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Quel projet pour la nouvelle Commission européenne?

La nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula van der Leyen, a annoncé la composition de son équipe, qui doit être soumise prochainement au vote du Parlement européen. Dans une Europe fracturée entre l’ouest et l’est et parfois le nord et le sud, une volonté d’équilibre a logiquement prévalu. Même si les commissaires ne représentent pas leur pays d’origine et sont censés n’épouser que le seul « intérêt européen » (l’article 17 du traité de l’Union précise qu’ils « sont choisis en raison de leur compétence générale et de leur engagement européen et parmi des personnalités offrant toutes garanties d’indépendance »), les Etats membres sont attentifs au poste donné au commissaire qu’ils ont recommandé et celui-ci reste sensible aux problématiques de son propre pays. La présidente s’est donc entourée de trois Vice-présidents exécutifs, un letton, V. Dombrovskis, en charge de superviser l’économie (« pour une économie au service des gens »), une danoise, l’énergique M. Vestager, en charge du numérique, et le néerlandais F. Timmermans, chargé du Pacte vert. Les équilibres politiques ont bien évidemment joué dans ces choix, qui annoncent aussi un projet, même si le choix du portefeuille de F. Timmermans reste surprenant : ses engagements en faveur de la transition écologique sont parfois mis en doute. Si le Parlement (qui s’interroge sur le passé pénal de certains candidats) les valide, ces choix seront-ils compatibles avec l’efficacité ? Timmermans devra coordonner de nombreux domaines (économie, transports, alimentation) et surtout imposer des résultats dans un domaine où la politique est aujourd’hui bien floue ; le Vice-président Dombrovskis devra composer avec un commissaire italien qui a également en charge l’économie ; nommer un commissaire grec à l’immigration avec la mission de « protéger notre manière de vivre européenne » était sans doute un clin d’œil trop appuyé aux pays de l’est européen partisans de la fermeture des frontières.  Quant aux axes stratégiques du projet de la prochaine Commission, la future présidente les a esquissés dans son discours d’ouverture de la session plénière du Parlement européen le 16 juillet dernier. Trois domaines paraissent cruciaux  : le Pacte écologique, dont elle a beaucoup parlé, les choix économiques à faire dans un contexte menaçant, à peine évoqués, enfin la définition d’une politique migratoire cohérente, censée trouver le point d’équilibre entre fermeture des frontières et respect du droit d’asile. Quant aux enjeux transversaux, les priorités sont d’une part de retrouver une certaine unité interne, d’autre part de mieux affirmer la présence de l’Union sur la scène internationale. Ce n’est pas gagné.

 Un Pacte vert très ambitieux

La future présidente s’est engagée en juillet dernier à ce que l’Europe atteigne la « neutralité carbone en 2050 et, pour atteindre cet objectif, prévoit de réévaluer à 50 voire 55 % la réduction des émissions de CO2 en 2030 par rapport à 1990 (l’objectif est aujourd’hui de – 40 %). Dans ce cadre, elle proposera un « Pacte vert » pour l’Europe : d’abord une loi qui actera des ambitions chiffrées de l’Union, ensuite un plan d’investissement de 1000 Mds sur 10 ans et la transformation de la BCE (pour une part) en banque pour le climat, enfin la création d’une taxe carbone aux frontières. Pour tenir compte des inégalités de départ entre les régions et des impératifs de justice, il est prévu que le Pacte inclue un « Fonds pour une transition juste ».

Le programme, même rapidement brossé (rien n’est dit sur de la réforme récente des quotas carbone, souvent jugée trop modeste pour être compatible avec l’Accord de Paris[1], même si les quotas gratuits accordés aux compagnies aériennes devraient être réduits) est ambitieux : il recoupe d’ailleurs largement les programmes des partis écologiques lors des élections européennes du printemps dernier : ainsi, le think tank « La fabrique écologique » réclamait-il alors un plan massif d’investissements consacré au climat (et à la protection de la biodiversité) et un système de protection aux frontières pour préserver les produits européens de la concurrence de produits venant de pays qui n’appliquent pas les mêmes normes environnementales. Au demeurant, plusieurs partis centristes rejoignaient les écologistes sur ces deux points, ainsi, pour la France, la liste LREM.

Cependant, l’affichage de telles ambitions ne permet pas de dominer complètement les faiblesses de la politique européenne en faveur du climat. Ces faiblesses se traduisent d’abord par la médiocrité des résultats obtenus, soulignés dès 2017 par la Cour des comptes européenne :  à horizon 2020, l’Union devrait atteindre les objectifs visés sur la réduction des gaz à effet de serre ou l’augmentation des énergies renouvelables, plus difficilement celui de la réduction de la consommation d’énergie. Pour 2030, un rapport de 5 think-tanks[2] note que l’objectif fixé à cet horizon est trop bas pour tenir les engagements de la COP 21, qu’il faut le réviser, définir une trajectoire de long terme pour 2050 et, surtout accélérer les transformations qui rendraient de tels engagements crédibles dans les transports, le bâtiment, la production d’énergie, l’agriculture.

Or, l’Europe ne peut guère mener en ces domaines que des politiques incitatives puisqu’il n’existe pas de politique énergétique commune, que chaque Etat est libre de choisir son mix énergétique et que les résultats obtenus au niveau européen ne sont que le reflet de la disparité des politiques nationales. La réévaluation des objectifs 2030 n’a, dans ce contexte, qu’une crédibilité limitée. Certes, l’Union mettrait désormais dans la balance des fonds importants (le plan d’investissement Junker était bien plus modeste pour ce qui est des aides à la transition énergétique) : reste à les mettre en place, à définir leur financement (« L’argent public ne suffira pas » dit la Présidente de la Commission, ce qui renvoie à de nombreuses questions ), à élaborer des stratégies de rénovation des bâtiments, d’incitation à une mobilité propre et d’accélération de la sortie du charbon, dont certains pays de l’est européen (et l’Allemagne) sont encore très dépendants. Le risque est alors que l’Union ne se substitue aux efforts des Etats sans résultat décisif ou que l’Union ne supporte le prix des sous-investissements de certains pays dans le domaine énergétique, ainsi pour la Pologne[3]. Reste aussi à encourager les entreprises à innover dans le domaine énergétique ou la mise au point de technologies ou de matériaux à faible empreinte carbone, ce qui implique là aussi de se doter d’une méthode. Les enjeux sont colossaux, dans un domaine où aujourd’hui il n’existe pas de consensus, voire une vraie fracture entre l’ouest (où la prise de conscience des citoyens est faite) et l’est ou le sud de l’Europe[4]. Même la taxe carbone aux frontières, qui paraît de pur bon sens (elle permet de mesurer la véritable consommation de carbone d’un pays, rétablit l’équité entre entreprises et donne à l’Europe un rôle actif dans la bataille commerciale), rencontre des objections : d’une part, elle est très complexe à mettre en place, surtout pour les produits élaborés, d’autre part, un pays comme l’Allemagne, qui a peur des rétorsions américaines, y est réticent.

Répondre à la crainte d’une crise économique ou d’une récession

 La future présidente a peu abordé en juillet dernier la politique économique, budgétaire et monétaire de l’Union, sauf à envoyer des messages plutôt rassurants sur le respect de l’orthodoxie budgétaire : son discours soulignait qu’il fallait travailler dans le cadre du pacte de stabilité et de croissance mais que l’économie devait être au service des citoyens. L’Union va donc désormais exploiter « toute la souplesse offerte par la réglementation », travaillera à la conciliation entre le marché et le social et recentrera le semestre européen sur les objectifs de développement durable. Par ailleurs, son programme en tant que candidate[5] annonce  (c’est plutôt pauvre) qu’elle mettra en œuvre les réformes en cours de l’Union économique et monétaire : achèvement de la mise en place du Fonds de résolution unique (FRU), outil financier alimenté par les banques pour intervenir en cas de faillite bancaire, dont les fonds doivent être mutualisés en 2023 ; création d’un Instrument budgétaire de convergence et de compétitivité (il s’agit du mini-budget de la zone euro, décision arrachée récemment par Emmanuel Macron) ; réforme du Mécanisme européen de sécurité pour lui permettre d’intervenir en dernier ressort en cas de défaillance d’une banque systémique. Le programme prévoit également de mettre fin aux tergiversations de l’Union en mettant en place un système européen de garantie des dépôts.

Les experts portent pourtant un regard inquiet sur l’impréparation de la zone euro face à la perspective d’une nouvelle crise, dans un contexte où l’hypothèse d’un Brexit sans accord prend de la consistance, où la croissance de la zone euro ralentit, où l’équilibre commercial international est fragilisé, où la BCE a épuisé sans succès les instruments financiers d’une relance économique, où les niveaux d’endettement des pays sont très inégaux et où le système bancaire garde une certaine fragilité. Ainsi, une note de l’Institut Jacques Delors[6] considère que les progrès réalisés depuis 2014 pour parer à une nouvelle crise de la zone euro sont lacunaires et superficiels : ce sont, dit-elle, des mesures techniques mises en œuvre sans ambition et souvent sans consensus politique, la caricature étant la mise en place d’un mini budget pour la zone euro dont l’objectif n’est clair pour personne et qui ne peut parvenir, comme c’était l’intention première, à lutter contre les inégalités structurelles entre Etats. De fait, la mise en place des réformes bancaires est trop lente, les processus de décision trop lourds, les montants, bien que jugés parfois pesants, notamment pour le FRU, sont insuffisants quand on les compare aux sommes utilisées lors de la dernière crise et la politique de « convergence » est bien trop faible dans la zone euro. La note de l’Institut propose la construction d’un consensus politique (c’est une condition nécessaire mais comment y parvient-on ?), l’accélération et surtout l’approfondissement de l’Union bancaire et la préparation d’une réponse budgétaire coordonnée entre les Etats à la prochaine récession.  Toutefois, bien que la future Présidente de la Commission annonce l’approfondissement de l’Union économique et monétaire, elle ne semble pas avoir de projet vraiment nouveau en ce domaine.

 Mettre en place une politique migratoire cohérente ?

L’exposé de U. von der Leyen sur ce thème est d’une grande orthodoxie : d’un côté il faut renforcer la protection aux frontières et donc l’Agence Frontex, en avançant à 2024 l’objectif d’atteindre 10 000 garde-frontières ; de l’autre, il faut sauver des vies, défendre des valeurs, instituer des « couloirs humanitaires » et « respecter la dignité de tout être humain », rétablir l’espace Schengen (les contrôles aux frontières internes sont maintenues aujourd’hui dans 6 pays) et reprendre le processus de réforme du régime européen de l’asile, en panne aujourd’hui. Notons d’abord que la future Présidente ne dit rien sur les moyens à mettre en œuvre pour sauver des vies en Méditerranée ni sur le devenir des accords de l’Union avec la Turquie et la Libye qui permettent aujourd’hui de parquer des réfugiés dans des camps où les droits humains ne sont pas respectés, voire de les livrer à l’esclavage ou à la torture. Quant au nouveau pacte proposé sur la migration et l’asile, avec la réouverture des débats sur la réforme de l’accord de Dublin et l’institution de quotas de répartition entre pays, il est effectivement nécessaire : il implique toutefois une Commission forte, qui sache s’imposer à une Europe divisée sur tout, mais particulièrement sur l’accueil des réfugiés. Surtout, l’annonce d’un changement dans la politique de l’asile est-elle sincère ou juste destinée à cacher, comme cela a été le cas jusqu’ici, que le choix de fond est plutôt de « Protéger notre mode de vie européen » et de choisir une Europe forteresse fermée à la misère du monde ?

Pour une Europe Unie et une Europe puissance ?

Les divisions et hésitations de l’Europe dans presque tous les domaines retardent la définition de politiques nécessaires. Surtout, elles altèrent sa crédibilité : l’Europe semble incapable de mettre de l’ordre dans son espace intérieur (c’est en particulier le cas lorsque certains pays de l’est l’attaquent et la ridiculisent) et la proclamation de valeurs sonne creux quand les choix concrets sont égoïstes et cyniques, comme on le voit dans le domaine de la solidarité économique ou de la politique migratoire. D’où l’insistance de la future Présidente de la Commission sur « la redécouverte » de l’unité. Cependant, le doute prévaut sur sa capacité à s’imposer sur des choix politiques clivants : élue de justesse avec des voix de l’est, la logique voudrait qu’elle soit plutôt acculée au compromis.

L’unité est pourtant la condition première d’une Europe plus forte sur la scène internationale, qui « reprenne un rôle de leader » et « agisse de manière plus stratégique », thème qui revient fréquemment dans le programme politique de la Commission, voire dans les discours des Etats. La question porte sur la « mise à niveau » d’une Europe de la Défense et sur la relance de la politique étrangère, avec la reprise du projet de vote à la majorité qualifiée dans ce domaine. Mais la force de l’Union sera surtout jugée sur sa capacité à imposer une politique fiscale plus équitable, à faire respecter la réglementation européenne sur la protection des données, à mieux aider ses entreprises innovantes, à apporter une réponse aux incertitudes actuelles sur le commerce international, à bâtir une réforme de la politique agricole cohérente avec ses ambitions écologiques. Sur l’ambition de la prochaine Commission, un des moments de vérité sera la tournure des négociations sur le futur cadre financier pluriannuel de 2021-2027, qu’il faut adapter aux nouveaux engagements pris. Mais dès avant cette échéance, l’on saura vite si l’Europe se redresse et recouvre son unité ou si elle continue à se décomposer : malgré le ressaut lié aux élections européennes, cette seconde hypothèse reste malheureusement la plus probable

Pergama, le 22 septembre 2019

[1] « Après la réforme du marché européen du carbone La question du prix-plancher reposée, notamment au-delà de 2023 », note du Conseil économique pour le développement durable, décembre 2018

[2] Relever le défi énergétique et climatique en Europe, Terra Nova, IDDRI, I4CE, Fondapol, Institut jacques Delors, mai 2019

[3] Voir l’article de Romain Su, « Neutralité climatique : l’Europe ne doit pas céder au chantage polonais », Télos, septembre 2019

[4] Voir dans la note du 2/09/2019 de l’Institut Jacques Delors « Le green deal » le pourcentage, par Etat membre, des citoyens jugeant prioritaire la lutte contre le changement climatique et la protection de l’environnement : il est de 65 à 80 % en Europe du Nord mais de 20 à 35 % dans la plupart des pays de l’est et du sud, la France et l’Allemagne restant dans une position intermédiaire (de 50 à 65 %).

[5] Une Union plus ambitieuse, mon programme pour l’Europe, Orientations politiques pour la prochaine commission européenne, 2019-2024, Ursula von der Leyen.

[6] Un nouveau départ pour la zone euro ? Institut Jacques Delors et Institut Berlin, septembre 2019