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Outre-mer : convergence ou changement de modèle?

FrÈdÈric Bazille, Young Woman with Peonies, French, 1841 - 1870, 1870, oil on canvas, Collection of Mr. and Mrs. Paul Mellon

Le 8 juillet, ont été signés en grande pompe, entre l’Etat et certains territoires d’outre-mer, les premiers « contrats de convergence » prévus par la loi 2017-256 du 28 février 2017. Ce texte définit comme priorité de la Nation l’objectif « d’égalité réelle » entre les populations d’outre-mer et les autres composantes du peuple français.  Aux termes de son article 1er, l’Etat et les collectivités concernées engagent « des politiques publiques appropriées » tendant :

1° A résorber les écarts de niveaux de développement en matière économique, sociale, sanitaire, de protection et de valorisation environnementales ainsi que de différence d’accès aux soins, à l’éducation, à la formation professionnelle, à la culture, aux services publics, aux nouvelles technologies et à l’audiovisuel entre le territoire hexagonal et leur territoire ;
2° A réduire les écarts de niveaux de vie et de revenus constatés au sein de chacun d’entre eux.

Cette politique se traduit par l’élaboration d’un plan de convergence de 6 ans, comportant d’une part un diagnostic économique, sanitaire, social, financier, environnemental de chaque territoire et d’autre part une stratégie de long terme. L’instrument opérationnel est le « contrat de convergence » : les premiers contrats, qui s’intitulent (ce n’est sans doute pas innocent) « Contrats de convergence et de transformation », viennent d’être signés pour la période 2019-2022, avec l’engagement d’y consacrer 2,1 Mds de crédits budgétaires provenant de l’Etat et des collectivités.

Des territoires en souffrance

 Dans son rapport 2018 sur « La cohésion des territoires », le Commissariat général à l’égalité des territoires distinguait en France quatre grands espaces interrégionaux aux dynamiques divergentes, avec une place particulière pour l’outre-mer, qui cumule les vulnérabilités. Il rappelait que chaque territoire a ses spécificités, notamment en ce qui concerne la situation démographique : en Guadeloupe et Martinique, la population stagne, voire diminue et vieillit, en raison d’un taux de natalité modéré et d’un déficit migratoire prononcé des jeunes au bénéfice de la métropole. A l’inverse, à la Réunion, à Mayotte, en Guyane, la population augmente fortement : la natalité est élevée, le taux de migration des jeunes vers la métropole est plus limité, l’immigration est parfois importante. Sur le plan social, les populations de Mayotte et de Guyane ont des revenus nettement inférieurs aux autres territoires (le PIB/habitant, 33 337€ en 2016 pour la France entière, est de 15 800€ en Guyane et de 8 600€ à Mayotte). L’Observatoire des territoires note également que les situations économiques ne sont pas les mêmes, avec des besoins en infrastructures très différents : La Nouvelle Calédonie, qui bénéficie du nickel, est le territoire le moins pauvre avec la Martinique et La Réunion ; Mayotte est à l’inverse très fragile, avec une économie essentiellement fondée sur de toutes petites exploitations agricoles ; la Guyane bénéficie de l’industrie spatiale mais n’est guère développée sinon.

Le point commun est que les indicateurs économiques et sociaux s’écartent toujours nettement de ceux de la métropole. Même si le taux de chômage est différencié, il reste partout significativement plus élevé : en 2018, il s’étage, pour les 15 ans ou plus, de 35 % à Mayotte à 18 % en Martinique, contre 9 % en métropole.  Le taux d’emploi des 15-64 ans révèle de même d’importantes disparités (il varie entre 32 % à Mayotte et 54 % en Martinique, contre 66 % en Métropole) mais il est faible dans tous les cas.  De même, les difficultés sanitaires sont inégalement prononcées mais partout présentes. Le rapport désormais ancien de la Cour des comptes de 2014[1] reste le seul document qui, malgré la difficulté à obtenir des données,  en prend une vision d’ensemble : mortalité infantile élevée, respectivement 2 fois et 4 fois plus importante en Martinique et à Mayotte qu’en métropole, avec une tendance à l’augmentation entre 2000 et 2012 ; fréquence des maladies infectieuses et progression des maladies chroniques ; difficulté d’accéder aux soins ambulatoires ; gestion déficiente des établissements hospitaliers ; enfin absence de stratégie d’un Etat qui reste trop en retrait face à une situation compliquée. Sur le plan environnemental, les eaux douces sont davantage polluées et les déchets moins bien gérés. Enfin, les équipements sont défaillants : coupures d’eau en Guadeloupe, carences partout de la téléphonie fixe, fort taux de logements insalubres et manque de logements sociaux.

L’enjeu commun principal est double : d’abord la pauvreté, qui touche tant les jeunes que les retraités (en 2015, les bénéficiaires du RSA représentent 11,6 % de la population contre 4 % en métropole et un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté) et en second lieu l’échec éducatif : le taux de décrochage scolaire des 15-24 ans est proche en 2014 de 39 %, la part des sans diplômes dans la population est de 50 % tandis qu’elle est de 32 % en Métropole,  et la part des jeunes en difficulté de lecture est comprise, selon les départements d’outre-mer, entre 30 et 75 % contre 10 % sur l’ensemble de la France.

Si l’on ajoute le phénomène de vie chère[2], alimenté notamment par le poids des importations de produits alimentaires en provenance de métropole, le coût de l’éloignement et l’octroi de mer (taxe spécifique sur les importations au bénéfice des collectivités territoriales), il n’est pas surprenant que des mouvements sociaux parfois violents aient agité à plusieurs reprises l’Outre-mer, en 2006, 2008 et 2009 et en 2017 en Guyane.

Le paradoxe, souligné notamment par la Cour des comptes tant dans son rapport de 2014 sur la santé que dans une étude spécifique de 2017 sur les collectivités territoriales de l’Outre-mer[3], est que les territoires d’Outre-mer, tout en connaissant des retards considérables de développement par rapport à l’Hexagone, sont, parce qu’ils bénéficient de transferts financiers importants, dans une situation plutôt favorable au regard de leur environnement « régional » respectif (à l’exception de Saint-Pierre-et Miquelon par rapport au Canada).

S’attaquer aux faiblesses structurelles ?

La principale faiblesse des territoires d’Outre-mer est celle de leur économie : l’activité concurrentielle se concentre dans un nombre réduit de secteurs, agriculture, tourisme ou bâtiment, avec un succès inégal compte tenu de la concurrence d’autres pays aux coûts moindres et aux infrastructures parfois plus adaptées. Les contraintes naturelles (éloignement, climat, insularité le plus souvent), la spécialisation d’une production agricole héritée de l’histoire, la taille réduite du marché intérieur, la faiblesse de l’intégration régionale expliquent la fragilité du développement propre :  la production agricole, peu concurrentielle, est largement écoulée dans l’hexagone et le taux de couverture des importations par les exportations est inférieur à 10 %. Le constat est celui d’une grande dépendance à l’égard de la métropole, premier partenaire commercial, et au secteur public : le tertiaire (avec le tourisme mais aussi les emplois publics) est prépondérant.

Face à cette situation, les pouvoirs publics ont davantage cherché à compenser les difficultés par des aides financières qu’à impulser un développement autonome. Les territoires bénéficient ainsi des aides européennes (Fonds européen structurels et d’investissement, comme le FEDER, le FSE, le FEADER, le fonds pour la pêche) et le droit européen permet à leur égard des aides d’Etat, notamment des aides fiscales. Ainsi, sont prévues depuis 70 ans des réductions d’impôts pour investissement dans le secteur productif ou le logement. Le taux de l’octroi de mer peut varier, à la discrétion des collectivités, pour épargner certaines productions. Les pouvoirs publics ont recours à la sur-rémunération des fonctionnaires, en s’appuyant intuitivement sur une sorte de théorie du « ruissellement » qui favoriserait la consommation. S’ajoutent des dispositifs divers d’exonération de charges sociales pour baisser le coût du travail et améliorer la compétitivité. La loi du 28 février 2017 sur l’égalité réelle ajoute la possibilité, à titre expérimental pour 5 ans, de réserver un tiers des marchés publics aux PME locales.

Cette politique n’a pas permis d’enclencher un développement autonome. Pire, elle a sans doute eu des effets pervers, encourageant la dépendance aux dépenses publiques et favorisant des gains personnels sans bénéfice pour une économie à la concurrence trop imparfaite. Elle a encouragé les politiques à réclamer toujours davantage de moyens, avec une analyse (qui s’exprime notamment dans le rapport Lurel préparatoire à la loi sur l’égalité réelle[4]) selon laquelle ce sont les inégalités qui créent le retard économique. Le constat n’est pas inexact : les inégalités de santé et d’éducation contribuent à affaiblir l’économie. Mais prôner la seule « convergence » est insuffisant voire irréaliste si l’activité économique ne se développe pas.  Ainsi, en 2016, le rapport Vlody[5] insistait-il sur l’absolue nécessité de développer les échanges commerciaux avec les pays limitrophes, ce qui a effectivement conduit à donner aux collectivités le droit de participer à des organisations économiques régionales. Reste à engager l’ouverture effective des économies d’Outre-mer à de tels échanges.

La situation est aggravée per une gestion publique parfois défaillante ou excessivement sollicitée : le rapport public 2019 de la Cour des comptes relève, dans la gestion des fonds européens, des exemples de dérive ou d’insuffisante qualité. Le rapport 2017 de cette même Cour sur les finances des collectivités relève une situation financière globalement dégradée et un faible autofinancement, malgré des ressources locales bien supérieures à celles des collectivités métropolitaines (du fait de la perception de l’octroi de mer et de la taxe spéciale sur la consommation de carburants). Le constat est dû à des dépenses de personnel pléthoriques et, pour les départements, à des dépenses sociales deux fois plus élevées que dans l’hexagone. Le surcroît de recettes ne permet pas alors aux collectivités de répondre aux besoins d’équipement et le service public de l’eau, de l’assainissements et des déchets est défaillant. Les services de l’Etat ne sont pas nécessairement de meilleure qualité : un référé de la Cour de mars 2018 sur l’établissement, le contrôle et le recouvrement des impôts montre une situation « acceptable » à La Réunion mais « dégradée » en Guadeloupe et en Martinique et « très dégradée » en Guyane et à Mayotte.

Face à cette situation, que valent les contrats de convergence et de transformation ?

Les contrats ne sont pas le simple succédané des contrats de plan traditionnels : leur champ est plus vaste et leur rédaction repose sur un diagnostic d’ensemble précis. Un fonds financera certains projets de développement comme la valorisation de déchets organiques ou des pépinières de start-up. Les contrats proprement dits couvrent plusieurs volets : cohésion des territoires, mobilités multimodales, résilience, innovation et rayonnement, cohésion sociale et employabilité. A titre d’exemple, le contrat consacré à la Guadeloupe met en place des infrastructures de base (eau, déchets, transports), un plan d’investissement dans les compétences, l’aménagement de plages, la préservation des coraux, un campus santé, un technopole pour des entreprises innovantes. Le contrat de la Guyane intègre le plan d’urgence décidé en 2017, prévoit un développement des collèges et lycées, le développement des liaisons internes et améliore la gestion des déchets. Celui de la Réunion améliore les services publics, prévoit la création de logements, agrandit le port, met en place une gestion durable des déchets et l’accès à une eau de qualité, développe deux pôles universitaires, prévoit enfin des crédits de développement des compétences.

La présentation des contrats[6], sérieuse, documentée, équilibrée entre les diverses priorités, convainc. Reste à dominer le sentiment diffus qu’il sera difficile de rompre avec une action publique résignée aux abus, au laisser-aller, au clientélisme, qui accepte une « spécificité » de l’Outremer comme facteur explicatif du renoncement.

 Conclusion

Dans une interview donnée au site « Outremers 360 ° » le 2 juillet 2018, le géographe originaire de La Réunion Wilfrid Bertille fait l’analyse que la situation actuelle est quasi impossible à réformer parce que les gouvernants n’ont pas de vision politique d’une Outre-mer qu’ils connaissent mal. Ils se contentent alors de grands-messes (Etats généraux de l’Outre-mer de 2009 ou Assises de l’Outre-mer de 2018) qui débouchent sur des plans d’action jusqu’ici jamais complètement réalisés. Des mesures sont prises mais, en dépit des ressources humaines, techniques et financières qui leur sont consacrées, le chômage, la pauvreté, la vie chère, le manque de logements sociaux perdurent. Dans cet échec, les territoires d’Outre-mer ont autant de responsabilités que l’Etat : leur modèle économique, social et culturel est fondé sur l’assistanat et sur la rente que représentent les crédits publics nationaux et européens. Il est certes impossible que ces territoires se passent de la solidarité mais ils doivent jeter leurs forces dans la construction d’un développement local. Peut-être, dit W. Bertille, les plans issus de la loi de 2017 sur l’égalité réelle parviendront-ils à enclencher enfin ce changement : il ne cache pas que ce n’est pas tant la convergence que la transformation qui le séduirait. Les DOM, leurs élus, leur population y parviendront-ils ? Dans le meilleur des cas, la réussite ne sera pas totale. Pour autant, au moins avancer dans cette voie serait déjà un énorme progrès.

Pergama, le 14 juillet 2019

[1] La santé dans les Outre-mer, une responsabilité de la République, Cour des comptes, rapport public thématique, juin 2014

[2] Un récent rapport (4 juillet 2019) de l’Autorité de la concurrence note ainsi un écart de prix moyen avec la métropole allant de 7 à 12,5 % et dépassant 30 % pour les produits alimentaires.

[3] In Les finances publiques locales, octobre 2017

[4] Egalité réelle outre-mer : rapport au Premier ministre, V. Lurel, 2016

[5] Du cloisonnement colonial au codéveloppement régional, J-J Vlody, député de la Réunion, 2016

[6] Signature des contrats de convergence et de transformation, Dossier de presse, Premier ministre, 8 juillet 2019