Contributions au débat public : l’émergence des ONG

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Contributions au débat public : l’émergence des ONG

Le grand débat continue son déroulement et s’achemine vers sa dernière phase : sont prévues en mars quatre conférences nationales réunissant les partenaires sociaux, les représentants des élus et les associations, sur les thèmes de la démocratie et de la citoyenneté, de la transition écologique, de la fiscalité et des dépenses publiques, de l’organisation de l’Etat et des services publics. Fondées sur des contributions préalables des participants, ces conférences nationales devraient élaborer des conclusions qui seront ensuite soumises à des conférences régionales composées de citoyens tirés au sort.  C’est dans ce contexte que 19 organisations (parmi lesquelles se trouvent 3 syndicats, la CFDT, la CFTC et l’UNSA, une fédération mutualiste, plusieurs associations humanitaires et des ONG environnementales, dont la Fondation Nicolas Hulot) ont fait paraître 66 propositions inscrites dans un Pacte écologique et social qu’elles entendent défendre lors des conférences nationales mais aussi sur la durée : elles espèrent que ces propositions guideront les politiques publiques à venir et s’engagent à décrypter les prochaines décisions politiques au prisme de ce pacte. Le message de fond est qu’il ne leur apparaît pas possible de séparer les questions sociales et environnementales : des raisons objectives (notamment les besoins de financement de la transition écologique) l’expliquent. Jouent aussi les valeurs de respect et d’humanité qui imposent que réduction des inégalités et protection des catastrophes climatiques aillent de pair. L’approche est convaincante puisque c’est précisément la dichotomie entre ces deux problématiques qui a créé le désordre actuel sur la politique écologique.

Si un projet politique se définit par une mise en cohérence, à partir de valeurs considérées comme essentielles, de choix politiques sectoriels et surtout par l’affirmation que ces choix sont réalistes et peuvent s’imposer, alors, à lire les 66 propositions du Pacte, on est bien près d’un projet politique. Le paradoxe, dans le tohu-bohu actuel où chacun est convié à se projeter vers un avenir souhaitable, c’est l’absence, dans le débat, des partis politiques (I) alors que les ONG et corps intermédiaires, depuis un moment, s’efforcent de « parler politique » et de s’exprimer collectivement (II).

 Le silence programmatique des partis

Quelle est la mission d’un parti politique ? La définition encore fréquemment citée, celle de François Gicquel (« Un parti, c’est un groupement organisé pour participer à la vie politique en vue de conquérir partiellement ou totalement le pouvoir et d’y faire prévaloir les idées et les intérêts de ses membres ») est ancienne mais toujours valable.  Aujourd’hui, même si les partis n’exercent plus le pouvoir (c’est le cas en France depuis la Ve République, où la présidentialisation a largement dépouillé les partis de ce rôle), ils aident au moins à le conquérir et parfois à le garder. Que la prise de pouvoir soit le but ultime d’un parti n’est pas choquant : c’est la condition de sa crédibilité. Pour autant, les fonctions exercées par un parti sont, au moins en théorie, plus riches : la Constitution leur donne un rôle (« concourir à l’expression du suffrage ») qui implique la construction de programmes politiques de nature à éclairer les électeurs sur les choix à faire. Tous les manuels de sciences politiques leur reconnaissent de ce fait une fonction « d’éducation politique des citoyens » et de traduction de leurs préoccupations dans leur projet. Certaines sources anciennes parlent même de « laboratoires d’idées » : c’est dire comme les analyses vieillissent mal parfois…

Comment alors comprendre que les partis politiques ne participent pas au débat actuel et n’y apportent aucune contribution ? Ils indiquent ne pas vouloir s’y impliquer parce qu’il s’agirait d’un piège : après avoir fait semblant d’écouter les Français, le Président décidera seul de mesures dont il prépare l’annonce avant même que le débat soit terminé. Ils ont raison : le risque est bien celui-là. L’abstention est cependant le meilleur moyen de permettre à ce processus de se dérouler sans difficulté. Pour combattre avec un ennemi, il faut être sur le terrain. Comme le dit plus franchement Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, dans une récente interview : « Il n’y a que ceux qui n’auront pas essayé de peser sur l’issue du grand débat qui auront fait une connerie ».

Plus fondamentalement, les partis ne sont sans doute plus capables de soutenir ce type de confrontation avec une parole « vraie » : longtemps, encore dans les années 2000, on leur reprochait d’avoir tous adopté les mêmes analyses (ou la même résignation devant l’évolution d’un monde transnational qui échappait largement aux décisions politiques) et de tenir des discours qui se ressemblaient de plus en plus, où l’idéologie (et surtout l’ambition de changement) étaient largement gommées. De fait, même si, jusqu’en 1991, les statuts du Parti socialiste portaient mention de la rupture avec le capitalisme, au même moment, la France prenait, depuis 1983, sous l’autorité d’un Président socialiste, un virage libéral et européaniste qui la marquera durablement.

Aujourd’hui, la situation n’est plus la même : les partis traditionnels sont certes restés les « clubs d’élus » que dénonçait Pascal Perrineau en 2016 compte tenu de la faiblesse de leurs adhérents, les jeunes ne prenant leur carte que pour faire (très lentement) carrière. Mais tout a changé : soit parce que leur électorat s’est volatilisé en 2017, soit sous l’effet des primaires, qui recentrent les candidats sur les préoccupations des adhérents, soit parce que le Front national leur donne le ton désormais, les partis anciens se sont repliés sur leur noyau de militants et sur des visions fermées de l’avenir du pays. Il en résulte un appauvrissement continu de leur réflexion et une incapacité à engager un dialogue, ce qui les expose, par opportunité, à des prises de position contradictoires ou ridicules, le chef des  Républicains, parti de l’ordre, soutenant un temps les Gilets jaunes, voire se réjouissant de l’attaque d’une préfecture, le Parti socialiste saisissant le CSA parce que le Président a trop augmenté sa visibilité médiatique depuis le grand débat ou les responsables de la France insoumise insultant de modestes fonctionnaires qui appliquent la loi. Quant à la République en marche, les fissures qu’elle subit sur son aile gauche vont clarifier la situation : le parti fédère désormais l’ancienne droite libérale que les Républicains lui abandonnent, ce qui lui donne une certaine cohérence et donc de la force. Reste que, si les « marcheurs » constituent une communauté sociologique unie sur l’adhésion à un leader et à certains thèmes (l’Europe, le libéralisme, l’ouverture sociétale, le refus aussi des autres partis, tous considérés comme « radicaux »[1]), cela ne leur donne guère de capacité à inventer un monde nouveau ni à « parler politique ». Ce sont des « insiders » qui se méfient des idéologies et voudraient simplement que le monde devienne enfin plus rationnel. Il est douteux qu’ils comprennent la passion des écologistes ou des syndicalistes, dans lesquels ils voient surtout des agités. De toute façon, ils ne sont pas là pour faire des propositions et personne ne leur demande rien. Les partis seront donc absents du débat.

ONG et corps intermédiaires : une présence qui touche juste

 D’autres acteurs interviennent dans le débat public mais, surtout, interviennent autrement qu’auparavant : il est frappant de voir qu’ils modulent le ton militant et tiennent un discours destiné à toucher davantage la communauté nationale.

Prenons quelques exemples, qui ont précédé le Pacte actuel : la Fabrique écologique, modeste cercle de réflexion sur l’écologie, publie en mai 2018 une note bluffante (« La triple rupture de l’écologie politique ») sur un sujet jamais traité (en tout cas pas par des écologistes) mais essentiel : pourquoi la préoccupation écologique tient-elle si peu de place chez les Français ? Pourquoi l’écologie a-t-elle été quasiment absente de la campagne électorale de 2017 ? Selon la note, cette résistance est liée à un modèle économique, social et politique centralisé, plutôt rigide, avec un Parlement aux pouvoirs limités et une faible propension au dialogue et au compromis. Mais elle reconnaît qu’avec un parti vert enfermé dans des querelles internes incompréhensibles, l’écologie politique ne s’est pas montrée capable non plus de « transformer ses choix en débats ». Le philosophe Dominique Bourg, pourtant incarnation même du militant vert, pointait, dans une vieille interview de 2013, la difficulté : nous ne parvenons pas à nous représenter les questions d’environnement, qui restent pour nous abstraites et inaccessibles, en tout cas toujours étrangères au champ politique. S’interroger sur la manière d’expliciter la transition pour qu’elle prenne vie et devienne un sujet de débat collectif et de décision est vu comme une priorité.

C’est bien ce qu’ont cherché à faire les 4 ONG environnementales, Oxfam, Notre affaire à tous, Greenpeace France et la Fondation pour la nature et l’homme, quand elles ont annoncé en 2018 vouloir poursuivre l’Etat devant la justice administrative pour inaction face au changement climatique et non-respect de ses engagements internationaux en ce domaine. La réponse de François de Rugy (il explique que, dans un  pays « n’adhère pas » (c’est vrai), c’est difficile d’avancer et rappelle l’ambition des objectifs inscrits dans les textes) n’intéressait personne. Sa réaction évoque une vérité crument rappelée par Nicolas Hulot dans une récente interview : « On met ça dans la loi et plus personne ne s’en occupe. Après, quand on regarde, bien sûr, c’est la panique ». De fait, le premier impératif est de cesser de se défausser par des engagements à 30 ans et de gérer dès aujourd’hui les engagements pris pour demain : c’est ce que veulent rappeler les ONG et au fond peu importe qu’elles gagnent ou qu’elles perdent devant la justice administrative : elles ont posé une question politique, le ministre ne leur répond pas et la société française le voit.

Le Pacte de 2019 enrichit cette ambition : il se présente comme la construction d’un nouveau modèle de développement, insistant, au-delà du refus du « court-termisme » des politiques publiques, sur le partage des décisions puisque la question de la transition écologique et celle de son financement concerne tout le monde. Plusieurs points sont frappants dans la lecture de ce document :  les orientations proposées sont concrètes (mode de revalorisation des salaires, multiplication des accords de qualité de vie au travail, représentation pour moitié des salariés dans les conseils d’administration des entreprises), multiformes (travail, transition écologique, mobilité, logement, lutte contre les pollutions, justice fiscale) et comportent deux points forts : l’un sur la démocratie (le Pacte ne demande aucune réforme institutionnelle mais déplore la survalorisation du vote au détriment de la délibération, la prévalence de la concurrence électorale sur la mobilisation collective et l’enfermement dans un face-à-face gouvernants-gouvernés appauvrissant), l’autre sur la fiscalité et les dépenses publiques, avec la mise en œuvre d’un plan d’investissement pour la transition écologique chiffré et sorti du calcul du déficit de Maastricht.

La force des propositions qui sont ainsi avancées tient également à un élément qualitatif, difficile à exprimer et que l’on perçoit mieux quand leurs promoteurs s’expriment oralement: ils parlent à hauteur d’hommes, ils sont du côté des gens, dans leur vie quotidienne et leurs difficultés, sans pour autant faire une OPA sur le mouvement des gilets jaunes, sur lequel ils sont sans complaisance. La grande force de la CFDT, au-delà d’être une confédération présente dans le dialogue social, est de valoriser cette approche humaine : les deux enquêtes publiées en 2017 sur le travail et en 2018 sur les retraites « parlent » de la manière dont les personnes vivent ces réalités, de ce qu’elles en espèrent et de ce qui leur pèse. Cette humanisation sans pathos des réalités sociales est rare : elle manque au discours politique, lourdement technocratique sur la forme comme sur le fond, dépourvu d’empathie sincère. Or, cette humanisation n’amoindrit pas le discours, elle l’anoblit. C’est ce qui, dans le Pacte, touche et convainc.

 Conclusion

 

L’on peut penser que la fin du grand débat va conduire à deux visions de la légitimité : celle du Président de la République, toujours porteur d’une conception olympienne du pouvoir (elle s’est simplement transformée, depuis 2 mois, en l’affirmation qu’il existe un lien direct entre le peuple et lui) et celle de certains membres de la « société civile », qui revendiquent finalement de mieux représenter que lui l’intérêt général. Cette lecture serait toutefois inexacte : les ONG et les syndicats moteurs de ces propositions savent qu’ils ne peuvent rien sans le pouvoir politique. Ils savent qu’ils peuvent alléger mais non pas gommer la difficulté des gouvernants, pris dans des réseaux de décisions si complexes qu’ils ont toujours peur de réveiller des corporations, des lobbies, des intérêts et qui en sont paralysés. Mais quand ils affirment qu’il faut « travailler au corps » ces gouvernants et que tout le monde doit agir, chacun à sa place, pour demander à ces gouvernants de « refaire société », ils sont bien réconfortants.

Pergama, le10 mars 2019 

Trois nouvelles fiches concours sont disponibles sur le site :

 1° Deux fiches actualisées : « L’espérance de vie » et « Solde naturel, solde migratoire », in « Démographie et territoires »

2° Une fiche nouvelle : « L’emploi, hier et aujourd’hui » in Droit du travail et politique de l’emploi

 

[1] Les idées et les termes sont empruntés à l’étude de Terra nova « La République en marche, anatomie d’un mouvement », octobre 2018, accessible en ligne