Chirac, incarnation d’un monde dont nous ne voulons plus

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Chirac, incarnation d’un monde dont nous ne voulons plus

Jacques Chirac est mort et les hommages se multiplient, avec une tonalité souvent affectueuse et mille anecdotes sur son caractère chaleureux, sa simplicité et sa proximité avec les gens. Rien, très probablement, de plus vrai, surtout si l’on ajoute le langage dru : la caricature imaginée par les Guignols, marionnette agitée, goulue, brut de décoffrage, cynique avec naturel et menteur dès que ça l’arrange l’a rendu proche de la population et a sans nul doute contribué à son élection de 1995. Aujourd’hui, quand des réserves sont émises, c’est en second, ainsi sur son maigre bilan dans la transformation du pays. Mais le « roi fainéant » de Nicolas Sarkozy n’a pas seulement été un gouvernant sans projet : il est l’incarnation de la politique à l’ancienne, celle qui fait carrière à n’importe quel prix, celle qui change d’avis au gré du vent, celle qui mène des politiques clientélistes à contretemps de l’histoire. En ce sens, Jacques Chirac, enfant de Pompidou et d’une IIIe république radical-socialiste où l’essentiel, pour rester élu, était de tisser des liens avec les électeurs, incarne tout ce qui a conduit au rejet d’un certain modèle politique, même si l’empathie avec la population, que les responsables ont désormais oubliée, en rachetait un peu la bassesse.

La politique comme carrière, à n’importe quel prix

 Jacques Chirac a été un professionnel de la politique au sens où l’entendait Max Weber, qui définissait comme tel celui qui vit pour et de la politique. Il n’a jamais travaillé au sens propre du terme, ne restant que quelques mois, à sa sortie de l’ENA, à la Cour des comptes, entrant dès 1962 au cabinet de Georges Pompidou, élu député en 1965 puis devenu ministre les années suivantes, avant d’être, à partir de 1977, à la fois maire de Paris, député de Corrèze et chef de parti. Privilège disparu et sans nul doute inconvenant, il a vécu toute sa vie en « détachement », ce qui lui  a permis le moment venu de toucher une retraite de fonctionnaire.

La professionnalisation et sa conséquence, le cumul des mandats, n’ont certes pas été l’apanage de Jacques Chirac. Un ouvrage de sociologues et d’économistes recensait en 2017[1], avant l’élection d’une Assemblée Nationale plus atypique sur ce point, la part croissante de leur vie active que les parlementaires avaient passée dans la vie politique :  46 % en 1978, 68 % en 2012. L’étude montrait que les parcours étaient alors de plus en plus standardisés, passant au départ par la collaboration avec un élu, avec une progression lente et besogneuse dans l’appareil partisan, avant un accès à la députation.  Les inconvénients du système sont connus : le politiste Daniel Gaxie souligne ainsi[2] le risque que le professionnel de la politique se centre sur ses intérêts propres : être réélu, conforter sa position par un cumul de fonctions électives qu’il ne pourra correctement assumer, protéger son ascension dans son parti pour figurer sur la liste des personnes investies, veiller à ses alliances… Plus fondamentalement encore, la professionnalisation renvoie à des enjeux citoyens : Daniel Gaxie plaide pour que la politique ne se réduise pas à une délégation de pouvoir à un représentant qui, dans la réalité, rend peu de comptes sur ses choix.

La manière dont Jacques Chirac a incarné cette professionnalisation est, de plus, choquante : péché véniel (présenté au demeurant le plus souvent comme une action méritoire), il a usé de son influence de responsable national pour aider à l’implantation d’activités en Haute Corrèze (Péchiney, les laboratoires Fabre), activités qui ont fermé quand il a quitté ses fonctions, tant leur implantation dans une telle zone manquait de bon sens. Ses intérêts personnels ont dominé sa vie politique, faite, surtout au début, de « coups » ou de trahisons diverses, avec le but essentiellement d’abattre un adversaire et de se placer. Lâcher en 1974 J. Chaban-Delmas, le candidat naturel de son parti,  en débauchant (avec quels arguments ?) une part des grands élus gaullistes pour soutenir la candidature de V. Giscard d’Estaing comme Président de la République ; mijoter ensuite le divorce avec ce dernier (qui, il est vrai, le jugeant médiocre, n’a pas manqué de l’humilier) et orchestrer l’annonce publique de la rupture deux ans plus tard ; faire enfin voter Mitterrand en sous-main aux élections présidentielles de 1981…voilà un parcours de vie qui a occupé le monde politique mais dont la noblesse n’est pas évidente (il ne s’agit pas de débat d’idées mais de lutte de personnes), sans même évoquer la mort de R. Boulin où l’implication de membres du RPR a été fortement suspectée. L’ambition est chez lui tenace : en 1994, à un moment où son parti semble lui préférer un autre candidat, il entreprend, pour préparer l’élection présidentielle, un immense tour de France où il rencontre méthodiquement, dans chaque département, les acteurs politiques, économiques et administratifs, usant d’une inépuisable capacité d’écoute et d’une sympathie un peu factice pour glaner des voix.

Le pire a cependant été l’acceptation toute simple de détournements de fonds publics. Ses amis ne nient pas son implication (comment le pourraient-ils alors qu’il a été condamné en 2011 à deux ans de prison avec sursis pour ce délit) mais expliquent qu’il s’agissait d’un autre temps où les règles de financement de la vie politique n’étaient pas clairement fixées et où, dans tous les partis, les pratiques de détournement d’argent public étaient monnaie courante.

En réalité, les premiers textes qui encadrent le financement des partis sont anciens: ils datent de 1988 et 1990 et ont été précédés de quelques scandales (notamment les condamnations dans l’affaire Urba pour financement illégal du parti socialiste) qui montrent que la prise de conscience datait déjà d’un moment…En 1988 et 1990, le législateur a prévu un financement public des partis et des campagnes, plafonné les dépenses de campagne, plafonné les dons des personnes physiques (celles des personnes morales seront interdites en 1995) et exigé le dépôt d’un compte de campagne.  Une Commission nationale des comptes de campagne est alors créée.  Les textes sont clairs, au moins sur l’essentiel (même si des détournements se sont mis en place par la suite pour les dons des personnes physiques et si le contrôle des comptes est, pour le moins, tâtonnant) et le Code des marchés l’est tout autant. En réalité, c’est la justice qui n’a pas fait son travail : le Conseil constitutionnel a validé en 1995, en pleine connaissance de cause, par peur du scandale ou solidarité de classe, les comptes de campagne de deux candidats à la présidentielle (Balladur et Chirac) qu’il aurait dû rejeter (sous-estimation des dépenses, recettes sans justification) ; la condamnation de Jacques Chirac en 2011 a été tardive, retardée par diverses manœuvres dilatoires, alors que, depuis son élection à la mairie de Paris, des emplois fictifs y étaient distribués comme des petits pains aux amis politiques et qu’une « cellule corrézienne » fonctionnant à Ussel  était financée, au vu de tous, par la ville capitale ; aucun responsable politique n’a été poursuivi dans l’affaire des fausses factures des HLM de Paris, malgré le témoignage (posthume) d’un élu du RPR mettant expressément en cause Jacques Chirac ; enfin, ce sont des sous-fifres qui ont été condamnés dans l’affaire des marchés de la Région Ile de France qui a financé le RPR. Jacques Chirac a pu payer en espèces des billets d’avion ou des séjours de vacances sans ciller. La justice depuis lors a évolué, heureusement…et comme l’opinion publique est plus exigeante, les juges le deviennent eux aussi.

Des convictions fluctuantes, opportunistes, une conquête du pouvoir qui ne débouche sur rien

 Jacques Chirac a été une girouette idéologique, sur fond de convictions de droite plutôt solide. Ses biographes d’aujourd’hui le reconnaissent tous : il est ainsi passé, de 1978 à 1986, de l’Appel de Cochin (l’UDF de son proche ennemi y est qualifiée de « parti de l’étranger » pour ses convictions européennes) à la défense de l’acte unique, puis, en 1992, du Traité de Maastricht.

En 1976, dans le discours d’Egletons, il plaide pour la redistribution sociale. 10 ans plus tard, de 1986 à 1988, devenu Premier ministre de la cohabitation, il s’entoure de libéraux pur sucre, Balladur, Madelin et Longuet, engage des privatisations, supprime l’autorisation de licenciement économique, abolit l’Impôt sur les grandes fortunes et libère les prix. Du moins a-t-il alors agi et mené une politique cohérente. Ce ne sera pas le cas en 1994-1995 : la campagne électorale est fondée sur la promesse de la réduction de la fracture sociale et il laisse ensuite un Premier ministre rigoureux mener une politique classique d’assainissement des comptes, annonçant la suppression des régimes spéciaux de retraite qui sont alors vus, c’est ainsi, comme une conquête sociale, ce qui provoquera des grèves d’une durée rare. Sa politique étrangère fut, de même, longtemps fluctuante[3] : il s’est opposé à F. Mitterrand qui refusait le programme de « Guerre des étoiles » de R. Reagan, que Chirac soutenait. Jacques Chirac souhaitait en effet rapprocher la France de la doctrine de défense américaine.  Cela ne l’a pas empêché, devenu Président en 1995, de reprendre des essais nucléaires qui n’avaient aucune utilité, juste pour s’opposer à son prédécesseur qui les avait déclarés terminés, puis, devant les protestations mondiales, de fermer le centre d’essais et d’engager un programme de désarmement, tout en prônant un rapprochement avec l’OTAN. Il est vrai qu’il a été ensuite plus constant dans l’application de la tradition gaulliste, notamment dans le refus (admirable) d’entrer en guerre en Irak en 2003, ou dans sa défense des palestiniens.

En fait, Jacques Chirac n’a pas été qu’une girouette : il a été un opportuniste absolu. C’est le seul Président à avoir décidé, en 1997, une dissolution de commodité de l’Assemblée nationale, juste pour en modifier la composition qui ne lui convenait pas, sans même avoir pris le pouls d’un pays alors mécontent. C’est ainsi aussi qu’il faut interpréter une campagne présidentielle de 2002 placée sous le signe de l’insécurité, pour sous-entendre insidieusement que la police de proximité mise en place par Lionel Jospin était une fumisterie : Jacques Chirac a usé alors de méthodes populistes qui ont permis ensuite, dans les années 2000, un durcissement sans égal (et d’ailleurs sans efficacité) du droit policier et pénal.

Il en est de même du beau discours de Johannesburg en 2002 (« Notre maison brûle »), écrit par Nicolas Hulot qui cherche alors à influencer les décideurs. Jacques Chirac est pourtant le premier à regarder ailleurs et à oublier ce qu’il a dit aussitôt le discours terminé, du moins sur le climat (il s’est montré plus ouvert à la défense de l’environnement avec la Charte de 2004, même si celle-ci est déclarative). Exemptons de ce soupçon le discours du Vel d’hiv de 1995, sans nul doute beau et nécessaire. Sur l’écologie, Jacques Chirac n’a en tout cas jamais donné aux idées avancées alors le premier début d’un commencement.

Des politiques clientélistes à contre-courant de l’histoire

 Jacques Chirac a été constant en deux domaines : son soutien à la France paysanne et une politique africaine tendant à protéger les régimes en place, même non démocratiques, voire sanguinaires, pour sauvegarder les intérêts français.

Il a toute sa carrière assimilé l’intérêt des agriculteurs et celui de la France, plaidant, depuis son premier poste de ministre de l’agriculture en 1972, pour le développement des aides et subventions, défendant bec et ongle la Politique agricole commune (PAC), même lorsque, au début des années 2000, il devenait évident qu’il fallait la réformer. Soyons juste : son soutien à une agriculture productiviste était, dans la seconde partie du XXe siècle, partagé par tous. De même, les effets pervers de la politique de prix élevés pratiquée par la PAC et du subventionnement massif des exportations agricoles qu’elle imposait n’ont été compris que progressivement. Reste que la PAC, même réformée dans les années 2000, s’est transformée en perfusion structurelle de revenus et a insuffisamment encouragé les nécessaires mutations de l’agriculture française. reste aussi que la France a d’autres intérêts que la paysannerie…En ce domaine, Jacques Chirac a mené une politique clientéliste et conservatrice, sans vision en tout cas.

Il en est de même en Afrique où sa politique (en 1995, il a rappelé Jacques Foccard auprès de lui) s’est inscrite dans une vieille conception paternaliste et conservatrice : il a protégé les intérêts français en tissant des liens avec les dirigeants, même (surtout) avec des despotes sanguinaires, Omar Bongo ou Mobutu, voire en intervenant militairement, au Tchad, au Togo. En 1990, il déclarait dans une Conférence à Abidjan : « Le multipartisme en Afrique est une sorte de luxe que les pays en voie de développement, qui doivent concentrer leurs efforts sur leur expansion économique, n’ont pas les moyens de s’offrir », oubliant que ces pauvres pays s’offraient, bien contre leur gré, des détournements massifs d’argent public opérés par les tyrans qui les martyrisaient.  C’est sans doute au nom de cette philosophie qu’il a soutenu Ben Ali en Tunisie, même si, bien évidemment, il n’a pas été le seul et si la propension des dirigeants occidentaux est toujours de conforter les dirigeants en place, quels qu’ils soient, par peur de l’instabilité.

 

Les hommages rendus aujourd’hui à Jacques Chirac sont donc, pour une part, immérités. Tolérable dans une période de relatif consensus et de prospérité économique, l’arrivée au pouvoir de tels dirigeants dans des périodes plus difficiles est regrettable : sans réel projet, ils ne savent pas comment réagir devant l’évolution du monde et protéger leur pays. En 2005, participant à une émission pré-référendum où des jeunes lui ont crié leur pessimisme sur la France et sur l’Europe, Jacques Chirac leur a répondu avec sincérité : « je ne vous comprends pas ». Tout est dit. Reste alors la sympathie qu’inspirait ce Président chaleureux qui aimait serrer des mains, boire, manger et prendre les gens dans ses bras. Nous regrettons cette empathie, dont sont si dépourvus les dirigeants actuels, qui ne font que calculer et communiquer sans bien connaître le pays. Ce n’est pas pour autant qu’il faut se mentir : Jacques Chirac a représenté ce dont nous ne voulons plus.

Pergama, le 29 septembre 2019

 

Pergama publie dans les « Fiches étudiants » une fiche de lecture sur l’ouvrage suivant, qui porte sur les leçons à tirer de la crise financière de 2008 :

Michael Vincent, Le banquier et le citoyen (Fondation Jean Jaurès, 2019)

 

 

[1] Métier député : enquête sur la professionnalisation de la politique en France, Julien Boelaert, Sébastien Michon, Etienne Ollion, Raison d’agir, 2017

[2] Les enjeux citoyens de la professionnalisation politique, Daniel Gaxie, Mouvements, La découverte, 2001/5

[3] Voir Jacques Boniface, « Jacques Chirac, Bilan diplomatique de ses présidences », L’essentiel des relations internationales, 2007