouvernement semble ne plus évoquer la technique de « l’âge pivot », qui consiste à minorer la pension de ceux qui partent à l’âge plancher mais avant d’atteindre un âge-pivot plus élevé (le MEDEF plaide pour 64 ou 65 ans). Le dispositif évoqué désormais est celui d’un « coefficient majorant », autre nom de la surcote mise en place depuis 2004, avec toutefois des inconvénients patents : compte tenu de la faiblesse de la lutte contre la pénibilité en France, le dispositif ne profite guère qu’aux cadres et l’on devine qu’il comporte alors une part de gaspillage, puisque sont surtout sensibles aux encouragements à rester en activité ceux qui ont commencé à travailler tard et qui, au demeurant, peuvent affronter physiquement cette situation. Il est vrai qu’un régime par points (c’est l’un de ses « avantages ») peut plus aisément décourager les personnes de partir à l’âge plancher en sous-indexant la valeur de service du point…

Quoi qu’il en soit, les choix sur l’âge ne devraient pas être effectués seuls : ils sont inextricablement liés d’une part à la lutte contre la pénibilité dans les entreprises (plus importante que la seule compensation de la pénibilité dans les avantages de retraite), d’autre part à l’âge auquel un dispositif atteint un équilibre financier jugé raisonnable.  S’agissant du second point, l’on ne peut que noter que l’âge moyen de départ effectif corrigé des départs anticipés dépasse 63 ans en 2018 au régime général mais est plus faible dans les autres régimes. Quel sera le point d’équilibre avec un autre régime de droits ? C’est une question aujourd’hui sans réponse connue. Pour ce qui concerne la pénibilité, on connaît la grande indifférence des pouvoirs publics actuels à l’égard de ce risque social, eux qui ont, en 2017, réduit les facteurs de pénibilité susceptibles de faire l’objet d’un plan de prévention et d’ouvrir droit à compensation sur les droits à retraite. Il est significatif qu’un récente étude commandée à France-stratégie sur l’emploi des seniors[4], tout en reconnaissant à leur pleine valeur l’importance des conditions de travail dans la volonté de rester en emploi, ne propose strictement rien. Renvoyons au colloque du COR sur le vieillissement actif pour savoir ce qu’il faudrait faire…[5].

Quant à la question de la gouvernance, c’est la seule qui importe vraiment dans un système par points puisque les paramètres ne sont pas prédéterminés d’avance. Il paraît inévitable que le système futur soit piloté par l’Etat (le système actuel l’est déjà, même si l’Etat n’intervient qu’à échéances espacées) mais en l’occurrence le pilotage d’un système par points est continu et imprime davantage sa marque sur la logique du régime : quelles garanties l’Etat donnera-t-il à la nation sur la gestion des paramètres (mode de revalorisation de la valeur du point) ? Quelle sera la transparence dans le suivi ? Comment associera-t-il la population et les partenaires sociaux ? On n’en sait rien du tout.

 Enfin, le contexte financier va peser plus qu’on ne le dit parfois : le Haut-Commissaire ne cesse d’affirmer que la réforme n’est pas faite pour réaliser des économies, le système étant aujourd’hui à l’équilibre. De fait, la loi de financement de la sécurité sociale 2019 confirme jusqu’en 2021 l’équilibre de la « branche vieillesse » (régimes de base et FSV). Dès 2022 cependant, les prévisions se dégradent à nouveau. Le Conseil d’orientation des retraites maintient en juillet 2018 ses prévisions de long terme : jusqu’à la seconde moitié des années 2020, la situation se dégraderait progressivement. A plus long terme, si la productivité n’augmente pas suffisamment, le solde s’éloignerait de l’équilibre. Certes, même dans l’hypothèse la plus défavorable, le pourcentage des dépenses de retraites par rapport au PIB ne dépasserait pas 14,5 %, contre 13,7 % aujourd’hui, ce qui relativise l’alourdissement. Mais comment supporter alors le cumul de dépenses sociales croissant dans tous les secteurs, retraite, maladie, dépendance ?

 Le sens des choses

 En 2018, selon une enquête du cabinet Elabe, les 2/3 des Français étaient favorables à la réforme des retraites. Cette adhésion se comprend : la réforme égalise les droits et instaure davantage de transparence dans un maquis illisible d’institutions et de régimes.

Mesurons bien pour autant le sens profond de cette réforme : elle marque la fin d’une démarche pleinement assurantielle, où, au moins dans la majorité des cas, les assurés accumulaient de véritables droits. Certes, les récentes réformes, en baissant le rendement (le nombre de trimestres exigibles a augmenté, le salaire moyen de référence a baissé) ont affecté ce sentiment d’appropriation, qui n’a au demeurant aucune validité juridique (stricto sensu, dans un régime de répartition, il n’existe pas de droits acquis). Pour autant, vieux souvenir des capitalisations d’autrefois, la retraite était jusqu’ici vécue comme une thésaurisation donnant droit à un taux de remplacement donné. La généralisation d’un régime par points déconstruit cette assurance. Le retraité recevra ce que le système lui donnera, avec une hiérarchie principale, celle des efforts contributifs, la solidarité devenant additionnelle. La faible revalorisation des retraites en 2019, inférieure à l’évolution des prix, peut aussi annoncer le refus d’appliquer aux retraités des normes jugées naturelles pour les actifs.

La réforme ira également vers une protection plus individualisée, où la personne choisira l’âge de départ en fonction du niveau de pension attendu : là aussi, c’était déjà le cas (un bon quart des femmes attendait 65 ans pour avoir le taux plein) mais c’était vécu comme une anomalie. Cela va devenir le cas général.

Peu importe au fond : si elle permet d’unifier et de simplifier les règles, la réforme sera positive. Cependant il lui manque une dimension : la retraite n’est pas qu’un droit social, c’est aussi une question de société. Pourquoi souhaite-t-on l’avancer ou la retarder ? Que nous dit cette décision sur la vision que nous avons du travail ? Plus que d’une éventuelle surcote, l’équilibre du régime des retraites dépendra d’un maintien au travail choisi, corrélé (le rapport de France-Stratégie mentionné supra le dit clairement) à un sentiment de satisfaction professionnelle et à la qualité de la vie. Or, la DREES nous apprend que les Français sont aujourd’hui, dans leur grande majorité, pressés de partir[6] mais que la minorité qui a prolongé son activité l’a fait, aux deux-tiers, pour l’intérêt de l’emploi et les conditions de travail satisfaisantes. Une enquête de la CFDT[7] évoque la vision de la retraite de Français : ils sont  très partagés entre d’une part la crainte de la pauvreté et d’une rupture traumatisante avec la vie active et, d’autre part, une aspiration (dominante) à davantage de liberté. A oublier de s’intéresser à ces données, la réforme des retraites va rater une partie de son but, intégrer le vieillissement dans la vie active, penser aux transitions, considérer les retraités comme des membres à part entière du corps social. Le risque de la réforme des retraites, ce n’est pas seulement d’insécuriser la population sur un droit qu’elle juge essentiel…C’est aussi celui d’une réforme technocratique, qui resterait aveugle au sens du travail et de l’inactivité.

Pergama, le 17 février 2019

[1] Actes du colloque du Sénat sur la Réforme des retraites, avril 2018

[2] Citation du livre « Un si joli petit chien », de Maurice Sendak

[3] Voir l’étude de 2018 des cabinets Deloitte et Sapiendo sur la performance inégale des différents régimes de retraite (rapport rente annuelle/rémunération annuelle nette) : ce sont les différences d’effort contributif qui sont à l’origine de l’essentiel des différences de performance (l’effort est particulièrement élevé pour les fonctionnaires d’Etat compte tenu du haut montant de la contribution de l’Etat au régime) mais la rentabilité des cotisations joue aussi (montant de rente annuelle obtenue par les cotisations), qui diffère selon les statuts et parfois, à l’intérieur d’un régime, selon le revenu. Ces comparaisons sont cependant délicates dès lors que certains régimes (ceux des indépendants par exemple) sont financés pour une part importante par des ressources de solidarité inter-régimes. La retraite n’est pas un produit financier…

[4] Les seniors, l’emploi et la retraite, France-Stratégie, octobre 2018

[5] Emploi des seniors et vieillissement actif en Europe, 15e colloque du COR, novembre 2017

[6] Profiter de la retraite le plus longtemps possible motive les départs encore plus que par le passé, Etudes et Résultats, décembre 2017

[7] Parlons retraites, une enquête inédite sur les retraites en France, CFDT, 2018