La réforme des retraites, une réforme juste?

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La réforme des retraites, une réforme juste?

L’économiste Thomas Piketty a fait paraître, dans Le Monde du 7 septembre 2019, un article intitulé « Qu’est-ce qu’une retraite juste ? ». Sa première analyse est que la mise en place d’un système de retraite universel va améliorer la lisibilité du système et la connaissance de leurs droits par les actifs. La deuxième est une mise en garde : l’unification des règles n’est pas nécessairement équitable, notamment si l’on respecte un principe de proportionnalité absolue entre le montant des cotisations versées et celui de la retraite acquise (ce qui était l’intention initiale de la réforme : « pour tous, un euro cotisé ouvre les mêmes droits à retraite ») : c’est pour répondre à cette préoccupation que la proposition Delevoye de réforme du système de retraites publiée en juillet dernier prévoit de consacrer un quart des recettes de cotisations aux dépenses de solidarité (amélioration des retraites par enfant élevé ou fixation d’une retraite minimale). T. Piketty appelle à garder un regard critique sur les règles fixées, appelant notamment l’attention sur l’absence de prise en compte des différences d’espérance de vie, la faible compensation de la pénibilité, la problématique du taux de remplacement, qui pour l’instant n’est garanti sur le long terme que pour les personnes ayant cotisé au SMIC une carrière « complète » (ce qui impliquera d’avoir travaillé un nombre d’années donné, 43 au départ sans doute), enfin le montant jugé trop bas de la cotisation de solidarité (2,8 %) qui frappe les sommes gagnées au-delà de 3 plafonds, seuil d’acquisition des droits à retraite. T. Piketty insiste sur la nécessité « d’abandonner l’idée selon laquelle la réduction des inégalités devrait être laissée à l’impôt sur le revenu », le système de retraites devant se contenter de les reproduire. Il plaide donc pour une « retraite juste » qui traduise un haut niveau de redistribution par rapport aux revenus d’activité.

Dans ses propositions en date de juillet 2019[1], le Haut-commissaire aux retraites, J-P Delevoye, insiste lui aussi beaucoup sur la « justice » : il plaide le caractère plus équitable et plus solidaire de son projet. Il suit en cela les promoteurs de la précédente réforme, celle de 2014 : le rapport Moreau de 2013 qui a préparé celle-ci évoquait également la nécessite d’une « justice accrue ».

Toutefois, il existe plusieurs conceptions de la justice et il importe de clarifier la notion avant d’évaluer si les propositions actuelles sont « justes ». Les avancées de la réforme des retraites sur ce point semblent évidentes. Pour autant, cet examen permettra de mettre en lumière les points qu’elle passe sous silence et qui empêchent aujourd’hui de la qualifier de « juste ».

Qu’est-ce qu’une retraite juste ?

 Partant de l’analyse que le thème de la justice est fréquemment invoqué dans les discours politique mais qu’il est trop général et de ce fait peu opératoire, le sociologue Pierre Merle a proposé de recourir à quatre principes de justice pour évaluer un système de retraites[2] : un principe de solidarité, selon lequel la pension de retraite doit permettre à toutes les personnes âgées de vivre, même celles qui n’ont qu’insuffisamment cotisé ; un principe d’effectivité, selon lequel, quelle que soit la catégorie sociale, le rapport entre la durée d’activité et la durée de retraite doit être identique, ce qui permet de tenir compte des différences d’espérance de vie ; un principe d’équité intra-générationnelle, le rapport entre les pensions perçues et les cotisations versées devant être le même pour tous les actifs : il s’agit d’empêcher que certains cotisent moins ou plus que d’autres pour obtenir au final la même pension ; enfin, un principe d’équité intergénérationnelle, selon lequel le rapport entre pensions perçues et cotisations versées doit être le même, quelle que soit la génération considérée.

L’approche a le mérite, pour clarifier la notion de justice, de faire référence à des dispositions concrètes. Elle mérite toutefois discussion : d’une part, l’application du principe de solidarité ne se traduit pas seulement par la garantie à tous d’un « minimum vieillesse » sous seule condition d’âge et de ressources ou par la fixation d’un minimum de pension aux personnes qui ont eu une vie de travail complète. C’est aussi sur le fondement de ce principe que l’on verse à certaines catégories de retraités des « droits gratuits », bonification pour enfant de durée d’assurance (dont les femmes sont le plus souvent bénéficiaires, pour compenser les arrêts de travail liés aux enfants), majoration de pensions parfois (en France, dans le système actuel, pour les parents de trois enfants), prise en charge des cotisations vieillesse des chômeurs indemnisés, voire pension de réversion. L’extension des droits de solidarité vient donc fortement nuancer le 3e principe d’équité intra-générationnelle : si l’on part du principe que les femmes ou les demandeurs d’emploi ont droit à des avantages spécifiques, le principe d’une égalité pour tous du rapport pensions/cotisations ne s’applique pas pleinement. Certes, ce principe contributif doit être retenu s’il s’agit d’effacer les différences entre régimes (une même cotisation ne doit pas donner des droits différents) mais il doit être, dans certains cas, amendé. Reformulons alors les principes de solidarité et d’équité intra-générationnelle : la retraite est dans son principe un droit contributif et le rapport pensions perçues/cotisations versées doit être identique pour tous. Cependant, des altérations au caractère contributif des retraites sont possibles dans les cas où un droit de solidarité se justifie, à condition que la collectivité en juge ainsi, de manière partagée, transparente, évolutive aussi en fonction des choix de notre société.

Quant au principe d’effectivité qui conduit à tenir compte de l’espérance de vie, il apparaît comme justifié mais d’application difficile : comment appliquer à des individus, par définition différents, une vérité statistique ? Du moins ce principe devrait-il conduire à éviter de reculer l’âge de la retraite pour tous (une telle disposition ne pénalise pas les cadres mais seulement les actifs qui ont commencé à travailler tôt). Du moins aussi doit-on tenir compte de la pénibilité des travaux effectués, sachant toutefois que la mesure de la pénibilité est difficile.

Enfin, le dernier principe, celui de l’équité intergénérationnelle n’est pas applicable dans toute sa rigueur : dans un pays qui connaît des variations démographiques, en particulier un vieillissement de la population dû à la fois au baby-boom (1946- 1970) et à une plus grande longévité, il n’est pas possible de garantir des droits identiques aux différentes générations. En revanche, surtout au moment d’une réforme qui se présente comme « conçue pour assurer les grands équilibres financiers » (ce sont les termes du rapport de propositions Delevoye), il faut installer une gouvernance du système qui protège les intérêts des assurés. De plus, il faut fournir des projections qui permettent d’anticiper les aléas démographiques et économiques et prévoir des débats sur la manière dont le système peut y répondre. La représentation des assurés dans les instances de décision et leur information sur les risques qui peuvent survenir dans un système de retraites est en effet un des éléments de la démocratie.

L’on peut retenir les principes de justice ainsi redéfinis tout en gardant conscience que leur nature est profondément politique. Il est difficile en effet de plaider le caractère juste d’un système « en soi ». Ainsi, s’agissant des retraites, certains analystes assimilent justice et égalité et proposent de limiter au minimum d’assistance les mécanismes de solidarité : ils plaident pour que la retraite reflète les inégalités sociales de la vie active ou ne les corrige qu’à la marge. De même, la multiplicité de régimes professionnels très inégaux a été longtemps admise, tant ils apparaissaient comme des prolongements de la vie active, alors qu’aujourd’hui l’opinion publique aspire bien davantage à une égalité des droits sociaux. Plus fondamentalement encore, définir les catégories qui doivent bénéficier de la solidarité et à quelle hauteur relève d’un choix politique : les femmes avec enfants ? Les retraités modestes ? Les demandeurs d’emploi ? Le choix de promouvoir la solidarité n’est pas neutre et les choix de solidarité ne le sont pas non plus.

Juger de l’équité du projet actuel

 A l’aune des principes posés ci-dessus, il est loisible de considérer que le projet présenté par J-P Delevoye corrige certaines injustices du système actuel.

La création d’un système universel améliore une équité largement mise à mal par l’éclatement actuel des régimes, même si depuis 15 ans (avec la réforme de 2003), un effort de convergence a permis de rapprocher certains paramètres.

Les exemples les plus connus des inégalités existantes sont le mode de calcul de la retraite sur les 6 derniers mois dans les régimes spéciaux (sans intégration des primes pour les fonctionnaires cependant, mais sans versement non plus de la cotisation afférente) ou l’âge de la retraite, avancé de 5 voire de 10 ans dans les régimes spéciaux et pour les catégories dites « actives » de la fonction publique (policiers, surveillants pénitentiaires, conducteurs de train). Les catégories ainsi favorisées ne sont pas minoritaires : elles représentent, en 2017, 23,5 % des flux de départ dans la fonction publique d’Etat, davantage (44 %) dans la fonction publique hospitalière. De même, au régime général, les pensions de réversion sont versées sous condition de ressources restrictive, ce qui les réserve aux catégories très modestes. Dans la fonction publique ou les régimes spéciaux, ce n’est pas le cas.

Toutefois, si les propositions Delevoye égalisent les modes de calcul, les pensions de réversion et les âges de départ, elles prévoient le maintien de droits à départ anticipé pour les policiers, les agents pénitentiaires et les militaires parce qu’ils exercent des « fonctions régaliennes » dangereuses. L’égalité ne sera pas parfaite…

L’unicité des régimes sera plus favorable en tout cas à des catégories aux carrières incomplètes, hachées ou plates. Les règles traditionnelles en vigueur au régime général, où la retraite est calculée sur les meilleures années de carrière, défavorisent en effet ces catégories. Comme le note l’Institut des politiques publiques[3], le système actuel est redistributif parce qu’il accorde des droits gratuits aux femmes ou aux petites pensions, mais le cœur du système – les règles qui concernent l’acquisition des droits contributifs – favorise les carrières croissantes et pénalise les carrières courtes. La règle à venir (chaque euro de cotisation donne des points, certaines périodes, maternité, chômage, maladie, invalidité, permettent l’acquisition de points et non pas de trimestres parfois inutilisés et surtout l’indexation de la valeur des points se fait sur l’évolution du salaire moyen et non plus sur l’inflation) est plus « juste », indépendamment même des droits acquis au titre de la solidarité.

Cette appréciation ne vaut cependant que si le recours à un âge pivot avec diminution des retraites prises avant cet âge est abandonné : il s’agirait là en effet d’un recul forcé de l’âge, qui, par définition, ne pénaliserait que les catégories ouvrières ou les femmes. Le remplacement éventuel de cette disposition par une prise en compte de la durée d’assurance, proposition dont le Président de la République s’est fait l’écho récemment, n’a pas de sens dans un système par points qui prend déjà en compte la durée d’assurance puisque les points s’accumulent au fil du temps.

Quant aux droits de solidarité, ils sont maintenus dans le projet de réforme sans être quantitativement améliorés : les propositions réservent, comme aujourd’hui, un quart des cotisations au financement de tels droits. Pour autant, leur équité semble meilleure : outre la garantie (plus systématique, il existe déjà aujourd’hui un minimum de pension) aux assurés modestes ayant cotisé au SMIC d’un taux de remplacement de 85 %, outre l’harmonisation (et l’amélioration) des pensions de réversion, la réforme prévoit une majoration des points par enfant et cela dès le premier, avec droit de partage entre les parents. Quant au maintien d’une compensation des réductions d’activité des femmes pour élever leurs enfants, il est sans doute moins opportun : donner des avantages de ce type, c’est reconnaître l’actuel partage des rôles et encourager son maintien. Mieux vaudrait agir sur les modes de garde et encourager le travail féminin.

 Toutefois, de fortes réserves sur l’équité d’ensemble

 Deux constats assombrissent l’appréciation : d’une part, le principe d’effectivité (prise en compte des différences d’espérance de vie ou, à défaut, de la pénibilité de la vie active) n’est pas respecté, même si le dispositif « carrières longues » est maintenu. La généralisation à tous (hormis certaines fonctions « régaliennes ») du compte professionnel de prévention ne serait juste que si celui-ci offrait une véritable protection : or, depuis les ordonnances de 2017, les pénibilités professionnelles les plus courantes (postures pénibles, port de charges, exposition à des agents chimiques et à des vibrations) ne sont compensés par un droit à avancer le départ en retraite que si une maladie professionnelle se déclare avec un taux d’incapacité permanente de 10 % au moins. Pourtant, l’on sait que les conditions de travail sont moins bonnes en France que dans bien d’autres pays européens : cette situation pèse sur l’image du travail, sur l’envie de partir en retraite et sur les conditions de vieillissement de la population. Elle n’est pas corrigée.

Au-delà, le principe d’équité intergénérationnelle ne semble pas non plus satisfait, même si l’on accepte d’en assouplir la portée : les propositions Delevoye, très disertes sur les mécanismes de solidarité internes au système de retraite, sont quasiment muettes sur les mécanismes de solidarité actifs/retraités et sur le rapport entre l’évolution des pensions et l’évolution des revenus d’activité. Elles définissent le taux de rendement du système de retraites, paramètre essentiel du système puisqu’il mesure le rapport entre la valeur du point au moment du départ en retraite et son prix d’acquisition du point et le fixent à 5,5 % en 2025, au moment de l’entrée en vigueur du nouveau système. Mais elles ne disent rien des règles qui le feront évoluer. Elles multiplient sur ce point les affirmations générales : le système doit être financièrement à l’équilibre dès sa création en 2025 et il doit offrir des garanties pour permette le maintien de cet équilibre dans des conditions démographiques ou économiques évolutives. On ne saura rien de plus sur les facteurs d’ajustement qui permettront d’atteindre cet équilibre.

Sur les projections, l’on ne sait qu’une chose : le poids des retraites sera identique à celui prévu par les prévisions du COR et son augmentation sera en partie compensée, comme dans le rapport du COR, par une augmentation de l’âge d’activité.

Relisons toutefois le rapport de juin 2019 du COR, qui projette des évolutions tendancielles : il prévoit la stabilisation voire la baisse du poids des dépenses de retraites dans le PIB (aujourd’hui 13,8 %), malgré une baisse du rapport entre cotisants et retraités. Cette stabilisation serait obtenue par le jeu de plusieurs facteurs : une augmentation tendancielle de l’âge de départ effectif, l’impact des évolutions de carrières, qui comprendraient davantage de périodes de chômage, et le maintien d’une revalorisation des pensions sur les prix. Elle se traduirait par une baisse importante de la pension moyenne par rapport au revenu d’activité moyen. Les pensions seraient revalorisées et, en théorie, le pouvoir d’achat des retraités serait maintenu. Mais leur niveau de vie relatif, qui aujourd’hui est équivalent à celui des actifs, baisserait nettement. Cette situation ne garantit pas pour autant l’équilibre financier : les scénarios 2019 du COR prévoient un déséquilibre financier jusqu’en 2040 au moins, et encore avec des hypothèses économiques favorables.

Comment ces scénarios tendanciels évolueront-ils avec la réforme, qui indiquent que le poids des pensions restera le même mais entend maintenir l’équilibre financier, ce qui, en lui-même, n’est pas un objectif contestable? Les propositions Delevoye sont très évasives sur cet avenir. Elles évoquent la fixation de « règles claires d’évolution des paramètres (taux de cotisation, âge de départ, montant des retraites) » pour atteindre cet équilibre. Toutefois, il faudrait éclairer davantage la population sur les scénarios d’avenir, d’autant que la gouvernance prévue est assurée par l’Etat, gouvernement et Parlement, le Conseil d’administration de la Caisse nationale de retraite universelle, où siègent les partenaires sociaux, n’ayant qu’un pouvoir de propositions. Si les pensons sont appelées à baisser fortement par rapport au revenu moyen d’activité, l’évolution n’est pas anodine.

Il serait donc légitime que, lors de la concertation qui doit à nouveau s’ouvrir, le débat cesse de porter sur la présentation du système tel qu’il sera en 2025 et s’intéresse à l’évolution future de la répartition des richesses entre actifs et retraités. En faisant l’impasse sur l’avenir, alors que ses services l’ont nécessairement étudié, les propositions Delevoye sont, pour le moins, incomplètes, floues et risquent bien, au final, de ne pas être « justes ».

Pergama, le 15 septembre 2019  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Préconisations pour un système universel de retraites, J-Paul Delevoye, 18 juillet 2019 https://www.reforme-retraite.gouv.fr/IMG/pdf/retraite_01-09_leger.pdf

[2] Pierre merle, Réforme des retraites et justice sociale, laviedesidées.fr, septembre 2013

 

[3] Réforme des retraites, quels effets redistributifs attendus ? IPP, Juin 2019