Réformes en cours : l’idéologie est toujours au coin de la rue

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Réformes en cours : l’idéologie est toujours au coin de la rue

« Hymne national, drapeau, Jean-Michel Blanquer irrite les députés de la LREM avec ses marqueurs de droite », titre un article du Monde du 18 février dernier. De fait, dans la discussion parlementaire du projet de loi pour une école de la confiance, le ministre a accueilli très favorablement les amendements qui rendent obligatoires, dans toute salle de classe des établissements de premier et second degré, la présence du drapeau bleu blanc rouge, celui du drapeau européen et les paroles de l’hymne national. Le projet a donc intégré ces dispositions, pourtant étrangères à son objet. Pour autant, reconnaissons que la loi a été protégée, grâce à la révolte des parlementaires de la majorité, d’un amendement interdisant le port du voile aux mères accompagnatrices des sorties d’école et d’une disposition supprimant les allocations familiales aux familles dont l’enfant s’était montré violent à l’école.

Les choix de politiques publiques – et donc le droit qui les transcrit – ne sont pas neutres : ils ne sont pas seulement inspirés d’une analyse objective de la réalité ni de la comparaison, sans a priori, des avantages et des désavantages des solutions envisageables. Ces choix sont marqués politiquement et sont sous-tendus par de grands objectifs qui transcendent les politiques sectorielles : sentiment d’appartenance à une communauté mondiale ou valorisation de l’attachement à la nation, préférence pour la redistribution sociale et la recherche de l’égalité réelle ou encouragement à la compétition individuelle et à la sélection des meilleurs, préférence pour le débat et le partage des décisions ou pour une autorité verticale. De telles orientations sont légitimes. Mais les amendements à la loi sur l’école ne relèvent pas de ces choix structurants : ils en sont la caricature. Si l’idéologie correspond au placage d’une interprétation doctrinaire sur la réalité, ces amendements sont, comme le dit le titre du Monde, de simples « marqueurs idéologiques » : ils ne servent à rien qu’à tenter d’imposer une vision du monde sans souci d’efficacité pratique. Mettre un drapeau dans chaque salle de classe n’aurait en effet d’intérêt que si cette présence était en cohérence avec les valeurs portées par l’enseignement et par notre société. Ce n’est pas insulter le drapeau que de constater que ce n’est pas le cas. En revanche, cela comporte un message, que traduit encore plus clairement la Présidente du Conseil supérieur des programmes nommée par le ministre, Souâd Ayada, qui déclarait, dans plusieurs interview à « Causeur », « L’enseignement de l’histoire doit aujourd’hui plus que jamais promouvoir le sentiment d’appartenir à la Nation » et « Il faut aimer sa patrie comme on aime sa famille » .

Le choix de faire de la loi le canal de messages politiques de ce type altèrent à l’évidence la qualité du droit : comme le souligne l’étude du Conseil d’Etat sur ce sujet[1], quand la norme devient un simple témoignage de l’importance qu’un décideur accorde à une cause, elle perd de son prix et devient creuse. Mais les marqueurs idéologiques sont plus pervers : ils imposent dans le débat public des idées fausses et conduisent à des choix infondés, qui souvent affectent la cohésion sociale. Essayons de dresser la liste de quelques marqueurs de droite aujourd’hui en pleine forme, sachant que la gauche dispose aussi, bien évidemment, de son propre arsenal.

Si l’on met à part le marqueur nationaliste évoqué ci-dessus, qui conduit au rejet de l’étranger voire du demandeur d’asile et auquel le gouvernement actuel est sensible, le premier marqueur de droite s’est longtemps situé (se situe encore) dans le domaine de la sécurité publique et de la lutte contre la délinquance : durcissement des peines dans les années 2000, avec des peines planchers encourues en cas de récidive, fin de l’excuse de minorité pour les mineurs de 16 à 18 ans, détention de sûreté pour les criminels considérés comme dangereux une fois leur peine terminée. Cette politique présente une caractéristique de base : punir est d’abord un choix moral et le souci de l’efficacité (notamment de la réduction de la délinquance) est second, sinon oublié. En pratique, l’institution de peines minimales a favorisé l’incarcération pour les petits délits répétitifs mais n’a pas eu de résultats sur la baisse de la délinquance. Le but principal n’était pas là, il était de rendre la punition visible, même si, en second plan, dès 2009, la loi avait parallèlement prévu, par réalisme, un développement des mesures d’aménagement de peine et des libérations conditionnelles. Objectivement, les politiques pénales et pénitentiaires menées en Suède ou aux Pays-Bas, voire dans la plupart des pays européens, qui s’efforcent de limiter la détention, sont plus efficaces pour la cohésion sociale : ce n’est pas le souci dominant en France.

Ces choix sont désormais largement partagés, au point que le revirement de la politique pénale en 2013 et 2014 n’a quasiment pas eu d’impact sur le développement de la détention, même si parallèlement, la voie des aménagements de peine se développe petitement. Le sociologue Didier Fassin note ainsi que les « marqueurs de gauche », qui relient traditionnellement la délinquance à un parcours social difficile, s’estompent : quand la gauche proteste, elle met désormais l’accent sur le caractère indigne des conditions de détention, moins sur son principe. La responsabilité individuelle, apanage de la pensée libérale, est l’explication dominante ;

Il est vrai que la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice de 2019, tout en insistant sur la volonté de rendre la peine « plus lisible » et de rendre son exécution effective et plus rapide, prévoit la modification de l’échelle des peines et se préoccupe, c’est heureux, « des effets désocialisants » des courtes peines » (termes de l’étude d’impact.  Elle interdit donc les peines inférieures à un mois, instaure un sursis probatoire, systématise la libération sous contrainte aux deux tiers de la peine. Pour autant, elle est prudente (elle se garde de généraliser l’aménagement des peines de détention pour les peines supérieures à un an, ce qui risque, paradoxalement, de renforcer le recours à l’emprisonnement) et ces dispositions sont (volontairement ?) noyées dans une loi fleuve qui réorganise la justice dans son entier.

Le second marqueur de droite, c’est le soupçon selon lequel les personnes qui bénéficient d’aides publiques ont une fâcheuse tendance à les détourner, parce qu’ils ont une propension à tricher ou à préférer la paresse à l’effort. D’où l’intérêt montré pour la lutte contre la fraude sociale et le contrôle systématique des chômeurs. Ces assertions sont difficiles à récuser parce que, si elles ne sont naturellement pas généralisables, elles ne sont pas non plus fausses. La fraude sociale existe, même si elle représente une partie minoritaire des fraudes détectées par la Délégation nationale à la fraude (1,3 Mds en 2017 sur 8,6 Mds)[2] et même si, à y regarder de près, la fraude des employeurs sur le versement des cotisations sociales et celle des professionnels de santé en représente nettement plus de la moitié (La presse qui a rendu compte de ces données n’en a pas moins titré sur la fraude au RSA, dominante, il est vrai, dans la fraude aux prestations sociales). Quant aux demandeurs d’emploi soumis à obligation de recherche d’emploi, il est évident qu’une partie d’entre eux (et une partie sans doute importante) n’en recherche aucun : la différence entre le nombre de demandeurs d’emploi de longue durée (plus d’un an) recensés par l’Insee (1,25 million en 2017) et ceux inscrits à Pôle emploi (2,5 millions) s’explique par l’ampleur, parmi les inscrits à Pôle emploi, du nombre de demandeurs « découragés » ou « fraudeurs » que l’Insee, en l’absence de recherche active, ne recense pas comme chômeurs.

Au final, la lutte contre la fraude sociale se doit d’être efficace (c’est du vol) mais ne doit pas devenir obsessionnelle au point de ne pas mesurer, parallèlement, l’ampleur du non accès aux droits, que l’on a raison d’évoquer pour équilibrer les appréciations : elle représente plusieurs milliards, davantage que la fraude aux prestations détectée.

Le contrôle des chômeurs quant à lui, n’a rien de choquant dans son principe mais il est loisible de douter de douter de l’utilité d’y consacrer des moyens humains importants, si rares à Pôle Emploi : comme l’analyse très bien l’OFCE[3], il n’existe chez les chômeurs aucune réticence générale à reprendre un emploi ; au demeurant, une part importante d’entre eux travaillent (un peu moins de la moitié des chômeurs indemnisables) et acceptent déjà des emplois courts souvent de faible qualité ;  enfin, si l’accompagnement des demandeurs d’emploi était de qualité, il n’y aurait aucun besoin de rappeler, à un demandeur de 55 ans qui a objectivement peu de chances de retrouver un emploi, qu’il faut quand même s’y mettre : on l’y aiderait, tout simplement.

Quant au projet de dégressivité des allocations chômage, étudié dès 2016 et repris aujourd’hui, il repose à la fois sur le soupçon (le demandeur d’emploi serait trop inerte), sur la certitude (fantasmatique) qu’il existe des emplois vacants que les demandeurs d’emploi ne veulent pas prendre (« Traverser la rue… ») et sur la conviction que seules les incitations financières sont sources de motivation, ce qui est inégalement vrai[4]. Dans tout un autre domaine, le gouvernement est convaincu que les fonctionnaires retrouveront le goût de travailler avec des primes au résultat ou à la performance : or, toutes les études solides démontrent l’inanité de cette conviction. Si l’équité du salaire perçu est une condition de la motivation (il faut être rémunéré correctement et en fonction des efforts faits), celle-ci ne se développe que grâce à d’autres facteurs, intérêt du travail, perspectives d’avenir, fierté d’appartenance, relations de confiance envers le supérieur hiérarchique et l’institution…Mais la droite n’a pas confiance dans de tels moteurs : c’est l’argent qui compte.

 Autre marqueur, assez proche du précédent, le fantasme du cumul des aides sociales (qui permettrait à des bénéficiaires du RSA de toucher bien plus qu’un SMIC ou, au moins, de s’en approcher)[5] et la déshumanisation des bénéficiaires d’aides : il faudrait imposer aux bénéficiaires du RSA une contrepartie en « travaux d’intérêt général » pour qu’ils témoignent ainsi de leur reconnaissance envers les autorités publiques qui leur octroient de l’aide. A vrai dire, en ce domaine, il existe désormais une réponse juridique claire : dans son arrêt du 15 juin 2016, le Conseil d’Etat, saisi d’un recours en cassation contre la décision de la Cour administrative d’appel de Nancy annulant une obligation de travaux bénévoles imposée aux bénéficiaires du RSA du département du Haut-Rhin , explique qu’il est tout à fait possible de prévoir des actions de bénévolat dans un contrat d’insertion, mais pas de manière systématique, seulement si elles contribuent à l’insertion du bénéficiaire, si elles sont librement acceptées par lui et lui laissent le temps de rechercher un emploi : tout est dit. C’est la collectivité qui doit au bénéficiaire du RSA une aide à l’insertion, pas lui qui doit donner gratuitement de son temps de manière obligatoire.

La déshumanisation se manifeste aussi par la théorie des trappes à pauvreté, appelée à la rescousse pour justifier le faible niveau du RSA : si le niveau de la prestation versée au bénéficiaire était trop élevé, celui-ci préférerait rester inactif. Or les bénéficiaires du RSA ne sont pas des machines rationnelles qui calculent froidement le rendement à court terme de leur choix. Toutes les enquêtes de terrain montrent qu’ils ont envie d’en sortir. La valeur travail est forte chez eux, comme chez l’ensemble des Français. En réalité, il est probable que, pour faciliter la recherche et la reprise du travail, il faudrait donner davantage de sécurité financière aux bénéficiaires du RSA, quitte à les accompagner de manière plus dynamique dans l’effort de réinsertion[6]. Pourtant, l’on n’a pas le sentiment que ce soit le but du projet de « Revenu universel d’activité » annoncé dans le récent plan pauvreté, qui parle simplification des aides, meilleure accessibilité mais aussi incitation plus forte à la reprise d’emploi…

 Dans le domaine économique, le marqueur dominant de droite est, outre la complaisance pour les lobbies (visible aujourd’hui dans le domaine écologique et agricole) qui au fond représenteraient l’intérêt légitime des entreprises, la baisse des charges pesant sur l’entreprise, présentée comme une condition évidente de leur réussite. Le MEDEF ne commente les choix budgétaires que sous cet angle, reconnaissant à peine que le CICE et le Pacte de responsabilité (qui ont à eux deux représenté plus de 40 Mds de baisse), puis la baisse de l’impôt sur les sociétés, ont été des progrès mais affirmant continûment qu’il faut aller plus loin dans la recherche de la compétitivité. Le gouvernement l’a, jusqu’ici, suivi, avec le « zéro charges « au niveau du SMIC en 2019 et, surtout, la décision de faire bénéficier les entreprises à la fois de la transformation du CICE en baisse des cotisations sociales et du versement du crédit d’impôt acquis l’année précédente.Pourtant, chez les experts, le discours sur les baisses de charges ne rencontre plus la même adhésion que naguère, surtout compte tenu du médiocre bilan des baisses massives opérées depuis 2013 : la note du Conseil d’analyse économique de janvier 2019 qui étudie leur impact souligne que les seules baisses efficaces sont celles qui portent sur les bas salaires et que les autres sont du gaspillage. L’amélioration de la compétitivité passe par la restructuration du tissu des entreprises et surtout par la montée en gamme de leurs produits, c’est-à-dire par des efforts d’investissement et de formation de la main d’œuvre. Mais le MEDEF continue à demander que l’argent public soit mis à contribution.

Enfin, dernier marqueur de droite qui sera évoqué ici, l’éducation, marquée par l’apprentissage des savoirs fondamentaux que le ministre de l’Education nationale prône continûment sous la forme « Lire, écrire, compter et respecter autrui ». Ce sont ces savoirs fondamentaux qui prennent toute la place dans les « recommandations pédagogiques transmises aux enseignants » le 26 avril 2018, avec un « Guide pour enseigner la lecture et l’écriture au CP ». La loi « pour une école de la confiance » s’ouvre sur un titre Ier : « Garantir les savoirs fondamentaux pour tous » et le rapprochement entre école et collège s’opère sous la dénomination « d’école des savoirs fondamentaux ». Eduquer un enfant, ce serait donc lui donner des outils de base. La lutte contre les inégalités passerait par la maitrise par tous les élèves de tels apprentissages…et on s’en tiendrait là. Il sera également plus facile d’évaluer l’école sur la transmission de ces savoirs (un autre marqueur de droite est l’obsession de mesurer les résultats quantitatifs atteints). L’on est pourtant très loin des dispositions du « socle commun » de connaissances et de compétences défini en 2015, qui évoque la nécessité de « comprendre et de s’exprimer dans plusieurs types de langage » et d’acquérir des compétences pour penser, apprendre et comprendre le monde. Savoir-faire versus connaissances et compétences…l’opposition est presque comique.

Bien évidemment, l’on pourrait tout aussi bien énumérer les « marqueurs idéologiques de gauche » : attachement aveugle à la méritocratie républicaine comme seul outil de sélection des élites, sans voir à quel point les critères sont faussés et socialement discriminants ; préférence pour la protection des fonctionnaires plutôt que pour la qualité des services publics ; incapacité à accepter et à analyser les résultats des comparaisons internationales (les résistances à la lecture de l’enquête PISA ne cèdent que peu à peu) ; rêve d’établir la mixité sociale à l’aide de quotas ; confiance dans la redistribution monétaire pour diminuer la pauvreté, en méconnaissance d’autres indicateurs ; parfois enfin (la gauche est plurielle) critique des mesures favorables aux entreprises comme « cadeaux au patronat », refus des contreparties dues pour avoir doit au RSA (voir sur ce point les nombreux articles de Dominique Méda) plaidoyer sans nuances pour l’alourdissement de l’impôt sur les riches et pour la relance de l’économie par la consommation ou laïcité agressive qui exige la neutralité des tenues dans l’espace public. Et l’on pourrait aussi évoquer les idées reçues communes à tous : les quotas en faveur des femmes sont un progrès, le service universel national sera un creuset renforçant la cohésion sociale…

Le débat démocratique devrait se donner pour objectif de secouer ces choix instinctifs auxquels nous revenons tous par facilité, en fonction de notre famille de pensée. Il est à craindre qu’il n’y parvienne pas aujourd’hui. Les périodes de tension sont aussi des périodes de repli sur des fondamentaux simplistes. Comme les précédents, le gouvernement actuel se laisse mener par ces marqueurs presque caricaturaux. C’est désolant.

 Pergama, le 3 mars 2019

[1] Simplification et qualité du droit, Conseil d’Etat, Etude annuelle 2016

[2] Les grandes tendances du bilan 2017 de la lutte contre la fraude aux finances publiques, Délégation nationale à la lutte contre la fraude, décembre 2018

[3] Policy Brief, OFCE, juillet 2017

[4] Une étude de 2001 d’Economie et Statistiques sur ce sujet apporte une réponse plus nuancée : elle montre que la dégressivité des aides accélère le retour à l’emploi des cadres (ils ont le choix) mais a peu d’influence sur celui des demandeurs d’emploi plus modestes, qui sont très contraints dans leurs choix.

[5] Ce fantasme n’est pas l’apanage des gilets jaunes : les responsables politiques de droite l’affirment régulièrement.

[6] Voir sur ce point L’accompagnement des bénéficiaires du RSA, rapport Pittollat Klein, 2019