La loi Pacte et la responsabilité sociale et environnementale des entreprises

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La loi Pacte et la responsabilité sociale et environnementale des entreprises

Le projet de loi PACTE relatif à la croissance et à la transformation des entreprises a été adopté définitivement par le Parlement le 11 avril 2019. Lors de sa présentation, il y a un an, l’accent était certes mis sur les simplifications administratives et sur les incitations à se développer dont pourraient bénéficier les entreprises. Mais il était surtout question, sur le fondement du rapport Notat-Senard[1], de la relation entre l’entreprise et l’intérêt général.  Qu’est devenue l’ambition évoquée à l’époque de « forger une nouvelle vision de l’entreprise poursuivant des buts plus larges que la réalisation du profit »[2], notamment dans les domaines social et environnemental ?   Eh bien, au final, peu de choses.

La loi Pacte : une loi de desserrement des contraintes

 La loi est un ensemble hétéroclite : on y trouve pêle-mêle l’autorisation pour l’Etat de vendre tout ou partie des actifs qu’il détient dans le capital d’Aéroports de Paris, d’Engie et de la Française des jeux, pour alimenter le fonds pour l’innovation et l’industrie créé en 2018 ; la  réduction de la période des soldes ; sur proposition du Sénat, le peu glorieux report de l’interdiction, votée dans la récente loi alimentation, de la fabrication en France de pesticides exportés en dehors de l’Europe et la réduction du champ de l’interdiction de certains objets plastiques à usage unique. On se demande ce que viennent faire là ces dispositions, qui témoignent surtout de l’inconscience des sénateurs sur les enjeux environnementaux.

Pour autant, la loi dessine une politique, mais « façon puzzle », empilant mille mesures. Les mesures de simplification en représentent une bonne part : disparition du seuil social de 20 salariés (la mesure ne change pas les obligations relatives aux handicapés applicables à partir de ce seuil mais repousse à 50 salariés l’obligation d’établir un règlement intérieur et le seuil à partir duquel la contribution au FNAL, fonds national d’aide au logement, passe à 0,50 % de la masse salariale); allongement à 5 ans de la période au terme de laquelle une entreprise franchira officiellement un seuil d’effectif ; institution d’une plateforme unique pour la création d’entreprises en 2021 ; création d’un opérateur unique pour l’accompagnement à l’export ; simplification des démarches relatives aux brevets ; suppression du stage préalable à l’installation des artisans ou institution d’un seuil pour désigner un Commissaire aux comptes etc etc…

Certaines dispositions favorables au personnel paraissent décidées pour des raisons autant financières que sociales :  la souscription de PERCO (plans d’épargne retraite collectifs) est encouragée, surtout quand ils sont investis dans des fonds susceptibles d’être employés dans des plans d’épargne en actions ; les conditions de transfert et de sortie de l’épargne retraite sont assouplies ; dès avant la loi, depuis janvier 2019, le forfait social, contribution patronale portant sur les compléments salariaux qui ne supportaient pas de cotisation sociale, a été supprimé sur les sommes versées au titre de l’intéressement dans les entreprises de moins de 250 salariés et sur l’ensemble des versements d’épargne salariale dans les entreprises de moins de 50 salariés. Le forfait social sera désormais réduit en cas d’abondement de l’employeur d’un investissement salarié en actions. La loi souhaite développer l’intéressement et la participation dans les petites entreprises : les branches devront négocier des accords en ce sens, accords-types qui pourront être directement repris par les PME.

La loi est donc une loi libérale, qui assouplit les contraintes dont se plaignent les entreprises, voire fait sauter des dispositions de saine régulation, comme le stage préalable des artisans ou l’obligation d’un règlement intérieur.  Il favorise l’association des salariés aux résultats (voire au financement) des entreprises. Comme pour toutes les lois fourre-tout, il est impossible d’en estimer l’efficacité : les assouplissements de seuils ou de normes ne sont sans doute pas aussi déterminants pour l’emploi que le disent les entrepreneurs. Compteront davantage les aides à l’export ou la politique de l’innovation, et, surtout, le contexte économique et social d’ensemble du pays. Mais le gouvernement souhaitait afficher une loi « pro-business », qui plaise aux PME : c’est le cas.

L’héritage déformé du rapport Notat-Senard

Dans l’ensemble de la loi, deux dispositions, issues du rapport Notat-Senard, détonnent, tant elles ont l’air perdues dans un maquis de dispositions financières ou réglementaires.

La première précise le Code civil, qui, jusqu’ici, sans définir l’entreprise, indique (articles 1832 et 1833) ce qu’est une « société », c’est-à-dire une association contractuelle de personnes qui affectent des ressources à une « entreprise » commune pour en tirer bénéfice. Toute société, dit le Code, doit être constituée « dans l’intérêt commun des associés », vocation pour le moins courte. Pour corriger ce manque, le rapport Notat-Senard proposait d’ajouter un alinéa à l’article 1833, indiquant que la société doit être gérée dans son intérêt propre, « en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Le rapport proposait en outre de corriger le Code de commerce (article L225-35), en indiquant que les conseils d’administration et de surveillance, qui jusqu’alors « déterminaient les orientations de l’activité de la société », le feront désormais « en référence à sa raison d’être » qu’ils pourront préciser. Le terme, très vague, recouvrait dans l’esprit des rédacteurs du rapport une allusion à la collectivité de travail et une contribution à l’intérêt général. Au-delà, le rapport préconisait la reconnaissance d’« entreprises à mission », sociétés de toutes formes juridiques choisissant volontairement de remplir quatre critères : l’inscription de leur « raison d’être » dans leurs statuts ; l’existence d’un comité d’impact, éventuellement composé de « parties prenantes » de l’entreprise (clients, fournisseurs, salariés) ; enfin la mesure des résultats atteints et la publication des performances extra-financières.

Que reprend la loi Pacte ? Elle complète effectivement l’article 1833 du Code civil par ces termes : « La société est gérée dans son intérêt social, en « prenant en considération » les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Elle ajoute de plus, à l’article 1835, qui portaient sur les statuts : « Les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ». Elle donne aux Conseils d’administration mission de se conformer à l’intérêt social, « tout en « prenant en considération » les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Enfin, la loi crée effectivement des « sociétés à mission » mais à des conditions légèrement différentes de celles envisagées par le rapport Notat-Senard : les statuts doivent préciser un ou plusieurs objectifs sociaux ou environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre.

La loi Pacte semble donc reprendre les propositions du rapport Notat-Senard. En réalité tout est déformé, minoré, amoindri : l’on « prend en considération » au lieu d’agir « en considérant » (la différence n’est pas si mince), la raison d’être devient une liste de principes généraux, les conseils d’administration se conforment d’abord à l’intérêt de la société tout en « prenant en considération » d’autres enjeux, les sociétés à mission choisissent des « objectifs » et il n’est plus question d’y associer les « parties prenantes ».

Parlons clair : le rapport Notat-Senard était déjà creux et sans réelle ambition, se contentant de mots, comme si le Code civil pouvait pallier l’absence de volonté des entreprises. Son application n’aurait pas eu de conséquence concrète, juste une valeur symbolique. La loi Pacte l’édulcore encore, de manière assez sournoise.  Elle refuse en réalité de modifier la vocation et les missions des entreprises : ce n’était pas la peine alors de commander un rapport en ce sens.

Par ailleurs, la loi augmente le nombre des administrateurs salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance des sociétés de plus de 1000 salariés en France (ou de plus de 5000 en comptant les implantations à l’étranger), du moins au-delà d’un seuil : ils seront 2 à partir de 8 administrateurs non-salariés, contre 2 à partir de 12 actuellement. Là aussi, l’on est dans le symbolique : le représentant des salariés peut être écouté, peut-être dans le meilleur des cas, peut-il infléchir les décisions mais celles-ci se prendront, avec ou sans lui.

 Des attentes (et des besoins) pourtant forts

 Est-il besoin de rappeler que, globalement (il existe à l’évidence des exceptions), les entreprises françaises ont, sur le plan social et environnemental, des progrès à faire et qu’il serait temps temps qu’elles s’y attachent, pour motiver mieux leurs salariés et, en réparant les atteintes qu’elles portent à l’environnement, prendre leurs responsabilités?

Selon une comparaison européenne établie par la Dares sur l’exposition aux risques psychosociaux[3], les salariés français ont une bien moindre capacité à influencer les décisions importantes pour leur travail (il existe sur ce point un écart de 30 points avec les salariés scandinaves), ils se sentent moins soutenus par leurs collègues et leur hiérarchie, sont moins motivés et davantage affectés par leur travail dans leur santé. Par ailleurs, ils déclarent davantage de discriminations, de violences verbales et de comportements humiliants. Le management est plus autoritaire, plus rigide, moins conscient de la nécessité d’offrir un avenir professionnel et moins respectueux du droit des personnes. L’enquête européenne Eurofound de 2015 sur les conditions de travail révèle quant à elle, que 45 % des salariés français estiment qu’ils ne pourront pas faire le même travail après 60 ans (le taux est de 20 % dans les pays scandinaves) et 38 % seulement des emplois en France sont considérés comme « de bonne ou de très bonne qualité » (50 % dans la plupart des pays comparables).

 L’on pourrait évoquer la situation des femmes et des minorités, qui reste fréquemment marquée par des discriminations. Sur la protection de la santé des salariés, le rapport Lecoq d’août 2018[4] note que, là aussi, les comparaisons internationales ne sont pas à l’avantage de la France : sur le seul plan de l’évaluation des risques, la France se situe au 29e rang parmi 35 autres. Le rapport cite l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), selon laquelle la France se caractérise par « une faible qualité de l’environnement physique et de l’environnement social, une forte intensité du travail, des résultats moyens sur l’utilisation des compétences et l’autonomie ainsi que sur la qualité du temps de travail », concluant que « la France apparaît en situation de décrochage, comparée aux autres pays de l’Union Européenne ».

Est-ce mieux dans le domaine environnemental ? L’Insee a fait paraître, en 2017, une étude sur les pratiques environnementales des entreprises[5]. ¼ des entreprises de plus de 20 salariés reconnaissent spontanément que leur activité a un impact très fort sur l’environnement, production de déchets, climat, pollution de l’air ou nuisances sonores. Les entreprises paraissent donc sensibilisées à ces questions. Elles déclarent agir, surtout celles qui affectent le plus l’environnement. Ainsi, près de la moitié déclarent s’être engagées dans une action portant sur une gestion plus économe des ressources, 31 % sur des améliorations d’efficacité énergétique, 23 % dans la production d’écoproduits. Les différences sont cependant fortes selon la taille (les petites s’engagent peu) et le secteur (celui de la construction est en retrait). Les entreprises qui sont persuadées de n’avoir aucun impact (secteur tertiaire mais aussi industries extractives et commerciales) agissent moins. Surtout, lorsque l’on approfondit les déclarations, les engagements deviennent imprécis : 47 % des entreprises déclarent ainsi avoir mis en place une gestion plus économe des ressources mais 8 % peuvent produire un bilan de départ et 9 % un plan concret, 35 % n’ayant ni l’un ni l’autre. Parmi les 31% qui déclarent travailler sur une meilleure efficacité énergétique, 10 % ont établi un bilan de leurs émissions et 20 % ont un plan d’action précis. Les entreprises sont sans doute préoccupées par la question environnementale mais peu ont des programmes formels et peu suivent leurs actions dans le temps.  Le constat conforte un diagnostic déjà ancien : imposer des « reportings RSE » aux grandes entreprises ne sert à rien, sauf labellisation publique.  Souvent jargonneux, complaisants, alignant des données difficiles à décoder, rédigés par des services de communication, ils ont du mal à convaincre. Au demeurant, la consultation préparatoire à la loi Pacte réalisée, début 2018, auprès des chefs entreprises[6] montrent leur faible intérêt pour le sujet : toutes réponses confondues, 55 % et 48 % pensent que la vocation de l’entreprise est de créer de la richesse et de l’emploi soit sur son territoire, soit en France, 48% qu’elle est de permettre aux salariés de s’épanouir professionnellement. 11 % seulement mentionnent dans leurs réponses la protection de l’environnement.

Que faire ?

 La loi Pacte est, à l’évidence, une occasion manquée ou plutôt elle traduit, à un moment où le gouvernement est contraint d’afficher un plus grand intérêt pour les ambitions sociales et environnementales, combien sa culture, ses préoccupations, l’analyse qu’il fait des solutions à apporter au pays en sont, en réalité, éloignées.

Au demeurant, enrichir la définition des entreprises, leur assigner de nouvelles missions, insister sur de nouveaux « reportings » de leurs performances sociales ou environnementales, tout cela n’est plus guère utile. Il faudrait, pour être efficace, imposer plus clairement des règles de gouvernance. La loi ne devrait pas être déclarative mais, en changeant le droit, changer la réalité. Dans un style simple et épuré, le  Pacte social et écologique publié, en mars 2019, par des ONG et plusieurs syndicats, énonce nettement les mesures à prendre : partager le pouvoir dans les entreprises, instaurer une représentation pour moitié des salariés dans les conseils d’administration et les conseils de surveillance ; rendre obligatoire la négociation sur leur « raison d’être » (finalités économiques, sociales, environnementales, sociétales) ; adosser la rémunération variable des dirigeants à la performance sociale et environnementale et pas seulement financière. La loi aurait dû au moins avancer vers cet horizon.

Pergama, le 14 avril 2019

[1] L’entreprise, objet d’intérêt collectif, Rapport au ministre de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des Finances, du Travail, 9 mars 2018 https://minefi.hosting.augure.com/Augure_Minefi/r/ContenuEnLigne/Download?id=FAA5CFBA-6EF5-4FDF-82D8-B46443BDB61B&filename=entreprise_objet_interet_collectif.pdf

[2] Extrait de la lettre de mission adressée aux rédacteurs du rapport

[3] Les facteurs de risques psychosociaux en France et en Europe, Dares, décembre 2014

[4] Santé au travail : vers un système simplifié pour une prévention renforcée, Août 2018, http://www.sante-et-travail.fr/system/files/inline-files/Rrapport%20mission%20SST%20Lecocq%2007%202018.pdf

[5] Les pratiques environnementales des entreprises, Insee Première, novembre 2017 https://www.insee.fr/fr/statistiques/3197097

[6] http://grandeconsultation.fr/surveys_page/la-grande-consultation-des-entrepreneurs-sondages-opinionway-pour-cci-france-la-tribuneeurope-1.html