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Nouvel acte de décentralisation : la grande confusion

Lors de sa conférence de presse du 25 avril dernier sur les conclusions à tirer du Grand débat, le Président de la République s’est engagé à mettre en route un nouveau mouvement de décentralisation. Il en a présenté les orientations, sans grande précision : au demeurant, une concertation va s’ouvrir avec les organisations d’élus territoriaux. Certains points paraissent consensuels, comme le statut de l’élu, qui devrait figurer dans une loi de décentralisation prête à la fin de l’année, ou le « droit à différenciation » des collectivités territoriales, qui serait inscrit dans le projet de réforme de la Constitution présenté à l’été 2019. Toutefois, sur les priorités d’une nouvelle décentralisation, les divergences entre l’Etat et les représentants des collectivités sont si profondes qu’un accord paraît difficile. Les élus, qui se posent en lanceurs d’alerte qui ont vu venir la crise sociale de l’hiver, auront-ils, dans les débats qui s’annoncent, le soutien de l’opinion publique ? Franchement, c’est douteux.

Sur quelques mesures, une convergence probable…

 Sur l’amélioration du statut des élus, un groupe de travail de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation a publié, en octobre 2018, une liste de propositions[1] pour « faciliter l’exercice de mandats locaux », dans un contexte où  certains élus, notamment les maires de villes petites ou moyennes, ceux qui sont « à portée d’engueulade », sont tentés par le découragement :  amélioration de certaines indemnités, renforcement de la protection sociale, dispositions facilitant la reconversion, clarification de le responsabilité pénale, autant de points qui ne soulèvent guère question.

Quant à la demande de « différenciation », elle viendrait parfaire une décentralisation qui, au moins à l’origine, tablait plutôt sur l’uniformité des compétences des collectivités. Certes, la réforme constitutionnelle de 2003 a permis à la loi d’autoriser les collectivités territoriales à déroger à une disposition législative ou réglementaire régissant l’exercice des compétences, mais à titre expérimental et provisoire : la fin de l’expérimentation débouche soit sur l’abandon de la mesure, soit sur sa généralisation. De même, d’autres textes ont entériné des assouplissements : il en est ainsi du modèle spécifique de certaines métropoles (celle de Lyon ou celle d’Aix-Marseille) ou de la possibilité de délégation de compétences, soit de l’Etat aux collectivités, soit d’une collectivité à une autre, pratique peu répandue[2]. La différenciation, plus pérenne, apparaît toutefois comme plus respectueuse de l’autonomie des collectivités.

Sur ce thème, le texte de la révision constitutionnelle élaboré en 2018 sera probablement repris[3] : l’article 72 de la Constitution prévoirait alors, dans le cadre d’une loi organique, que certaines collectivités peuvent exercer des compétences que les autres collectivités de même type n’exercent pas. Elles pourraient en outre déroger aux règles législatives et réglementaires qui encadrent l’exercice de ces compétences. Dans les deux cas, la différenciation ne pourra affecter les conditions d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti ; le nombre des compétences transférées devra être « limité » ; enfin, les dérogations aux normes (les collectivités d’Outre-Mer disposent déjà d’un tel droit d’adaptation) devront également être « limitées ». Dans son avis du 7 décembre 2017 sur le projet 2018 de réforme constitutionnelle[4], le Conseil d’Etat, selon lequel les règles constitutionnelles n’imposent nullement que les compétences des collectivités s’exercent dans un cadre unifié et figé, recommandait en outre que le transfert de compétences soit justifié par des raisons d’intérêt général ou de différence de situation, qu’il soit opéré au profit d’un échelon propre à l’exercer de manière plus efficace ou plus efficiente, que les collectivités concernées donnent explicitement leur accord et que le transfert soit accompagné d’une compensation financière. La loi organique devra également rappeler que les compétences transférées doivent être exercées en toute autonomie, sans tutelle d’une collectivité sur une autre. Quant aux dérogations aux normes, un récent rapport parlementaire[5], qui examine la faisabilité juridique et l’opportunité de 34 projets de différenciation proposés par des collectivités, interprète les termes « à objet limité » comme interdisant de construire un système de règles fondamentalement différent de la norme nationale : il s’agit de donner aux collectivités la possibilité d’adapter une norme aux conditions locales, pas de rejeter des obligations d’intérêt général qui doivent s’imposer à tous. Le rapport souligne au final l’intérêt d’une telle possibilité de différenciation, qui permettra aux collectivités de mener des réformes innovantes : sans doute, même si l’on peut aussi y voir une complexité supplémentaire pour l’usager. Mais la pratique, très encadrée, restera probablement marginale. Au demeurant, sur les 34 projets étudiés dans le rapport mentionné ci-dessus, seuls 14 ne soulèvaient ni difficulté juridique ni interrogation d’opportunité.

…et sans doute des débats sur l’intercommunalité

Dans ce cadre, la réforme constitutionnelle ira-t-elle jusqu’à donner le droit aux collectivités volontaires de fusionner (sur le modèle des deux départements d’Alsace, qui devraient prochainement former une « Collectivité européenne d’Alsace ») ou d’adopter le schéma d’organisation propre à la métropole lyonnaise, collectivité territoriale (et non pas EPCI) qui exerce sur son territoire les compétences métropolitaines et départementales ?  C’est possible sans être certain. La dominante aujourd’hui chez les représentants des collectivités, c’est de défendre les collectivités traditionnelles, communes et départements. Loin des rêves macroniens (caressés avant l’hiver) de créer 5 départements-métropoles sur le modèle de la métropole de Lyon, un rapport sénatorial du 10 avril 2019 considère que la réussite d’un tel modèle est « une affaire d’hommes et de circonstances »[6], à évaluer sur le long terme. Bref, les élus se méfient de cette innovation, alors qu’un temps, l’on a pu envisager sur ce modèle l’effacement des départements, voire des communes. De ce fait, le gouvernement renoncera sans doute à imposer une quelconque réorganisation du mille-feuilles, sauf, peut-être, pour le Grand Paris, qui mérite une organisation plus simple et plus efficace.

Reste que le Président de la République, harcelé par les petits maires lors des débats, a fini par promettre le réexamen de la loi NOTRe ou, du moins, de « ses irritants », pour l’essentiel la place prise par les intercommunalités. La contribution de « Territoires unis » au Grand débat considère que les EPCI, loin d’être un outil au service des communes, brident désormais leur autonomie. Les élus plaident pour une révision de leurs compétences, de leur gouvernance, voire de leur périmètre…et le Président ne paraît pas hostile à permettre la sortie d’une intercommunalité. Mais peut-on vraiment revenir en arrière ?  La France risque de payer cher le manque de netteté des choix politiques effectués depuis 20 à 30 ans : faute de consensus pour créer des communes suffisamment importantes, elle a accepté de faire coexister des communes qui se sentent légitimes mais dépossédées de leurs pouvoirs et de grands établissements publics qui exercent des compétences déterminantes sans être responsables devant les citoyens.  « Il ne faut pas rouvrir la loi NOTRe », affirmait sagement Sébastien Lecornu en octobre dernier. Peut-être y sera-t-il obligé.

L’Etat et les élus territoriaux : sur la décentralisation, des attentes divergentes

 L’exécutif actuel veut une décentralisation plus franche qu’aujourd’hui, sans doublons de compétences et avec davantage de cohérence, mais limitée : ce sont les actions de proximité qui relèvent des collectivités. Il entend faire de la décentralisation un levier de modernisation de l’Etat, qui se concentrerait sur les problématiques stratégiques et déconcentrerait davantage sa propre organisation. Bien avant le mouvement des gilets jaunes, ces choix ont été exposés dans deux circulaires du 24 juillet 2018 sur la réorganisation des services[7]. L’Etat ne traiterait plus du tourisme ni du sport (hormis le sport de haut niveau) ni du développement économique (hors projets stratégiques) et passerait convention avec les collectivités pour qu’elles se chargent de l’application locale de décisions nationales (instruction des aides à la pierre pour le logement social). Il considère aujourd’hui qu’il appartient aux collectivités de piloter la transition écologique localement et de répondre aux besoins de transport dans des zones périphériques peu denses. Quand il existe un traitement partagé (pauvreté, cohésion sociale…), l’Etat souhaite une « nouvelle articulation » avec les collectivités, probablement sous une forme contractuelle.

L’Etat veut également une gestion commune des usagers mal desservis : dès juillet 2018, il évoquait la réforme des maisons de service public pour en faire des guichets polyvalents réunissant collectivités et services ou opérateurs de l’Etat. Il anticipait ainsi l’analyse de la Cour des comptes[8] qui plaide pour la définition de critères d’accessibilité des services publics adaptés à la réalité locale (le Président a évoqué le délai de 30 minutes) et la densification des 1300 maisons de service public. Il y faudra cependant des moyens : le financement actuel, assuré par un collectif associant Pôle emploi, la Poste, les Caisses de sécurité sociale, GRDF, est insuffisant, le réseau est inégal et hétérogène et la Cour évoque, pour animer ce « relais », l’affectation d’agents administratifs polyvalents.

Qu’attendent les élus de leur côté ?

A lire leurs déclarations, leur ambition est forte, voire démesurée. Les élus veulent un réexamen d’ensemble des compétences. L’Etat, recentré sur ses compétences régaliennes, ne se mêlerait plus de solidarité, notamment en ce qui concerne les quartiers sensibles, les questions de dépendance, de handicap ou d’enfance. Les Régions seraient en charge de la cohésion des territoires, de la formation professionnelle et de la politique de l’emploi. Pour sanctuariser la liberté de vote du taux de l’impôt[9],  un principe d’autonomie financière et fiscale serait inscrit dans la Constitution. En ce qui concerne le remplacement de la taxe d’habitation, les élus refusent, au moins officiellement, tout autre solution que le dégrèvement perpétuel, qui obligerait l’Etat à rembourser le produit de l’impôt supprimé sans limite de temps. Ils veulent une loi d’orientation pluriannuelle des finances locales pour sécuriser leurs ressources. Ils demandent enfin à disposer du pouvoir réglementaire sur les conditions d’application des lois.

Ne pas se tromper de débat

Pour une part, de telles déclarations sont des attaques politiques (la plupart des représentants de « Territoires unis » sont d’anciens ministres de droite). Elles traduisent du ressentiment en réaction au mépris ressenti. Elles témoignent enfin d’opportunisme face à un pouvoir affaibli.

Cette protestation a aussi sa légitimité : l’Etat n’a jamais joué le jeu d’une véritable décentralisation en dotant correctement les collectivités et en leur conférant des responsabilités pleines. Il n’a en particulier pas cessé d’amoindrir les ressources des collectivités territoriales, les traitant comme des opérateurs et non des partenaires.

Pour autant, les revendications des collectivités sont déraisonnables, parfois inconstitutionnelles : outre que l’Etat n’a ni les moyens ni la volonté d’y donner suite, les collectivités assument parfois mal leurs responsabilités. Le bilan des Régions sur l’apprentissage, la formation professionnelle des demandeurs d’emploi ou la lutte contre les inégalités territoriales n’est pas bon. Celui des départements non plus, en ce qui concerne la PMI, parfois à l’abandon, ou l’Aide sociale à l’enfance : une proposition de loi va être examinée prochainement pour les obliger à s’occuper des jeunes adultes qui sortent de leurs services et l’Etat négocie avec eux un « protocole de fonctionnement » de l’ASE pour améliorer certaines pratiques. Le rapport Pitollat-Klein de 2018 sur l’accompagnement des bénéficiaires du RSA vers l’insertion professionnelle est très critique. Les collectivités se sont elles-mêmes placées en situation de dépendance à l’égard de l’Etat, en réclamant des moyens supplémentaires pour accueillir les mineurs étrangers isolés (certains départements font tout pour échapper à cette obligation). Enfin, la prise de conscience des difficultés de prise en charge de la dépendance n’est pas venue des départements mais des salariés des EHPAD et des services à domicile, les départements se contentant de baisser les prix de journée accordés pour défendre leur équilibre financier.

 

Le diagnostic actuel est donc clair : les collectivités savent gérer des compétences ponctuelles mais n’ont pas la dimension requise pour élaborer ou proposer des politiques.  Les participants au grand débat ne s’y sont d’ailleurs pas trompé : ils apprécient les maires, mais la décentralisation n’a pas été un sujet de débat. L’Etat reste à leurs yeux le garant de l’équité sociale et territoriale, le responsable de la politique de redistribution et d’emploi. La forte demande de proximité et de lutte contre les fractures territoriales s’adresse, pour l’essentiel, à l’Etat. Comme le dit avec intelligence Jacqueline Gourault dans une interview au Monde le 3 avril dernier, les attentes exprimées ces derniers mois ne portent pas sur des questions institutionnelles ou de partage de pouvoirs. Les collectivités se trompent de débat.

Pergama, le 5 mai 2019

 Cette semaine, vous trouverez sur le site une nouvelle fiche concours : Y a-t-il une politique de la jeunesse ?

…et une nouvelle fiche de lecture, rédigée par Brieuc Levené, sur l’ouvrage « Revenir au service public ? » d’Olivier Coutard et de Gilles Jeannot, La Documentation française, 2015

(Rubrique : fiches étudiants)

 

[1] www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/redaction_multimedia/2018/2018-Documents_pdf/20181011_Note-synthese_Exercice-mandats-locaux.pdf

[2] Délégation de compétences et conférence territoriale d’action publique, de nouveaux outils au service de la coopération territoriale, Rapport de l’Inspection générale de l’administration, 2017

[3] Le projet classait également la Corse dans les collectivités à statut particulier

[4] http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Avis/Selection-des-avis-faisant-l-objet-d-une-communication-particuliere/Projet-de-loi-constitutionnelle-pour-une-democratie-plus-representative-responsable-et-efficace

[5] Assemblée nationale, Rapport d’information du 14 février 2019 sur les possibilités ouvertes par l’inscription dans la Constitution du droit à la différenciation.

[6] Rapport d’information « Sur les conséquences financières et fiscales de la création de la Métropole de Lyon », Sénat, 10 avril 2019

[7] Circulaires du Premier ministre du 24 juillet 2018 « relative à la déconcentration et à la réorganisation des administrations centrales » et « relative à l’organisation territoriale des services publics ».

[8] L’accès aux services publics dans les territoires ruraux, Cour des comptes, mars 2019

[9] Rappelons que la notion d’autonomie fiscale (qui recouvre l’importance des impôts dont la collectivité vote le taux) n’existe pas dans les textes : la loi organique du 29 juillet 2004, éclairée par l’interprétation du Conseil constitutionnel du 29 juin 2012, impose seulement que les recettes des collectivités comportent un pourcentage minimum de « ressources propres », dont la fiscalité « locale » ou les impôts affectés par la loi.