Avenir des retraites et âge d’équilibre : attention, décision risquée

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Avenir des retraites et âge d’équilibre : attention, décision risquée

Lors de son discours de politique générale devant l’Assemblée nationale, le 12 juin 2019, le Premier ministre a été bref sur la réforme des retraites : il a confirmé la mise en place d’un régime universel remplaçant les multiples régimes actuels et annoncé que le Haut-commissaire en charge du dossier remettrait ses recommandations en juillet. Après la première concertation ouverte en 2019, une seconde s’ouvrira alors, avant l’élaboration d’un projet de loi. Le Premier ministre a cependant pris une position déterminante sur le contenu de la réforme : sans que l’âge plancher légal (62 ans) évolue, seront définis « un âge d’équilibre » (l’on évoque 64 ans) ainsi que des incitations pour demeurer en activité. L’annonce est inspirée par des considérations financières :  Agnès Buzyn a expliqué le 5 mai à BFMTV que l’âge pivot de départ, situé « entre 63 et 64 ans », était celui où les comptes sont équilibrés, sans que l’on sache si elle parlait du système actuel ou futur. L’on reste pour autant dans l’ignorance de ce que signifie exactement l’âge d’équilibre, le niveau des pénalités prévues s’il n’est pas atteint et s’il sera stable ou évolutif.

La presse a fait le rapprochement entre cette annonce, qui réintroduit dans la réforme un objectif de rééquilibrage des comptes, et la publication, en ce mois de juin, du rapport annuel du Conseil d’orientation des retraites (COR) : celui-ci, qui actualise les projections du système de retraites, annonce un déficit de – 0,2 point de PIB (soit entre 5 et 6 Mds) dès 2020, alors que le rapport 2018 annonçait l’équilibre à cet horizon. La dégradation est ensuite plus rapide que prévu et surtout plus longue, puisque le système ne serait équilibré qu’après 2040 (et encore, dans l’hypothèse d’une situation économique très favorable) alors que, il y un an, les projections tablaient sur un retour à l’équilibre avant cette date. Sur le court terme, le rapport de la Commission des comptes de la Sécurité sociale de juin 2019 indique que l’excédent de la branche vieillesse du régime général prévu sur 2018 a finalement fondu et que, en 2019, un déficit encore limité devrait apparaître (- 0,7 Mds) au lieu de l’excédent attendu lors de précédentes prévisions (+ 0,6 Mds). La réapparition du déficit légitimerait donc l’arbitrage en faveur d’un âge pivot.

Remettons de l’ordre dans le paysage : les projections du COR établissent depuis longtemps que le système actuel est structurellement déséquilibré et, compte tenu des conventions et divers paramètres auxquels obéissent ses projections, les variations constatées d’une année sur l’autre dans ses prévisions ont un intérêt limité.  Ce qui pose problème dans les prévisions du COR, ce ne sont pas les oscillations annuelles, inévitables dès lors que la réglementation ou le contexte évoluent (cette année, perspectives de fermeture du régime SNCF, signature de l’accord 2019 sur les régimes complémentaires et révision des hypothèses économiques). La difficulté est plutôt de savoir si ces projections sont réalistes et comment les utiliser.

Surtout, la priorité n’est sans doute pas aujourd’hui d’examiner le détail des prévisions ou des projections assises sur un système qui va probablement disparaître. Il est légitime, comme le fait le gouvernement, de s’inquiéter de l’équilibre financier du futur régime universel, sans feindre de penser, comme le Haut-commissaire l’a répété 1000 fois à des organisations syndicales ravies de ce discours, que la future réforme des retraites n’obéit qu’à un souci d’égalité et de clarté et non à des préoccupations financières. Pour autant, il faut s’interroger sur l’annonce de l’âge pivot, en mesurer les effets, l’équité et l’opportunité d’y avoir recours, surtout dans le contexte de la création d’un régime par points. Apparemment rationnel (il faut travailler davantage, c’est vrai), ce choix est une erreur politique.

 Les projections du COR : difficiles à utiliser, à interpréter à grosses mailles

Pendant longtemps, les comptes de la sécurité sociale n’ont été établis qu’à court terme : depuis 40 ans, la Commission des comptes de la sécurité sociale détermine, chaque année, en juin, les résultats de l’année écoulée et les prévisions de l’année en cours. Dès les années 90, les pouvoirs publics ont eu besoin, pour sensibiliser l’opinion publique à la question des retraites, de projections de plus long terme établies dans un cadre à la fois scientifique et partenarial, d’autant que, hors augmentation des cotisations, la montée en charge des réformes est, en ce domaine, longue :  dans les systèmes par annuités, les retraites déjà liquidées ne sont pas impactées par la modification des paramètres de calcul, sauf si l’on joue sur leur mode de revalorisation. Les mesures qui portent sur l’assiette de calcul de la pension, le recul de l’âge ou l’allongement de la durée cotisée ne s’appliquent que progressivement aux nouvelles générations qui arrivent à la retraite, avec un impact lent. Il faut donc anticiper: c’était déjà le message du Livre blanc sur les retraites de 1991.

La création du COR en 2000 a répondu à ce besoin : le COR, qui associe représentants de l’Etat, parlementaires, partenaires sociaux et experts, élabore les projections financières des régimes, apprécie les conditions de leur viabilité financière et, au-delà, évalue l’atteinte des objectifs fixés au système de retraite, qu’il s’agisse du niveau de vie des retraités ou de l’équité entre générations.

Le Cor a beaucoup apporté à la connaissance des mécanismes qui influent sur l’équilibre financier des régimes. C’est un lieu de rencontre et de discussion :  il a contribué à apaiser les polémiques sur la sincérité des chiffres ou les effets des réformes. Pour autant, ses travaux de projections ont leurs limites, soulignées par un rapport de la Cour des comptes de 2016[1] : en particulier, le COR combine plusieurs hypothèses d’évolution du chômage et d’augmentation de la productivité pour proposer des scénarios économiques qui aboutissent, à l’horizon 2070, à des résultats très contrastés. Ces résultats dépendent en outre d’hypothèses démographiques, réglementaires, comportementales et enfin de conventions comptables. L’apport des travaux du COR est incontestablement de mesurer la sensibilité des résultats à ces différentes hypothèses : ainsi, l’on comprend, à les lire, l’importance déterminante de l’évolution de la productivité sur l’équilibre financier du système. Mais les trois conventions comptables possibles, qui portent sur l’évolution des taux de cotisation implicite de l’Etat en tant qu’employeur ainsi que sur les subventions du budget de l’Etat aux régimes spéciaux, ont également un impact important. La combinatoire des variables est donc très complexe. De plus, l’éventail très ouvert des hypothèses laisse perplexe : ainsi, le COR retient quatre hypothèses d’évolution annuelle de la productivité du travail, de 1,8 à 1 %. Les résultats annoncés par la presse retiennent toujours le jeu d’hypothèses le plus favorable, alors que ce n’est sans doute pas le plus probable : la productivité décroit en effet de manière tendancielle en France depuis les années 80 et la moyenne annuelle d’augmentation de 2010 à 2018 est de 1 %, ce qui ferait plonger les comptes de manière forte et durable de 2025 à 2070 (par construction, le maintien des hypothèses d’année en année accroît la divergence). De telles projections, établies à trop long terme sur des hypothèses contrastées dont on mesure mal la probabilité, ne facilitent ni le débat ni la décision. Au final, l’on n’en retient que des conclusions simplettes :  le système des retraites est aujourd’hui structurellement déficitaire : dès que la montée en charge des réformes passées est terminée (c’est le cas du recul de l’âge décidé en 2010, étalé jusqu’en 2017), l’équilibre s’affaisse. L’ensemble ne peut se redresser spontanément, entre 2040 et 2050, que sous le triple effet de l’amélioration lente du ratio démographique (les premières vagues de baby-boomers vont commencer à disparaître dès 2030), d’une augmentation tendancielle, déjà amorcée, de l’âge de départ et d’un redressement spectaculaire, et à vrai dire inespéré, de la productivité. Comment agir sans trop savoir ce qui va se passer ? Le rapport du COR peine à être un outil de décision, alors qu’il se veut tel. La Cour des comptes fait preuve de bon sens en demandant la construction d’une projection à terme plus rapproché, de 15 à 25 ans, plus réaliste, plus resserrée, moins intellectuelle, qui serve effectivement au pilotage. La réforme des retraites à venir peut en être l’occasion. En attendant, la dégradation des prévisions 2019 n’est pas une vraie surprise : la question est de savoir si elle n’appelle pas de réponses plus rapides qu’une réforme repoussée à 2025. Si tel était le cas, l’opinion publique tiquerait…

Faut-il fixer un âge « d’équilibre » dans le cadre de la réforme des retraites ?

 Lors de la concertation de ce printemps, le Haut-commissaire a répété que l’âge légal de départ en retraite serait inchangé mais qu’il espérait que les actifs partiraient plus tard. Toutefois, ce n’est pas du tout pareil de définir des incitations à différer l’âge et de pénaliser les personnes qui partiraient avant l’âge pivot, donc avant 64 ans, en minorant par exemple la valeur des points acquis. Le dispositif correspondrait alors à un recul déguisé de l’âge. Si tel est bien le projet du gouvernement, il prend un risque. Certes il peut faire valoir que l’âge effectif de départ en retraite est bien plus bas en France, où il atteint, tous régimes confondus, 62,3 ans[2], que dans la plupart des pays : il est, pour la moyenne de l’Union, entre 63 et 64 ans et pour l’Italie, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays Bas et la Suède, entre 64 et 65,5 pour les deux sexes. Cependant, outre que l’ajout de cette mesure affaiblit le Haut-commissaire qui a mené la première concertation sur d’autres bases, nombre d’arguments plaident pour ne pas retenir un « âge d’équilibre ». Ainsi :

1° La logique du régime par points va déjà dans le sens d’un recul de l’âge : comme le présent blog le notait en février dernier (Réforme des retraites, les bonnes décisions ? http://www.pergama.fr/2019/02/17/reforme-retraites-bonnes-decisions/), cette logique est de donner des marges de choix aux personnes sur leur date de départ en fonction du nombre de points acquis. Rien n’empêche de fixer un âge plancher mais l’on pourrait s’en passer. Par ailleurs, compte tenu du pouvoir donné aux gestionnaires de moduler le mode de revalorisation du point, un tel régime permet de baisser de manière tendancielle les droits pour rééquilibrer financièrement un système déficitaire. Faut-il alors en rajouter en reculant, en plus, l’âge de départ ? Le passage à un régime par points, où aucune garantie n’existe sur le montant de la retraite, est déjà une perspective brutale pour la population, malgré la présentation lénifiante qui est en faite depuis 2 ans…

2° Les actifs les plus modestes ont en général commencé à travailler tôt tandis que les cadres et les professions supérieures sont entrés plus tard dans la vie active. Tout recul de l’âge ou toute pénalisation en fonction de l’âge sont des mesures socialement injustes ; elles ne touchent que les personnes modestes même celles qui ont une carrière qui peut être considérée « complète » ; elles épargnent les autres, qui de toute façon doivent dépasser l’âge légal pour obtenir un taux de remplacement convenable.

Quant aux mécanismes de décote et de surcote, qui aujourd’hui sont attribuées sur le critère de la durée d’assurance, il ne s’agit pas, pour des raisons proches, de mesures socialement équitables. Une étude de la CNAV[3] montre que les « surcoteurs » sont majoritairement des hommes, dont le montant de pensions tous régimes est très nettement supérieur à la moyenne, qui ont des carrières plus souvent complètes et dont le principal motif pour rester en activité est l’envie de travailler. Les retraités subissant une décote sont majoritairement des femmes, avec une pension beaucoup plus modeste, qui acceptent cette pénalisation parce qu’elles bénéficient de la retraite de leur conjoint. La surcote est un gaspillage et la décote va à l’encontre des efforts faits pour compenser les arrêts de travail féminins.

3° Des années 60 à aujourd’hui, la politique suivie a permis de garantir progressivement aux retraités une situation favorable : en 2016, le niveau de vie des retraités est légèrement supérieur à celui des actifs. Le rapport 2019 du COR insiste cependant sur deux points. D’une part, alors que la pension moyenne continue à progresser à cause de l’arrivée à l’âge de la retraite d’actifs aux carrières plus complètes et mieux rémunérées, le mode de revalorisation des pensions et l’évolution des prélèvements sociaux sur les retraites casse ce tendanciel : le niveau de vie moyen des retraités ne progresse plus depuis 2010 et, pour certains retraités, baisse. Surtout, l’évolution va s’inverser : la pension moyenne va baisser par rapport au revenu d’activité moyen. La simple indexation par rapport aux prix ne sera pas en effet suffisante pour maintenir une équivalence de niveau de vie. Si les mesures de sous-indexation de certaines pensions par rapport aux prix se poursuivent, le pouvoir d’achat des retraités va lui aussi baisser : est-ce le moment de pénaliser les retraites en appliquant des décotes ?

4° Enfin, l’âge de départ augmente tendanciellement (le COR fait ainsi l’hypothèse que l’âge de 64 ans sera atteint après 2030) mais, il est vrai lentement. Selon l’étude de la DREES sur les motivations de départ[4], encore 2 personnes sur trois souhaiteraient partir à 60 ans (voire avant), même si cette part diminue au fil des enquêtes. La DREES note que les retraités les moins aisés subissent un écart plus fort entre l’âge qui leur semble idéal et l’âge effectif de départ : les plus modestes sont les plus contraints. Si l’on souhaite reculer l’âge sans conflit social et sans contrainte excessive, il est impératif de s’interroger sur ce désir de départ précoce et, en particulier, sur les conditions de travail.

5° Enfin, de manière plus pragmatique, si l’on envisage bien toujours d’aligner sur l’ensemble des retraités les ressortissants des régimes spéciaux (une note du Haut-commissaire de mars 2019 se montre toutefois ouverte à des « dérogations » qui seraient sans doute mal tolérées), comment fera-t-on accepter, pour ces catégories, le passage entre l’âge moyen de départ actuel (58 ans) et 64 ans ? ou les en dispensera-t-on, ce qui sera peu acceptable ?

La décision annoncée n’est pas bien claire et le pire n’est pas certain. Mais la seconde partie du quinquennat gagnerait à être « sociale ». La création d’un régime de retraite universel par points est risquée : elle sera vécue comme un basculement vers l’inconnu. Dans ce cadre, l’institution d’un âge d’équilibre, qui pénalise les femmes et les petites retraites et pas les catégories aisées, ne serait pas adroit.

Pergama, le 16 juin 2019

[1] Les réformes des salariés du secteur privé : un redressement financier significatif, une méthode à redéfinir dans la perspective de nouveaux ajustements, Cour des comptes, rapport annuel sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale, septembre 2016

[2] Les âges de départ à la retraite, séance plénière, COR, 21 février 2019

[3] Surcote et décote au Régime général, mars 2019 (présentée à une réunion du COR en mars 2019)

[4] Les retraités et leurs retraites, DREES 2019 et Age idéal, âge effectif et motivation de départ à la retraite selon les niveaux de pension, DREES, séance plénière du COR 21 mars 2019