Mouvements sociaux, entre revendications et recherche de sens

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Mouvements sociaux, entre revendications et recherche de sens

Les urgences hospitalières sont en crise avec, depuis 6 mois, des grèves (effectives ou non) qui touchent aujourd’hui entre un tiers et la moitié des services.  Ce sont les personnels paramédicaux, infirmiers, aides-soignants, ambulanciers qui sont à l’origine et au cœur du mouvement, ceux qui « font tourner la boutique », même si des médecins urgentistes les soutiennent ou les suivent. Les revendications sont matérielles (renfort de personnels, amélioration des conditions de travail, augmentation des salaires, fin de la fermeture des lits hospitaliers pour que les urgences disposent de lits d’aval) et certains établissements ont déjà signé des protocoles de fin de grève en y donnant satisfaction. Cependant, ce conflit présente des caractéristiques singulières : il est latent depuis des années et surtout, il est large, il parle de la vie quotidienne, il interpelle les pouvoirs publics sur la qualité et la cohérence de leur politique. Il est probable que, plus ou moins vite, le mouvement actuel se calmera. Pour autant, l’accalmie risque d’être provisoire : comme celle des EHPAD ou des Gilets jaunes, comme les récents mouvements sociaux dans les prisons ou dans les services de santé mentale, une telle crise révèle un mal-être social que les pouvoirs publics devront traiter autrement que par des mesures matérielles ou palliatives.

La crise des urgences hospitalières : abandonner le discours technocratique, ouvrir les yeux

Dès 2008, le rapport Larcher sur les missions de l’hôpital constatait que, compte tenu de l’insuffisance de la permanence des soins que les médecins libéraux doivent pourtant organiser le soir, le week-end et les jours fériés, faute aussi que les médecins de ville disposent d’un plateau technique, du fait enfin de la gratuité des urgences et de la certitude d’y obtenir une réponse, celles-ci sont excessivement fréquentées. La loi Hôpital, patients, santé, territoires qui s’ensuit en 2009 entend réorganiser le système de santé mais en restera à des choix institutionnels (avec la création d’Agences régionales de santé, censées piloter l’ensemble du système de soins), sans grande conséquence concrète sur les dysfonctionnements signalés par le rapport Larcher : l’absence de réponse adaptée du « secteur ambulatoire » alimente les urgences hospitalières.  La loi du 26 janvier 2016 de modernisation du système de santé proclame à nouveau la nécessité du « virage ambulatoire », tablant sur les évolutions de la médecine de ville pour permettre une meilleure prise en charge des malades chroniques ou sans médecin traitant et prévenir la fréquentation indue des services d’urgence. Pour autant, la loi se contente de promouvoir un exercice plus collectif des médecins libéraux et il n’y aura pas de modification d’ampleur des pratiques. Il est douteux que la loi du 24 juillet 2019, qui se contente d’encourager financièrement ces pratiques de coopération et de meilleure prise en charge des patients délaissés, améliore radicalement la situation, qui est sombre : en 2017, le nombre de passages aux urgences, qui a doublé depuis 1996, a encore augmenté de 2,1 % par rapport à l’année précédente. Les textes affirment vouloir transformer la réalité mais n’ont pas de prise sur elle.

En juillet 2017, un rapport sénatorial sur les urgences hospitalières[1] constatait que les urgences accueillent des blessés traumatiques (ce qui est sa vocation d’origine) mais aussi des pathologies cardio-vasculaires et de complications de maladies chroniques (cancer) parfois graves, qui devraient être pris en charge autrement que par appel aux urgences, ainsi que des malades mal ou jamais pris en charge. Le rapport souligne une nouvelle fois que c’est parce que la réponse n’est pas trouvée dans le cadre des soins de ville que les personnes se présentent aux urgences.  Le rapport public de la Cour des comptes de 2019 est plus abrupt[2] : 20 % des passages relèveraient d’une simple consultation de médecine générale. La Cour demande une autre organisation des soins pour que la prise en charge des besoins soit correctement partagée. Elle table manifestement moins sur une réorganisation spontanée de la médecine de ville que sur la création de nouvelles entités, comme des « Centres de soins non programmés » tels qu’ils existent à l’étranger, dotés d’un petit plateau technique, ouverts tard, et qui soulageraient les urgences hospitalières des demandes de consultation médicale ou des petites urgences traumatiques.

L’on retient de tels rapports le besoin d’une réorganisation ambitieuse de l’offre de soins : la médecine ambulatoire classique répond mal aux besoins des malades. Son accès est parfois malaisé, elle ne parvient pas à organiser le « suivi » des patients chroniques ou âgés et, au demeurant, elle n’est pas outillée pour répondre aux crises qui frappent certains d’entre eux. Les appels à une transformation volontaire de cette médecine sont sans effet. Il faudrait prendre des décisions qui tiennent mieux compte de ce constat.

Cette situation provoque en effet des dysfonctionnements majeurs, d’autant que la masse des passages est concentrée sur certains services d’urgence[3] : temps passé à trier des malades dont certains pourront être pris en charge rapidement mais dont d’autres subiront des attentes interminables, difficultés grandissantes à trouver des solutions d’aval pour les malades accueillis (les lits hospitaliers manquent mais aussi des maillons dans la chaîne, certains malades ne relevant ni vraiment de soins de ville ni vraiment de soins hospitaliers). Le personnel des urgences a le sentiment de perdre le sens de son métier, d’assumer seul les difficultés d’orientation des malades dans un système de soins dépassé, de ne pas remplir correctement sa mission, de subir l’agressivité de malades excédés. Les moyens financiers pourtant suivent (le mode de tarification des urgences tient compte de l’activité) mais les conditions de travail épuisent : les difficultés pour pourvoir les postes vacants rendent peu utiles d’éventuelles créations de poste. Décideurs et personnels ne se comprennent plus : les premiers soulignent un recours trop élevé en France à l’hospitalisation, la nécessité d’en réduire le coût, de fermer des lits et de concentrer l’activité hospitalière de court séjour sur les soins aigus. Les seconds les accusent de ne pas voir la réalité.

De fait, les mesures annoncées par la ministre pour apaiser la crise ne sont pas inutiles mais paraissent décalées : généralisation d’une prime de risque à l’ensemble des personnels paramédicaux des urgences compte tenu du développement des agressions et incivilités, formation (à partir de 2020)  d’infirmiers « en pratique avancée », habilités à prendre en charge directement certains patients, gestion informatisée des lits pour faciliter le repérage des lits vacants, hospitalisation directe des personnes âgées dans les services de médecine…Les réponses, essentiellement organisationnelles, paraissent largement en dessous de la main. Un rapport sur les difficultés des urgences, attendu pour la fin de l’année, devrait faire des propositions complémentaires : mais comment entendre ce que dit cette grève, à savoir que le système de soins n’est pas piloté ?

Ailleurs aussi, une demande d’écoute, de considération, de prise en compte des difficultés ressenties dans l’exercice professionnel ou la vie quotidienne 

 Le mouvement des urgences hospitalières n’est pas isolé dans l’histoire. En 1988, déjà dans le monde de la santé, le « mouvement des infirmières » a représenté un conflit social particulier. Les revendications étaient matérielles, augmentation salariale et amélioration des conditions de travail, mais allaient bien au-delà : né d’un projet de décret qui ouvrait la profession à des demandeurs d’emploi sans diplôme, il s’est ensuite organisé en coordination (refusant le recours aux syndicats pour affirmer une autonomie et une solidarité professionnelle spécifique), défendant l’identité d’un métier, refusant le paternalisme des médecins et des politiques qui assimilaient volontiers les infirmières aux bonnes sœurs, affirmant la fierté de la détention de compétences techniques et réclamant un rôle propre dans la délivrance des soins. Sur ce point, le combat n’est pas terminé…

Cette demande de reconnaissance professionnelle et de conditions de travail dignes qui tiennent compte des exigences du métier se retrouve dans des mouvements sociaux plus récents : on se souvient du mouvement des EHPAD (établissements d’hébergement des personnes âgées dépendantes) en 2018. La demande des grévistes portait sur le renforcement des moyens humains mais aussi sur une meilleure qualité de prise en charge des personnes. Ils refusaient de ne faire que des actes techniques, répétitifs, destinés à ne répondre qu’aux seuls besoins primaires. Le conflit de valeurs entre la description théorique du métier et la réalité vécue est alors au cœur du mouvement. En 2016, dans un dossier de la DREES portant sur les conditions de travail en EHPAD, les personnels disaient être considérés comme « des pions » et demandaient à ceux qui prennent les décisions de venir constater leurs difficultés quotidiennes. Toutes choses égales par ailleurs, l’analyse vaudrait pour les enseignants des réseaux REP+, les policiers, les gardiens de prison, les soins psychiatriques, toutes corporations qui ont eu récemment recours à des grèves : ils ont le sentiment de s’occuper de la partie malade de la société sans bénéficier de la reconnaissance sociale qu’ils attendraient. La fierté perdue du métier crée un malaise et une révolte sporadique, qui retombe avec l’attribution de quelques avantages mais peut se ranimer à tout moment.

Même si elle ne situe pas sur un plan professionnel, la crise des Gilets jaunes présente une parenté avec les mouvements sociaux évoqués. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? L’hebdomadaire « Le 1 » pose la question cette semaine. Dans la pratique, plus grand chose : le mouvement s’est étiolé sans parvenir à se donner un prolongement politique. Pour autant, à lire politologues et économistes (notamment Brice Teinturier et Daniel Cohen), ses effets sont profonds et marqueront durablement le paysage politique. Au départ, on le sait, le mouvement est né d’une augmentation de la taxe sur les émissions de carbone des produits énergétiques, la contribution climat énergie, dans un contexte d’augmentation des prix du carburant : la jacquerie fiscale émanait de populations particulières obligées d’avoir recours à la voiture pour se déplacer. Brice Teinturier souligne que, parti d’une revendication matérielle limitée, le mouvement est devenu l’expression d’une colère enfouie mais profonde, celle de n’être pas entendu et pas considéré, générant un débat national sur la démocratie et la participation des citoyens aux décisions.  Daniel Cohen quant à lui souligne que les mesures d’amélioration du pouvoir d’achat consenties en décembre 2018 ont certes permis de calmer la contestation : pour autant, quelle que soit l’importance des questions économiques pour une population au budget contraint, celles-ci ne formaient qu’une part des revendications portées. La question centrale était bien plutôt celle de l’appartenance à une société qui devrait inclure, prendre en compte, rompre la solitude sociale et reconnaître les difficultés de la vie quotidienne.

Une interview de Pierre Rosanvallon[4] aux débuts de la crise des Gilets jaunes ne dit pas autre chose : il évoque un mouvement qui permet de faire remonter à la surface ce qui a longtemps été subi en silence, le sentiment de compter pour rien, de mener une existence rétrécie, de vivre dans un monde injuste. Il nous faudrait, dit-il, pour prévenir ces mouvements, des indicateurs de dignité et de mépris, de ghettoïsation et d’éloignement social. L’évolution est historique : ce ne sont plus seulement les classes sociales qui structurent la société mais les situations sociales spécifiques, où les questions de mobilité sociale, la relation entre le travail et le logement, la situation familiale et le sentiment d’injustice comptent tout autant que les revenus. La mobilisation repose sur des revendications économiques mais aussi sur des émotions, sur la brûlure du rejet.

 

Les mouvements sociaux d’ampleur deviennent ainsi aujourd’hui plus longs, plus diffus, plus compliqués aussi à cerner puisqu’ils témoignent aussi d’un malaise social et du sentiment de ne pas être entendus. Face aux demandes qui s’expriment, les pouvoirs publics –c’est le cas de la ministre de la santé- construisent un discours qui oscille entre la compassion et la technocratie. Il leur faudrait, pour réussir à apaiser les tensions, davantage de sincérité humaine, une vraie capacité d’écoute et un vrai projet de changement.

Pergama, le 8 septembre 2019

[1] Rapport d’information du Sénat « Les urgences hospitalières, miroirs des dysfonctionnements de notre système de santé », juillet 2017

[2] « Les urgences hospitalières, des services toujours trop sollicités », Rapport public annuel 2019 de la Cour des comptes, janvier 2019

[3] Moins d’un quart des services d’urgences accueillent 45 % des passages

[4] Un nouvel âge du social, Pierre Rosanvallon, Le Monde, 8 décembre 2018