Le grand débat, que dit-il ?

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Le grand débat, que dit-il ?

Sauf à revenir en 1789, le Grand débat (15 janvier-10 avril) est une expérience neuve. Il y a eu depuis 30 ans l’organisation de prises de parole de la population sur un thème, avec un succès inégal (Etats généraux de la bioéthique, de la santé, de la culture) mais jamais un débat national faisant suite à une crise sociale très spécifique, à la fois minoritaire et généralisée.

Malgré des réserves argumentées[1], l’on garde le sentiment que le Grand débat a été un succès : les moyens de s’exprimer ont été multiples (plateforme dédiée en ligne, cahiers de doléance ouverts dans les mairies ou les gares, réunions d’initiative locale, conférences nationales thématiques et conférences citoyennes avec des participants tirés au sort, réunion d’intellectuels auprès du Président ou séances spécifiques organisées pour les parlementaires et les élus locaux). A cette échelle, un tel processus n’est pas manipulable, même si l’on peut s’interroger sur l’exactitude des chiffres avancés : 500 000 participants aux 10 000 réunions publiques et 500 000 contributions dans les cahiers de doléances, c’est sans doute gonflé. Au demeurant, ce nombre est très éloigné de celui des électeurs (45,5 millions). La France entière n’a pas participé, loin de là, mais la France entière a suivi, avec intérêt, ce qui se passait et elle en attend les suites.

Avant de rappeler certaines des conclusions, examinons les questions de méthodologie et les réserves exprimées sur le caractère démocratique d’un tel processus (I). Les restitutions permettent toutefois de comprendre les messages essentiels, même si ceux-ci sont divers et parfois contradictoires : ils ont de la force. De ce fait, quelles que soient les propositions des pouvoirs publics en réponse à ce Grand débat, elles décevront : la demande, parfois confuse et peu construite, parfois élaborée, est trop ambitieuse pour se satisfaire de réponses ponctuelles (II).

Les questions méthodologiques : des questions graves, sans que, pour autant, le débat perde de son intérêt

 Alors que, dans tout débat public, les questions d’impartialité et de transparence sont fondamentales, l’organisation même du grand débat appelle des critiques.

 De ce point de vue, l’effacement de la Commission nationale du débat public (encouragée ou au moins acceptée par le gouvernement, sur le fondement d’un débat estomaquant sur le salaire de la Présidente[2]) a été une erreur. C’est la mission de la CNDP d’organiser des débats publics : elle l’a fait sur la Programmation pluriannuelle de l’énergie, elle le fait aujourd’hui sur le plan relatif aux déchets radioactifs. Elle en a l’expertise. Elle a été remplacée par des « garants », dont l’honnêteté ne peut être mise en cause mais qui n’avaient pas de pouvoir de décision sur l’organisation (parfois ils ont eu un pouvoir de conseil). Deux ministres ont été de ce fait les « organisateurs » du grand débat, ce qui est sans doute une erreur, au moins en termes d’affichage. Les garants en ont été plutôt de « grands témoins ». Il est vrai que, dans leur rapport final, ils valident l’organisation et les comptes rendus des débats, même s’ils expriment quelques regrets : la documentation fournie sur les thèmes a été au départ d’origine exclusivement gouvernementale (ils ont obtenu qu’elle soit enrichie, tardivement cependant) ; quant à l’omniprésence du Président, elle a certes enrichi le débat et participé à son succès mais l’a aussi en partie faussé.

Surtout, le grand débat a été lancé sur le fondement d’engagements généraux mais flous sur la prise en compte des conclusions. « Nous ne reprendrons pas le cours de nos vies » a déclaré le Président. Mais c’est lui qui fera le choix des réponses, seul, arbitrairement, sans même s’appuyer sur un quelconque collectif : paradoxalement, le processus le plus démocratique qui soit débouche sur un processus qui ne l’est pas du tout.

Les conclusions auront-elles un sens ? Les biais sont évidents : dans le journal Le 1, un article de deux sociologues, Didier et L. Wolff[3], s’interrogent sur la possibilité d’amalgamer des contributions produites dans des conditions différentes (la réflexion en solo et le débat).  Ils craignent à juste titre le biais produit par la prise de parole publique dans les réunions (les comptes rendus du CEVIPOF notent que tout le monde, et de loin, n’a pas pris la parole, les hommes s’y exprimant davantage que les femmes), critiquent la segmentation des débats en thèmes qui interdit, ou freine, leur hiérarchisation, craignent enfin que la forme des questions posées n’ait inféré les réponses.

Au-delà, l’exploitation de données disparates et foisonnantes est pour le moins compliquée. Les sociologues cités supra font référence aux difficultés d’appliquer la lecture de l’Intelligence artificielle à la masse des données : un collectif, « La Grande annotation », composé de citoyens, de chercheurs et de professionnels des « data » juge que l’IA est incapable de comprendre le sens des réponses et que, seule, l’intelligence humaine peut le faire. Or, Opinion Way, en charge de traiter les contributions en ligne, a fait appel, pour les questions fermées, à l’intelligence artificielle sur le fondement d’un lexique dont il recherche les occurrences, y ajoutant l’intervention humaine pour les réponses aux questions ouvertes. Le choix d’un lexique préétabli a été critiqué, car on ne trouve que ce qu’on cherche. Les contributions libres (réunions notamment) ont été exploitées en mêlant repérage des répétitions et interprétation humaine : comment faire autrement ?  Quant aux Conférences citoyennes, elles étaient plus faciles à suivre : les organismes « Res publica » et « Missions publiques » en ont établi la synthèse avec une méthode classique, résumé du diagnostic (ce qui va, ce qui ne va pas, ce qui fait débat) et des propositions. Au final, les synthèses sont donc de qualité inégale et sans doute, parfois, quelque peu biaisées.

Enfin, les participants au grand débat et donc leurs conclusions, c’est indéniable, ne sont représentatifs ni de la France ni, a fortiori, des Gilets jaunes. Des économistes du CNRS[4] ont étudié les contributions sur le site dédié, département par département. Paris a contribué 5 fois plus que la Seine Saint Denis, qui a très peu participé. D’une manière générale, hors Paris (et l’ouest de sa banlieue), le Nord et le Centre se sont peu mobilisés, le Sud et les départements littoraux bien davantage. Ce serait plutôt la France aisée, éduquée, celle qui vote, moins celle des gilets jaunes et moins celle des régions en souffrance, qui se serait exprimée : et nos économistes de conclure que la théorie du « renforcement » en est confortée, qui veut que les modes de participation innovants mobilisent les mêmes groupes sociaux que les modes traditionnels. Pour autant, l’étonnant est que les contributions sont très critiques des politiques menées et que nombre d’entre elles ont (voir ci-dessous) des accents clairement populistes.

Sur les participants aux réunions, l’analyse du CEVIPOF, qui a constitué un « Observatoire » dont les membres ont assisté à 200 réunions et interrogé les participants pour en dresser le portrait social, est proche [5] : le nombre des réunions était très inégal selon les départements (il n’y en a quasiment pas eu dans les quartiers prioritaires et les petites communes), plus élevé dans les lieux de faible mobilisation des gilets jaunes. Les quinquagénaires et retraités étaient les plus nombreux, il y avait plus d’hommes que de femmes, très peu de jeunes, de gilets jaunes et de « minorités visibles ». 64 % des participants étaient diplômés du supérieur, la plupart déclarant s’en sortir « plutôt bien ou très bien » et seuls 14 % étaient insatisfaits de leur vie. Pour autant (et la remarque est importante), selon le CEVIPOF, il ne s’agit pas là de la France heureuse et optimiste sur l’avenir qui a voté Macron, pas plus que d’une France conservatrice et fermée. Les chercheurs évoquent une France « déboussolée », qui se sent menacée et s’inquiète d’une politique qu’elle ne comprend pas. Au-delà les compte rendus concrets témoignent de la diversité des réunions : le format retenu (petits groupes ou plénière seulement) a plus ou moins favorisé l’expression, parfois les Présidents ont permis des excusions hors des thèmes officiels, parfois non, parfois ils ont insisté pour l’énoncé de propositions, ce qui a « asséché » le débat, les participants ne se sentant pas capables d’en formuler. Comment rendre compte de cette diversité ?

Les critiques émises sont donc fondées. Pour autant, il fallait bien un cadrage des débats pour éviter qu’ils ne partent dans tous les sens ; le Grand débat s’achève, c’est vrai, sur une manifestation de la toute-puissance du Président mais rien n’empêchera que les débats aient eu lieu. Les conclusions ne peuvent pas, bien évidemment, représenter un sondage d’opinion, mais certaines idées force, communes à tous, représentent bien des aspirations partagées. Enfin, ceux qui voulaient prendre la parole ont pu la prendre et se souviendront qu’ils en ont le droit de le faire : au final, leur parole a du contenu.

 Quelle restitution ? Avec quelles suites ?

 Faire une synthèse des synthèses est osé.  L’on peut évoquer celle établie par Luc Rouban à partir d’un échantillon de contributions sur Internet sur le thème Démocratie et citoyenneté[6], la synthèse des contributions libres, celle enfin des 4 Conférences citoyennes.

Sur l’analyse des contributions en ligne, Luc Rouban souligne, sur le thème de la démocratie, que le pourcentage de non réponses à des questions essentielles est élevé, voire très élevé : la vision des contributeurs est très critique mais pas nécessairement construite ou cohérente. Il dégage de l’ensemble trois conclusions : un fort rejet des élus, jugés carriéristes et fermés au terrain, plutôt des élus nationaux sans que les autres soient toujours épargnés, et la conviction que la démocratie ne fonctionne pas bien. C’est l’honnêteté des élus, leur transparence et leur écoute qui amélioreraient les liens et augmenteraient la participation citoyenne, avec une dose de proportionnelle ou certaines dispositions comme la prise en compte du vote blanc, voire l’institution du vote obligatoire.  La demande de « démocratie participative » se partage entre le RIC et le référendum d’une part et la demande de réunions, d’explications, de contacts, de débats citoyens d’autre part. Enfin, la demande de valeurs s’exprime sous une forme autoritaire, dans un sens plutôt conservateur et avec une position peu ouverte sur l’immigration. L’aspiration est celle d’un renouveau moral à connotation parfois passéiste où les règles sont respectées et où le pays contrôle la composition de sa population.

Sur les autres thèmes, les comptes rendus des contributions Internet disponibles confirment le ton : ainsi, massivement, sur le thème de la fiscalité, les réponses portent sur la réduction des dépenses publiques (75 %), le refus des impôts « moralisateurs » (CCE, taxes santé…) à 58 %, la révision des conditions d’attribution des aides sociales (52 %). Les propositions « positives » s’éparpillent, avec des pourcentages faibles ou très faibles et souvent un taux élevé de non réponse : émergent la baisse de la TVA et la réforme de l’IRPP. La tonalité essentiellement protestataire n’est pas si éloignée de celle des Gilets jaunes.

 Les comptes rendus des contributions libres et réunions sont plus difficiles à décoder, plus riches, souvent profus. Des thèmes ont été ajoutés, le pouvoir d’achat (avec une insistance sur l’accès au logement, le cout de l’énergie, parfois les retraites), l’Education (à ancrer davantage dans les réalités économiques, avec une revalorisation du corps enseignant), l’économie (l’Etat doit être un régulateur qui veille au partage des richesses) et la solidarité (accès aux soins, protection des plus fragiles mais responsabilisation et quotas pour les immigrés). Sur les thèmes « officiels », s’exprime la demande d’une baisse des impôts (notamment sur les dépenses contraintes et la consommation) mais aussi de davantage de justice fiscale avec une taxation des plus aisés et de ceux qui échappent à l’impôt ; le constat, s’agissant de l’administration, d’un éloignement des citoyens, avec une demande de meilleur accès aux services publics mais aussi l’expression d’une défiance envers la haute fonction publique ; une exigence d’exemplarité des élus et de réduction de leurs « privilèges » et une demande d’expression large et multiforme des citoyens, RIC, scrutin proportionnel, débats citoyens… ; enfin un consensus sur l’urgence écologique et la reconnaissance que les comportements individuels et collectifs doivent changer.

Quant aux Conférences citoyennes, réunions particulières de citoyens tirés au sort qui ont travaillé sur les conclusions des Conférences nationales, la tonalité est un peu différente et la pensée plus nuancée et plus construite :

1°Le système d’impôts est considéré comme trop complexe, trop lourd, pas suffisamment juste et la lutte contre la fraude et l’optimisation fiscale doit être intensifiée ; la dette de l’Etat, la mauvaise gestion et les gaspillages comme la fermeture des services publics soulèvent des inquiétudes ; restent des débats (sans consensus) sur l’ISF, le nombre de fonctionnaires, la diminution des dépenses publiques, les impôts sur les successions. Au final, la demande porte sur davantage de contrôles et sur une fiscalité plus juste, incluant une fiscalité écologique qui n’est pas refusée ;

2°Quant à l’organisation de l’Etat, elle est jugée trop complexe (avec une demande de réduction des strates administratives), les fractures territoriales sont trop prononcées (la demande est celle d’un meilleur accès aux services publics, avec le rétablissement d’une égalité qui paraît compromise), l’ascenseur éducatif en panne : une autre approche est demandée dans l’éducation, là aussi dans un souci plus prononcé d’égalité. La conclusion d’ensemble est qu’il importe de rapprocher les services publics des citoyens ;

3°Sur le thème « Démocratie et citoyenneté », le débat central est également celui de la proximité avec les citoyens. Les préoccupations dominantes portent sur les lobbies et la volonté de transparence. Beaucoup de sujets sont toutefois en débat et non consensuels : c’est le cas du vote blanc, de la capacité de révocation, de la décentralisation. Les propositions portent sur un panel de modes d’expression nouveaux, référendum, conférences citoyennes, vote blanc…

4°Enfin, sur la transition énergétique, le constat dominant est que l’action n’est pas à la hauteur des enjeux et que là aussi les lobbies sont trop présents. Il faudrait s’occuper de 4 secteurs prioritaires, l’agriculture, les transports, les énergies renouvelables, les déchets. La demande est celle d’une alimentation durable, d’un habitat durable, d’une mobilité durable et d’une autre « gouvernance » du problème. Il n’y a pas de refus d’une fiscalité contraignante.

Au final, l’on mesure les différences : la méfiance envers les élus et les hauts fonctionnaires est plus forte sur Internet même si elle s’exprime aussi dans les réunions collectives et les contributions libres. Les contributions sur Internet sont centrées sur le refus et la protestation, les autres s’efforcent d’être plus équilibrées et plus cohérentes. Le thème de l’écologie est traité de manière contrastée, nié parfois, mis au premier plan ailleurs. Restent des proximités : le constat d’un Etat et d’une société politique qui ne fonctionnent pas bien, un rejet des élites qui prend souvent une dimension morale, un sentiment d’excès fiscal et d’injustice fiscale, des soupçons sur l’absence de transparence et le rejet de la complexité, une demande des citoyens à être mieux associés aux décisions même si la démocratie représentative n’est pas fondamentalement contestée. Tout en restant général, le diagnostic comme les propositions ne manquent pas de netteté.

Reste à organiser la suite : si, comme c’est probable, les conclusions tirées par le gouvernement ne portent que sur des réformes ponctuelles, en picorant quelques mesures dans la liste, il y aura de la déception. Au-delà de points précis, la demande porte sur des changements profonds, un style de gouvernance, la prise en compte des soucis de la population, une proximité plus grande entre les décideurs et les citoyens. Comment articuler alors expression des citoyens et représentation nationale ? Quelle vocation aux corps intermédiaires, traditionnellement en charge de structurer et de hiérarchiser les demandes de la population ? Le pouvoir est devant de redoutables difficultés, soit qu’il se contente de quelques décisions apaisantes voire démagogiques, soit qu’il décide d’affronter ce mécontentement diffus et de construire progressivement (et collectivement) des réponses. Pour un décideur jupitérien à la popularité flageolante, l’épreuve est rude. Pour le pays, elle est critique.

Pergama, 21 avril 2019

[1] Ainsi, les Décodeurs du Monde ont analysé les contributions en ligne, chiffrées officiellement à 2 millions émanant de 500 000 contributeurs qui auraient écrit 10 millions de textes (réponses ponctuelles). Il s’avère que les contributeurs sont, en éliminant les doublons, 255 000, les contributions 569 000 et que, sur les 10 millions de textes, plus de la moitié sont des doublons ou des champs vides.

[2] La Commission nationale du débat public est une AAI. Le salaire du président d’une AAI (qui n’est pas un fonctionnaire) est décidé par l’Etat et fixé par arrêté. L’Etat a choisi un haut niveau de rémunération pour les présidents d’AAI (en l’occurrence 14 700€ mensuels) pour garantir leur indépendance. La seule critique à formuler est que ces salaires restent de niveau disparate, sans raison apparente, moins pour la CNIL, moins pour la CADA, plus pour l’Autorité des marchés financiers ou l’Autorité de contrôle des techniques de renseignements.

[3] Le Grand débat a-t-il eu lieu ? La fabrique politique des résultats, Le 1, n° 245

[4] Le Monde 12 avril 2019

[5] Interview de M. Foucault, CEVIPOF, Libération, 14 mars 2019

[6] Le grand débat national et la démocratie, Première synthèse, site CEVIPOF, J-L Rouban, mars 2019