Travailler plus?

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Travailler plus?

Dans sa conférence de presse du 25 avril 2019, le Président, tout en maintenant l’âge légal de la retraite à 62 ans, a justifié la perspective d’une décote sur les départs en retraite à cet âge par le fait que « la France travaille en moyenne beaucoup moins que ses voisins : on commence plus tard, on part plus tôt et on travaille moins dans l’année ». Il a imputé à ce constat le différentiel de croissance constaté avec les pays voisins. Voilà réunis en une seule phrase tous les poncifs de Madame Michu : si vous voulez des prestations sociales, si vous voulez de la croissance, il faut vous mettre au travail pour les financer et arrêter de vous tourner les pouces. La réalité est naturellement bien plus complexe : il est en tout cas faux d’affirmer que ce soit l’insuffisance du temps de travail qui freine la croissance ou alors la Grèce, la Russie, le Costa-Rica ou le Mexique, champions du temps de travail, seraient les leaders du monde.

Le Président se base sur une étude non fiable

 Le Président a utilisé une enquête 2016 d’un Institut proche des milieux patronaux, Coe Rexecode. Celui-ci a chiffré à 1646 heures annuelles le temps de travail des salariés à temps complet, ce qui plaçait la France dans une position atypique en Europe, au dernier rang, loin de tous les autres pays, loin de l’Italie (130 heures de moins), de l’Allemagne (199 heures de moins) et du Royaume-Uni (228 heures de moins). Les écarts paraissaient très importants. De plus, ils s’aggravaient depuis 2013. Le MEDEF a jubilé : la gauche, avec les 35 heures, comme les salariés eux-mêmes, étaient donc bien coupables.

L’étude se fondait sur l’enquête d’Eurostat (Force de travail) mais en en corrigeant les calculs : l’enquête Eurostat, qui mesurait la durée hebdomadaire effective avant de permettre, après divers traitements, de calculer la durée annuelle, ne prenait pas en compte les salariés absents une semaine donnée pour congé ou maladie, préférant réintégrer ensuite ces corrections. Coe Rexecode décide de les prendre en compte (à zéro heures), ce qui fait chuter les heures de travail hebdomadaires, à juste titre, dit triomphalement Rexecode, compte tenu des semaines entières de RTT du salarié français. Rexecode multiplie ensuite ces résultats par 52 pour calculer la durée annuelle. Le changement de méthode consiste à se fier davantage aux déclarations des salariés lors de l’enquête et moins aux corrections globales apportées ensuite pour calculer le temps annuel de travail.

L’étude n’est plus aujourd’hui considérée comme fiable.

Eurostat a tenu à l’époque à publier une mise en garde sur les résultats obtenus, considérant que Rexecode méconnaissait les erreurs et approximations liés au mode de recueil des données par questionnaire auprès des salariés. Eurostat considère par exemple que les congés des Allemands, davantage fractionnés, étaient mal pris en compte dans leurs déclarations et que leur temps de travail était alors surestimé : de fait, si l’on se fonde sur les résultats publiés, les Allemands ne prenaient pas la totalité des congés auxquels ils ont droit, ce qui est improbable.

Depuis les polémiques qui ont suivi l’enquête Rexecode, les services statistiques refusent de calculer des durées annuelles de travail ou, s’ils les publient, les assortissent de mises en garde : il est en effet très compliqué, dans une enquête, d’obtenir une fiabilité totale en distinguant correctement les heures rémunérées, légales, contractuelles, habituelles, supplémentaires et non effectuées. Dans une étude comparative des durées de travail en Europe, la DARES[1] accepte en 2018 de publier des durées « habituelles » hebdomadaires dans différents pays (données jugées « robustes »), mais pas plus. Elle explique que seul le nouveau questionnaire discuté avec Eurostat depuis 2013 et qui sera appliqué en 2020 permettra, elle l’espère du moins, d’éviter les incohérences. L’OCDE quant à elle continue à publier des données sur le « nombre annuel d’heures travaillées » des divers pays, mais en assortissant sa publication d’une mise en garde : « Ces données visent à effectuer des comparaisons de tendances dans le temps ; à cause de la disparité des sources et des méthodes de calcul, elles ne permettent pas de comparer les volumes moyens d’heures travaillées d’une année donnée ».

Pour autant, il est certain que le salarié français à temps complet travaille moins que son homologue allemand, mais pas dans les proportions indiquées : ainsi, selon l’étude comparative de la Dares de 2016 menée dans 8 pays d’Europe et mentionnée ci-dessus, le salarié à temps complet en France travaille habituellement 39,1 heures, contre 40,3 pour la moyenne de l’Union et 40,4 heures en Allemagne. Les données sont différentes si l’on intègre les temps partiels, puisque les salariés français à temps partiel travaillent davantage que leurs homologues allemands : le temps de travail global passe à 36,3 heures en France et chute à 34,8 en Allemagne.

 Le temps de travail, une donnée à relativiser

En affirmant que le différentiel d’heures de travail est à la source du différentiel de croissance de la France par rapport à ses voisins, le Président incrimine implicitement, dans les mauvais résultats économiques, la réglementation du temps de travail (trop laxiste) ou les pratiques d’absentéisme. C’est faire beaucoup d’honneur à cette donnée. Ce que contient le temps de travail, son rythme, les tâches effectuées, l’automatisation, la formation des salariés…tout cela (globalisé sous le terme de productivité) compte bien davantage que le nombre d’heures effectuées.

La productivité du facteur travail, rapport entre la richesse créée et le nombre d’heures de travail salarié et non-salarié, est difficile à mesurer : comme le montre un remarquable article de Thomas Piketty[2], les données d’heures travaillées sont imparfaites et la productivité est très variable selon les secteurs (elle peut sans doute varier de 15 à 200€/heure travaillée). Cependant, la France, l’Allemagne et les Etats-Unis ont en 2015 la même productivité par heure travaillée (PIB/heures travaillées tous secteurs confondus, salariés et non-salariés, temps complet et temps partiel), sans qu’aucun autre pays n’égale ce résultat.

Cependant, pour la France, deux constats contrebalancent cette donnée favorable : d’une part l’évolution de la productivité est inquiétante, comme dans tous les pays d’Europe au demeurant, puisqu’elle fléchit progressivement depuis les années 80. Les hypothèses avancées pour expliquer cette baisse portent sur la baisse des investissements, une trop faible mobilité des salariés, une moins bonne allocation des facteurs de production aux secteurs dynamiques, une insuffisance des qualifications et du management… ; d’autre part (et c’est là la véritable question posée par le nombre d’heures de travail en France), le travail est concentré sur un nombre trop faible de personnes qui doivent ainsi produire les moyens de vivre à une population non occupée trop nombreuse.

La vraie réponse : développer le travail…en intégrant chômeurs et inactifs

Ainsi, les heures travaillées permettent de mesurer la santé économique du pays, à condition d’être rapportées non pas aux seuls actifs occupés mais à la population active dans son entier, voire à la population totale. Les différences entre pays deviennent alors significatives : elles tiennent compte de l’ampleur du chômage dans le premier cas, de l’ampleur des inactifs dans le second. On peut s’attendre dans les deux cas, à un classement médiocre de la France. Son chômage est élevé et son taux d’activité faible (71,5 % de la population en âge de travailler sont actifs, c’est-dire travaillent ou recherchent un emploi, alors que ce taux avoisine ou dépasse 80 % dans les pays nordiques) et son taux d’emploi plus encore : en 2017, il est de 64,7 % hommes et femmes confondus, plus de 10 points inférieur au taux d’emploi de l’Allemagne et 12 points en dessous de celui de la Suède (ces écarts seraient cependant réduits, il est vrai, si l’on calculait en EQTPT, équivalents temps plein travaillé). Cela signifie que la production de richesses, parce qu’elle repose sur une trop faible part de la population est alors globalement insuffisante pour faire face aux dépenses publiques et à la redistribution. Ainsi, l’OCDE calcule que la France travaille 630 heures par habitant tandis que l’Allemagne travaille 722 heures. Le constat recouvre une structure démographique différentes (plus de jeunes et d’enfants en France) mais aussi, nul ne le niera, une insuffisance du taux d’activité et d’emploi en France compte tenu de sa population.

Le discours du Président aurait alors dû être tout autre : pour améliorer les résultats économiques, il faut parvenir à réduire le temps partiel, à réduire le chômage, à réduire l’inactivité, à conquérir de nouveaux marchés et à améliorer notre compétitivité. Pour cela, il faut investir et former les inactifs ou les demandeurs d’emploi laissés sur le bord de chemin et impropres aujourd’hui à participer durablement à un monde professionnel difficile et exigeant. Cela aurait mieux valu que de reprendre les antiennes du MEDEF sur les congés des salariés responsables de la situation du pays.

Et pour la retraite, partons-nous trop tôt ?

 Eurostat publie un indicateur “Expected duration of working life “ valable pour un adolescent de 15 ans et qui correspond à une sorte d’espérance de vie au travail : la France n’est pas bien classée, avec 35,2 ans contre 38,4 en Allemagne et 41,7 en Suède (la moyenne de l’Union est à 35,9). De fait, malgré les réformes qui ont poussé en ce sens depuis 1993 et 2003, l’âge moyen de départ (corrigé des retraites anticipées) n’augmente que doucement : il est passé de 61,9 ans à 63,1 ans au régime général depuis 2004 et il reste nettement plus bas dans les autres régimes, notamment celui des fonctionnaires, compte tenu de la place des « corps actifs ». En 2017, l’âge effectif moyen de cessation d’activité est plus précoce encore : il est pour les hommes de 61,9 ans contre 65,9 en Suède. Ces chiffres (reflets pour une part des situations d’activité et d’emploi mentionnées supra) ne sont pas satisfaisants. En opportunité financière (le système ne s’équilibrera sur le long terme qu’avec un âge moyen de départ en retraite entre 64 et 65 ans), le maintien en activité plusieurs années supplémentaires est souhaitable. Le système qui semble évoqué dans la conférence de presse ne reposerait cependant pas sur la définition d’un âge-pivot (par exemple une décote avant 64 ans et une surcote après) mais sur une augmentation de la durée d’assurance pour ne pas subir de décote : en pratique, cela recule le départ mais c’est socialement plus juste que l’âge pivot. Les cadres entrés tard dans la vie active travailleront plus longtemps après 62 ans que les personnes qui arrivent à cet âge avec une carrière déjà longue.

La situation mériterait toutefois une approche qualitative : même si la question est redoutable, est-il opportun que l’âge plancher de départ soit identique pour tous les secteurs professionnels ? pour un cadre rentré tard dans la vie active et en pleine possession de ses moyens et pour un manutentionnaire usé par le mal de dos ? Surtout, pour que les personnes restent au travail sans souffrance, il faut que le travail change : quand on étudie les motivations de de départ en retraite, on constate que 77 % des nouveaux retraités de 2015-2016 disent être partis dès qu’ils en ont eu la possibilité (une part importante aurait voulu partir avant 60 ans). Seule une minorité (15 %) a retardé son départ pour des raisons liées à l’intérêt de l’emploi et à des conditions de travail satisfaisantes[3]. Le travail est majoritairement vécu comme une contrainte, alors qu’il peut apporter beaucoup en qualité de vie et participation à la vie sociale : les employeurs, qui souhaitent des mesures de recul de l’âge, devraient s’interroger sur les déterminants d’un départ plus précoce en France que dans les pays européens comparables. Les travailleurs âgés sont en France moins formés, davantage victimes d’une pénibilité insuffisamment combattue, plus souvent poussés dehors : tout redressement des indicateurs d’activité impliquera donc un effort des entreprises, nécessité dont ni le Président ni les employeurs ne semblent conscients.

 

Le Président a insisté, lors de sa Conférence de presse, sur le fait que le Grand débat l’avait changé : sans doute pour une part, puisqu’il a compris la nécessité de soumettre à la concertation certaines mesures avec d’autres acteurs, partenaires sociaux, collectivités, voire Conférence de citoyens. Il s’est approprié les difficultés des petits retraités et des mères isolées, en s’engageant à améliorer le recouvrement des pensions alimentaires impayées. Sur deux sujets, son cursus social le marque et l’empêche de comprendre : l’écologie bien sûr, dont il n’a quasiment rien dit, et le travail, la souffrance de la nature et « la peine des hommes ».

Pergama, le 28 avril 2019

[1] Comparaisons européennes des durées de travail, Dares, document d’études, 2018

[2] http://piketty.blog.lemonde.fr/2017/01/05/de-la-productivite-en-france-en-allemagne-et-ailleurs/

[3] DREES, « Les retraités et les retraites », édition 2018, fiche 34 « Les opinions et les souhaits en matière de retraites » et fiche 35, « Les motivations de départ à la retraite ».