Elections européennes : quel projet pour l’Europe?

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Elections européennes : quel projet pour l’Europe?

Emmanuel Macron a fait paraître le 5 mars 2019, dans les journaux de plusieurs grands pays de l’Union, une tribune où il s’adresse à tous les européens et annonce le projet qu’il défend pour l’Europe. Même s’il soulève des objections et des réticences, même s’il agace aussi, sur la forme et sur le fond, le texte a un vrai contenu. Pour autant, l’appel a peu de chances de convaincre : le contexte est désespérant et les propositions un peu toniques sur l’avenir de l’Europe impliquent des bouleversements dont personne ne veut.

La tribune d’Emmanuel Macron : reconstruire l’Union sur des projets

 Le constat de départ est que l’Europe est un projet en danger, alors que les attentes sont fortes. Les stratégies agressives des grandes puissances, la difficulté à réguler les grandes multinationales numériques, la menace des crises financières, tout devrait concourir à renforcer l’Europe puisqu’elle est seule à même de nous potéger, alors qu’elle suscite la déception et risque fort, de ce fait, de redevenir un simple « marché commun ».

Pour permettre sa « renaissance », le texte souhaite qu’elle s’engage dans des projets politiques nouveaux : ainsi, une Agence européenne de protection des démocraties fournirait des experts aux membres de l’Union pour les aider à se protéger des cyber-attaques en période électorale, veiller à l’interdiction du financement des partis politiques par des puissances étrangères, bannir d’Internet les propos haineux ; l’espace Schengen serait composé des pays qui acceptent à la fois la protection de l’Union aux frontières communes de l’Europe et l’application d’un droit de l’asile qui deviendrait vraiment commun, sous l’égide d’un Office européen de l’asile ; la signature d’un Traité de défense et de sécurité définirait mieux les obligations des divers membres en ce domaine et rendrait opérationnelle une clause de défense mutuelle ; la réforme du droit de la concurrence permettrait de faire prévaloir l’intérêt stratégique de l’Europe face aux Etats-Unis et à la Chine, qui n’hésitent pas, pour ce qui les concerne, à protéger leurs propres entreprises ; un « bouclier social commun permettrait d’égaliser les salaires en Europe et, en particulier, le salaire minimum ; l’Union pourrait mieux participer à la lutte contre les changements climatiques et pour la protection de l’environnement : création d’une banque pour le climat et d’une institution en charge de renforcer le contrôle des aliments, évaluation scientifique des risques des substances dangereuses ; création enfin d’un budget pour financer l’innovation. La dernière proposition est sans doute la plus surprenante : le texte propose de réunir une « Conférence pour l’Europe » afin de « proposer tous les changements nécessaires » : elle serait composée de représentants des institutions européennes et des Etats et associerait des panels de citoyens, des universitaires, des partenaires sociaux…pour dresser une « feuille de route », afin que l’Europe cesse d’être une « figée » et puisse enfin progresser. C’est un appel à une nouvelle assemblée constituante…

Un texte qui n’est pas exempt d’ambitions personnelles et de démagogie…

 La tribune d’Emmanuel Macron, chacun l’a noté, lui permet de reprendre un leadership en Europe. Il en a d’autant plus besoin qu’il a dû s’effacer de la scène européenne pendant la crise interne que le pays a traversée et qu’il lui importe de gagner les élections européennes : les résultats seront interprétés comme témoignant, ou pas, du rétablissement de sa popularité dans l’opinion publique française. Le texte lui permet en outre de réaffirmer l’opposition quelque peu simplificatrice entre une vision « humaniste » de l’Europe (la sienne) et l’approche « nationaliste et manipulatrice », qu’il illustre par le rappel du contexte du référendum sur le Brexit. Il n’est pas certain que les européens le lui reprochent. Les résultats de l’Eurobaromètre 2018 témoignent clairement d’un regain d’opinions favorables à l’Union : 43 % des européens en ont désormais une image positive alors que, en 2016, le pourcentage était tombé à 34 %. Cette remontée est clairement liée au Brexit : face au désordre que l’on constate, tout le monde a compris non seulement qu’il était difficile, voire impossible, de sortir de l’Union mais de plus que, quels que soient les inconvénients ressentis, on y perdait.  L’attaque au fond tape juste (comme le disait récemment Marion Draghi : « peu de pays ont une taille leur permettant de peser dans les négociations internationales…L’UE offre aux pays la possibilité de plus de souveraineté »), de même que celle, plus feutrée, contre les pays de l’est européen qui n’appliquent pas les règles de l’Union, voire la défient, ce qui exaspère légitimement l’opinion. Il n’est pour autant pas certain que l’adhésion de raison à l’Union se traduise par une mobilisation des électeurs en mai prochain.

Au-delà, le texte peut agacer. Comme souvent, le Président de la République donne aux autres, avec aplomb, des leçons qu’il ne s’applique guère : c’est le cas en ce qui concerne le respect du droit d’asile, la primauté vertueuse à donner à l’écologie, la promotion enfin d’une démocratie participative où les membres de la société civile associés à la « Conférence » du changement participeraient directement à l’élaboration de la réforme. La France veut refonder Schengen alors qu’elle a rétabli depuis plusieurs années des contrôles à ses frontières…ce qui lui permet de refouler des demandeurs d’asile venant de l’Italie.  De même, lire qu’il faudrait une institution nouvelle pour renforcer le contrôle des aliments est assez surprenant : l’agence existe, c’est l’EFSA, l’European food safety authority, et il faudrait simplement mieux contrôler les conflits d’intérêts de ses experts. Quant au souhait de voir mis en place une évaluation scientifique (enfin) indépendante des lobbies sur les produits dangereux, il est un peu estomaquant, venant d’un responsable politique qui paraît indifférent au foisonnement d’études sur le risque des pesticides…La crédibilité du texte souffrira, au moins auprès des Français, de cette absence de vergogne. Enfin, il n’est pas certain que multiplier les créations d’institutions nouvelles soit une bonne idée : l’Union est déjà critiquée pour sa complexité institutionnelle et sa bureaucratie.

…mais au moins des perspectives

 Pour autant, le texte a de la force. Il témoigne d’abord d’un changement par rapport aux orientations utopistes du précédent « discours de la Sorbonne » d’Emmanuel Macron en 2017 : certes, il existe des points communs, promotion d’une Europe de la Défense, insistance sur l’encouragement à l’innovation et sur la nécessaire convergence des modèles sociaux. Mais le discours est moins technique, évite, à la différence du précédent, de plaider essentiellement pour des réformes institutionnelles destinées à conforter la gouvernance de la zone euro, dont on a vu qu’elles ne rencontraient guère d’écho dans les autres pays et parlaient peu aux gens. Sont évoquées ici des réalités plus sensibles : l’Europe est menacée. Elle l’est sur le plan stratégique par la politique des Etats-Unis à l’égard de l’OTAN ; elle l’est commercialement ; elle l’est dans son autonomie stratégique (on le mesure dans un rapport de la Commission du 13 mars 2019 sur la croissance des investissements étrangers, surtout dans des secteurs de pointe) ; elle l’est enfin dans ses valeurs. Loin d’être anodine, la mention de la nécessité de lutter contre les attaques venues de l’extérieur contre la démocratie a du poids. Reconnaître que l’Europe subit des échecs (de manière évidente, la politique de l’asile et de l’immigration) et connaît des dissensions internes flagrantes est utile. Chacun sait désormais qu’elle avance peu : depuis 2015, à part quelques avancées dans le domaine de la défense (création d’un fonds européen pour la défense en 2017 et institution d’une « coopération structurée permanente » en ce domaine) et la révision de la directive sur les travailleurs détachés, le bilan est mince. Face à ces constats, la tribune d’Emmanuel Macron porte un message d’énergie : l’Europe peut s’en sortir si elle construit des projets communs et si elle affronte les défis urgents. Ce n’est pas un hasard si, après le refus de la fusion Alstom Siemens par la Commission et les menaces des Etats-Unis sur les exportations européennes, le droit de la concurrence se retrouve dans le lot des dossiers à traiter. Peu importe au fond que tous les thèmes proposés soient ou non repris et que la proposition d’une Conférence pour l’Europe ne soit absolument pas prévue dans les traités : l’article est un appel au sursaut et au redressement, c’est l’essentiel.

 …dans un contexte, toutefois, désespérant

 C’est sans doute le basculement de l’Italie dans les pays réfractaires aux règles européennes qui a le plus frappé les esprits en 2018 et fait douter de la capacité de l’Union à résister aux gouvernements populistes. Pour autant, à y regarder de près, c’est sans doute l’évolution de l’Allemagne qui est la plus inquiétante. Dans un article critique de l’ouvrage d’un économiste allemand, Marcel Fratzscher, The Germany illusion[1], Elie Cohen explique bien quelle est la double illusion évoquée : d’abord, la conviction qu’a l’Allemagne de l’excellence de son modèle économique et social, alors même que des doutes pointent aujourd’hui sur ses faiblesses, un marché du travail dual aux rémunérations contrastées, une forte pauvreté, une épargne excessive et un sous-investissement chronique ; ensuite la certitude que les pays de l’Union n’en veulent qu’à son argent, qu’elle paye sans être payée de retour et que toutes les propositions des autres pays visent à construire une « Union des transferts » à son détriment et au bénéfice d’un sud imprévoyant et sans rigueur. L’analyse de l’évolution allemande n’est au demeurant pas nouvelle[2] et l’on sait que c’est l’absence de solidarité allemande qui a été à l’origine de l’aggravation de la crise grecque. Les économistes ont beau jeu d’expliquer combien l’Allemagne a profité de l’Europe, qu’elle a bénéficié à plein des effets de polarisation créés par l’euro et de l’impossibilité dans laquelle les pays en déficit commercial étaient d’ajuster leurs taux de change. L’Allemagne est désormais convaincue que l’Europe ne lui apporte rien et ménage plutôt ses principaux partenaires commerciaux, Chine et Etats-Unis.

Dans sa réponse à la tribune d’Emmanuel Macron, la nouvelle dirigeante de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, affirme partager le sentiment d’urgence à agir, retient l’encouragement à l’innovation, la révision des règles de concurrence et la relance de la politique de Défense mais assassine le projet d’une phrase : « Le premier enjeu, dit-elle, c’est de préserver notre prospérité » (elle parle de l’Allemagne). Et de vanter la subsidiarité et la responsabilité individuelle, et d’attaquer « l’étatisation européenne », la communautarisation des dettes et l’européanisation du système de protection sociale, obsessions allemandes. L’Allemagne n’a, au fond, ni attachement ni ambition pour l’Europe.

 Qui d’autres a des idées ?

 Si l’on cherche les apporteurs d’idées pour résoudre la crise de l’Union, ils ne sont pas légion. On ne les trouvera pas chez les partis politiques français : certains jouent la campagne européenne sur les thèmes qui leur importent (l’écologie pour Yannick Jadot ou l’immigration pour Laurent Wauquier), au final davantage pour conforter leur position sur le plan intérieur que pour faire réussir l’Europe ; d’autres disent vouloir refonder l’Europe en combattant de l’intérieur sa logique libérale, nul ne sait trop comment, tant cette position est minoritaire.

Il n’en est pas de même des débats menés dans divers cercles de réflexion, en particulier le centre pro-européen Bruegel : celui-ci plaide pour une autre organisation de l’Union afin de dépasser les clivages qui la paralysent aujourd’hui. Dans une note de septembre 2018[3], deux solutions sont proposées : soit une organisation en cercles concentriques, allant des pays qui acceptent une intégration poussée à ceux qui souhaitent garder davantage de prérogatives nationales, avec l’inconvénient du maintien de tensions entre pays, soit une sorte d’Europe à  la carte, une « Europe des clubs », qui garantirait plus de souplesse ou de liberté : il existerait un socle d’adhésion commune, marché unique, politique commerciale, institutions et respect de l’Etat de droit, et, au-delà, des adhésions facultatives, l’Union économique et monétaire, Schengen et l’asile, la politique étrangère et de sécurité. L’on peut penser que le schéma est trop étranger à ce qui existe mais au fond ce n’est pas si vrai : d’une part l’UEM et Schengen ne couvrent pas tous les pays, d’autre part, l’adoption des textes est souvent soumise à de nombreuses exceptions au bénéfice de tel ou tel pays. Il est vrai que le projet peut contribuer à déliter l’Europe au lieu de la consolider mais au moins chacun choisirait les engagements qu’il accepte de respecter.

Comme l’explique un des rédacteurs de cette note, Jean Pisani-Ferry, tout le monde reconnaît que l’Europe est confrontée à des enjeux majeurs et l’on sait lesquels : le climat, les migrations, les problèmes de défense et de commerce international. Mais l’Europe, née dans un monde multilatéral organisé où les Etats fondateurs étaient, tout naturellement, des démocraties, n’était pas bien préparée à affronter un monde perturbé, où certains Etats veulent être dominants, d’autres garder leur souveraineté et où les principes démocratiques flanchent. La question essentielle à régler est donc celle de la gouvernance, le risque essentiel étant celui de l’impotence. Le diagnostic est bien posé : le temps de la fuite en avant et d’une « Union sans cesse plus étroite » est révolu, où tous les experts proposaient de guérir l’Europe de ses fragilités en renforçant le fédéralisme. Le projet est au contraire d’alléger et d’assouplir. Mais, que l’on choisisse de relancer l’Europe par les projets, en l’organisant par cercles ou par clubs, peu importe. S’il ne se passe rien, l’Europe va s’étioler et sortir de l’histoire.

 Pergama, le 17 mars 2019

[1] La nouvelle question allemande, Elie Cohen, Télos, mars 2019

[2] Comment sauver l’Europe ? Comment changer de paradigme ? Xavier Ragot, Blog OFCE, 28 mars 2018

[3] « Une taille unique ne convient pas à tous, l’intégration par la différenciation », Policy brief, Bruegel, septembre 2018