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Réforme de l’ENA: quel projet?

Que dit la lettre de mission envoyée le 8 mai par le Premier ministre à Frédéric Thiriez, en charge de proposer, pour novembre prochain, une réforme de l’Ecole nationale d’administration[1] ? En fait, elle dit tout ou presque et indique les orientations à suivre (et pas seulement les problèmes à régler) de manière plutôt précise. Il ne reste plus qu’à mettre en musique, sauf à « expertiser l’opportunité de la création d’un nouvel établissement destiné à assurer le tronc commun de la formation initiale de tous les cadres de la Nation pour les trois fonctions publiques », usine à gaz dont on pressent qu’elle risque d’être jugée chère et peu efficace.

Quelles sont les orientations ?

D’abord une sélection plus ouverte, pour créer une fonction publique plus diverse, socialement mais aussi en termes de parcours, puisque la sélection doit s’ouvrir davantage au secteur privé en ce qui concerne les voies de recrutement non étudiantes ;

Ensuite, une réforme de la formation, plus opérationnelle, privilégiant le terrain sur l’excellence académique et la connaissance des enjeux socio-économiques sur la théorie ; c’est là que se situe l’hypothèse d’un tronc commun à tous les cadres, qui serait suivi de voies de spécialisation ; au-delà de la formation initiale, le développement de la formation continue doit être prévu ;

Enfin, une réforme des parcours professionnels : les formulations (« Donner moins de place au classement de sortie, sélectionner les cadres dirigeants de l’Etat tout au long de la carrière, mettre les parcours d’excellence plus tard dans la carrière) signent quasi-explicitement la fin du recrutement direct des grands corps, Conseil d’Etat, Inspection des finances, Cour des comptes) mais aussi de tous les autres corps d’inspection générale.

La réforme de l’ENA, a-t-on dit, s’explique : l’école est devenue une des figures du « ressentiment » des Français à l’égard des élites ; elle doit payer les privilèges de ses anciens élèves (emplois de haut niveau offerts dès la sortie et garantis à vie, possibilité de pantouflage lucratif en dehors de la fonction publique, avec un droit au retour) ou leur éloignement du terrain. Ses défenseurs mettent en avant le maintien de la méritocratie, notamment par l’existence de concours internes et de troisième concours, et le fait qu’il y a en réalité deux ENA, celle des grands corps, effectivement très privilégiés, et celle des « administrateurs » plus modestes qui sont la vraie colonne vertébrale de l’Etat. Quelle que soit la raison de la réforme, elle n’est sans doute pas malvenue : qui peut nier que les talents aujourd’hui sont plus divers que ceux qui se regroupent à Science-po Paris dans la section publique et qui sont, socialement et culturellement, trop homogènes ? La suppression de l’admission directe aux grands corps les contraindra à se réorganiser, tandis que des jeunes formés pour administrer iront plus vite au contact des réalités plus quotidiennes de l’administration. Il est légitime aussi qu’une carrière se conquière sur la durée et ne soit pas garantie dès l’adolescence. Le seul point qui chiffonne dans cet ensemble est l’ambiguïté des choix face au secteur privé. Constamment présenté, ici ou dans le projet de loi de transformation de la fonction publique en cours d’examen, comme générateur de dynamisme et d’efficacité, le recours systématique aux cadres du privé renvoie à des interrogations déontologiques : comment protège-t-on l’Etat, déjà si fragile face aux lobbies, si l’on recrute de manière indifférenciée des cadres supérieurs parmi les fonctionnaires et parmi les responsables privés ? Commencer à la fois encourager et surveiller les allers et retours entre les deux secteurs ? Comment, de plus, préserver une forme d’indépendance d’esprit, qui reste encore un trait présent chez les hauts fonctionnaires, face à des cadres du privé issus de grandes écoles de commerce et bien davantage pliés à l’obéissance de ses supérieurs, sans grande préoccupation déontologique en tout cas ?

 

[1] https://www.cfdt-ufetam.org/lettre-de-mission-de-m-thiriez-sur-la-reforme-de-la-haute-fonction-publique/