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Catastrophes industrielles: retrouver la vigilance, mieux considérer la population

L’accident industriel de Rouen pose des questions qui agitent notre société : l’Etat assure-t-il correctement la protection de la population ? Mobilise-t-il les compétences et les moyens nécessaires pour prévenir les risques ? Une fois la crise survenue, fait-il face aux conséquences de manière appropriée ? Le premier bilan de la crise « Lubrizol » soulève des inquiétudes : s’il est trop tôt pour affirmer qu’il est responsable d’un défaut de surveillance en lien direct avec l’accident, l’Etat n’est pas à l’abri de critiques. Celles-ci ne s’appliquent pas qu’à ce cas précis : la politique suivie est en cause et devrait être revue de manière approfondie.

L’anticipation du risque : un dispositif adapté dans son principe mais difficile à appliquer

 La loi soumet les quelque 500 000 installations classées (usines, dépôts, chantiers qui présentent un danger ou un inconvénient pour la santé, la sécurité publique et l’environnement) au contrôle d’une inspection spécifique, placée dans les services du ministère de la Transition écologique et solidaire.  Les plus dangereuses, les 1312 sites classés « Seveso [1] » et tout particulièrement les 705 sites Seveso « seuil haut » caractérisés par la présence d’une quantité de substances dangereuses dépassant un certain seuil, sont soumises à procédure d’autorisation, délivrée après une « évaluation environnementale » comportant l’examen d’une étude d’impact rédigée par le maître d’ouvrage ainsi qu’une enquête publique. La loi (en l’occurrence la loi du 30 juillet 2003) précise que les entreprises doivent, en application d’une directive européenne de 1982 modifiée plusieurs fois depuis, élaborer une « étude de dangers » et une réduction des risques à la source. La loi impose également à l’Etat (au préfet et à ses services), en concertation avec les communes ou les EPIC compétents, l’élaboration d’un plan de prévention des risques technologiques prévisibles (PPRT), soumis à consultation des communes et enquête publique, qui définit les conditions de cohabitation de ces sites avec la population riveraine (le PPRT est  annexé au PLU) : sur un périmètre d’exposition au risque, ce plan peut prévoir des mesures d’urbanisme sur l’existant (expropriations, délaissement[2], les conséquences financières étant partagées conventionnellement entre l’État, les collectivités locales et les industriels), des travaux de consolidation des constructions ou des restrictions sur l’urbanisation future.

Par la suite, l’Inspection des installations classées organise des contrôles pour vérifier le respect de la réglementation générale et des prescriptions préfectorales particulières imposées au nom de la sécurité et de la santé de la population (notamment la réduction des émissions).

Les principes de cette démarche d’anticipation du risque technologique sont les bons. Le dispositif reste toutefois difficile à appliquer. L’on sait que les PPRT ont été longs et difficiles à adopter, même si, aujourd’hui, plus de 90 % des PPRT nécessaires le sont. La lenteur d’élaboration est liée aux divergences d’intérêt entre l’Etat, qui entend « dire le risque » et le contenir, si nécessaire par des mesures contraignantes, les collectivités territoriales qui souhaitent ménager les intérêts des habitants, et surtout les entreprises, qui veulent limiter les aménagements à entreprendre pour améliorer la prévention ou obtenir des délais pour y procéder et réduire effectivement les risques.

La mise en œuvre révèle souvent des difficultés. Les entreprises n’exécutent pas toujours correctement les prescriptions, ne signalent pas des dysfonctionnements qui se produisent ou tardent à les réparer.  Les relations sont compliquées, parfois tendues, entre l’Etat, attaché à rappeler ses exigences mais contraint aussi de tenir compte, surtout au niveau du préfet, des menaces et réticences des entreprises ou de leur attentisme[3]. Dans la pratique, le contrôlé et le contrôleur négocient le plus souvent des compromis, qui ne sont pas toujours satisfaisants et dont l’application n’est pas toujours vérifiée (les 1600 contrôleurs ne peuvent être partout). Selon les textes, l’Etat, s’il est averti d’une carence ou d’un incident, doit mettre en demeure les entreprises de rétablir la situation avant d’appliquer des sanctions. Dans la pratique, il cherche une solution, accordant des délais que les riverains jugent excessifs, surtout quand l’entreprise ne respecte pas les limitations de rejet de substances toxiques[4]. Au final, les habitants de sites industriels ont subi peu de catastrophes très graves : dans l’histoire récente, on n’en recense, pour l’essentiel, que deux, Feyzin (1966 avec 18 morts) et AZF à Toulouse (2001, 31 morts). En revanche, ils se plaignent souvent des nuisances, suies, poussières, rejets dont ils craignent la toxicité sur le long terme. Ils demandent parfois des mesures épidémiologiques (cela a été le cas à la Hague, c’est le cas en 2018 à Fos, où le maire et des associations réclament un registre des cancers) ou des vérifications sur la qualité des produits alimentaires, demandes dont la prise en compte est lente même si les soupçons paraissent légitimes. A Fos, les riverains, excédés des émissions polluantes et sans doute dangereuses, ont déposé plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui puis, plus récemment, assigné en justice deux industriels pour « troubles de voisinage ».  La situation est donc depuis longtemps insatisfaisante sur certains sites. L’accident de Lubrizol paraît différent (un « panache » est passé sur la ville puis s’est dissipé) mais pourtant, c’est la même crainte de conséquences chroniques qui saisit la population.

Depuis 2009, la politique de l’Etat tend à alléger les procédures de contrôle

 Jusqu’en 2009, les installations classées étaient soumises à deux régimes, un régime d’autorisation (décrit ci-dessus) et un régime de déclaration simple réservé aux petites installations permettant des contrôles au cas par cas. En 2009, pour réduire des délais jugés trop longs et alléger des procédures jugées parfois trop lourdes, un régime d’enregistrement a été créé et s’est appliqué à une part des installations placées jusqu’alors sous le régime de l’autorisation : sous ce régime, l’étude d’impact et l’enquête publique ne sont réalisées que si l’autorité compétente le demande, au cas par cas.  Sinon, la procédure comporte une simple « consultation du public ». Le débat est que, au gré de la modification des textes, cette catégorie des « installations enregistrées » a peu à peu grossi : on y retrouve désormais certains dépôts de produits inflammables ou des élevages qui impose aux riverains des nuisances importantes…

En 2016, nouvel allègement : l’ordonnance du 3 août 2016 et le décret du 11 août 2016 réservent l’évaluation environnementale systématique aux installations les plus dangereuses. Sur les sites Sévéso existants, ces textes assouplissent ainsi les modalités d’approbation d’une modification du projet d’origine ou de l’ajout d’une installation : l’évaluation environnementale est alors décidée au cas par cas par l’autorité environnementale (c’est-à-dire par les autorités en charge de la protection de l’environnement). Si une telle évaluation n’est pas demandée, l’entreprise, pour obtenir l’autorisation, ne fournira qu’une simple « étude d’incidence environnementale », certes proche d’une étude d’impact mais qui ne sera pas soumise pour avis à l’autorité environnementale, donc moins contrôlée.

La loi du 10 août 2018 pour un Etat au service d’une société de confiance va plus loin : dans le cas des extensions d’activités ou installations nouvelles d’une grande part des installations soumises à autorisation, elle transfère au préfet, en tant qu’autorité de police, compétence pour décider si la demande d’autorisation sera soumise à évaluation environnementale.

Ces deux dernières réformes ont été appliquées à l’usine Lubrisol de Rouen. En 2019, le préfet a donné deux autorisations d’extension importante des stockages de produits dangereux sans que l’autorité environnementale soit saisie et sans élaboration d’une étude d’impact à proprement parler.

Certains des allègements mentionnés ci-dessus peuvent se plaider : en créant le régime de l’enregistrement qui rend facultatif le recours à une évaluation environnementale et à une enquête publique stricto sensu, les pouvoirs publics ont voulu enlever de la rigidité au système et valoriser l’examen au cas par cas. De même, en dispensant de la procédure d’évaluation environnementale certaines extensions, ils ont voulu alléger les démarches de sites qui se considèrent comme très surveillés. De plus, le caractère systématique de l’enquête publique et de l’évaluation environnementale (et de l’étude d’impact qui en est le socle) ne sont pas nécessairement des éléments protecteurs : leur qualité n’est pas garantie. Comptent aussi les réglementations (ainsi les seuils d’émission) et « l’intelligence » des services qui apprécient l’opportunité d’une intervention.

Cependant, l’évolution de la réglementation pose des questions au regard du droit européen : la Commission a ainsi envoyé à la France, en mars 2019, une mise en demeure relevant que de trop nombreux projets sont exclus des procédures d’évaluation des incidences sur l’environnement. Au-delà, la culture des entreprises en France est de contester l’intervention de l’Etat dès lors qu’elle gêne leur activité économique ou leur coûte. Biaiser, retarder une décision en grossissant ses conséquences, adoucir une présentation sont des pratiques courantes. Tout assouplissement du droit porte dès lors un message sinon de tolérance, du moins de moindre rigueur sur les contraintes imposées. Sans que l’on puisse décoder ce chiffre, le nombre des inspections a ainsi baissé, de 30 000 en 2006 à 18 000 en 2018. A Rouen, est-ce parce que le message de tolérance a été pleinement reçu que Lubrisol a décidé de stocker des produits dangereux chez l’entreprise voisine (qui était placée sous le régime de la déclaration), montrant ainsi qu’elle n’avait plus peur du gendarme ?

C’est surtout la décision en 2018 de transférer au préfet en tant qu’autorité de police la décision de déclencher (ou non) une évaluation environnementale sur certaines extensions d’installations classées Seveso qui paraît critiquable. Il est vrai que la Commission européenne, par avis motivé, avait considéré il y a quelques années que le préfet ne pouvait remplir deux rôles, d’une part représentant local d’une autorité environnementale censée être indépendante (il a sous son autorité les services du Ministère de la transition écologique) et d’autre part le détenteur du pouvoir d’autorisation. Le Conseil d’Etat (décision 414930 du 13 mars 2019) a également confirmé par la suite que le préfet de Région ne pouvait représenter une autorité environnementale autonome et indépendante. Les pouvoirs publics auraient pu alors confier à une mission régionale de l’autorité environnementale relevant du ministère de l’Ecologie le soin de se prononcer sur les dossiers où doit être apprécié un danger pour la santé et l’environnement. Le choix a été, à l’inverse, de le confier à une autorité plus politique, ce qui, à vrai dire, est inquiétant et sans doute contraire aux directives européennes.

Ces assouplissements s’inscrivent aussi sur fond de faiblesse des moyens humains compétents. Personne ne nie l’insuffisance du nombre des contrôleurs, sur lequel les données sont rares (1555 en 2014, soit 1246 ETP, sans doute 1607 emplois en 2018), ce qui oblige l’Etat à établir chaque année une instruction pour définir les priorités du service. Dans sa récente mise en demeure, la Commission européenne relève que les moyens sont insuffisants pour des évaluations pertinentes. Si l’on ajoute la bêtise et l’oubli du risque (une aire d’accueil de gens du voyage est installée à Rouen dans le périmètre du PPRT, ce qui est absolument contraire à l’esprit d’un tel document), l’Etat n’est peut-être directement responsable de rien pour l’accident de Lubrizol mais ses choix créent un contexte bien gênant.

 L’Etat et la population : réflexes paternalistes mais peur aussi d’affronter la réalité

 Sur la gestion de la communication avec la population, la presse a eu raison d’insister sur l’archaïsme des méthodes et du discours, qui ne sont plus adaptés à une population qui dispose de canaux d’information immédiats et qui, échaudée par des décennies de crises sanitaires, exige un discours cohérent et vraisemblable. Le mélange au départ de messages rassurants (rien de grave) et inquiétants (recommandation de confinement des enfants et interdiction de commercialiser les produits agricoles sur une zone très étendue) a été jugé incohérent. L’Etat a paru mal préparé, proclamant l’absence de danger aigu et garantissant la qualité de l’air (ou, en tout cas, le non dépassement des seuils de produits toxiques, ce qui ne rassure pas grand monde) mais avouant avec sincérité (ce sont les mots de la ministre de la santé) : « Personne ne sait ce que donnent ces produits combinés lorsqu’ils brûlent ».

A ce constat, la Vice-présidente de la Fabrique écologique a ajouté, dans une interview récente[5],  une analyse très pertinente des relations de l’Etat avec la vérité scientifique : d’une part, l’Etat considère qu’il a le monopole de la relation avec les « sachants » et qu’il lui appartient de porter cette vérité, les éventuelles contre-analyses ou demandes de la population étant toujours suspectées d’être fantaisistes. D’autre part, l’Etat garde une priorité :  ne pas alarmer. Au final, il infantilise les habitants. On se souvient du Président de la République qui, lors du grand débat, a accepté de reconnaître « la nocivité » du pesticide Chlordécone mais refusé de reconnaître qu’il provoquait des cancers, « pour ne pas alimenter les peurs », alors que l’opinion publique sait tout. La population attend autre chose : elle veut que le politique analyse la réponse des scientifiques, en mesure les incertitudes, propose des réponses « aux risques » (par définition incertains) et accepte de se confronter aux demandes et aux questions de la population, par l’intermédiaire, le cas échéant, des associations. Autrement dit, la sécurité n’est plus une question régalienne et l’argument d’autorité ne fonctionne plus. Publier des communiqués de presse ou des documents techniques incompréhensibles ne sert à rien : il faut analyser, échanger, dialoguer et répondre aux questions.

Au-delà des maladresses de communication, force est de constater que l’Etat refuse d’être transparent, parce qu’il ne veut pas engager sa responsabilité. La question essentielle à Rouen est moins celle des conséquences ponctuelles sur la qualité de l’air que celle des conséquences à long terme sur la santé des personnes. Or, l’Etat a refusé de faire des prélèvements biologiques, qui permettraient de faire le lien entre l’accident et d’éventuels troubles postérieurs, ce qui a conduit certaines associations à les organiser elles-mêmes. L’Etat ne paraît pas envisager de suivi à long terme de la santé des populations exposées, ce qui répondrait à la principale crainte des habitants, constater, dans quelques années, une augmentation des maladies chroniques. Il s’est également vigoureusement opposé à la demande présentée à la justice administrative par l’association « Respire » qu’un expert soit nommé pour faire un état des lieux le plus complet possible et rassembler toute la documentation existante, ce qui servira ensuite d’éléments de preuve dans le cadre d’éventuels recours. L’Etat ne veut pas, de manière délibérée, considérer que la crise peut avoir des conséquences graves. Pour lui, elle est ponctuelle et les choses vont s’arranger, alors que la population craint le contraire.

 

L’Etat n’est plus aujourd’hui considéré comme un Etat tutélaire : d’une part ses choix politiques sont interrogés, pour savoir s’ils n’ont pas une part de responsabilité dans une catastrophe, ce qui est une question légitime. D’autre part, la population, surtout quand elle est anxieuse, supporte mal une parole descendante : elle veut dialoguer, être associée, comprendre. Là aussi, c’est légitime : elle n’est pas mineure, l’Etat n’est pas un papa. Enfin, l’Etat devrait prendre garde à ses engagements de transparence : la transparence, ce n’est pas seulement établir les faits à l’instant T d’une catastrophe. C’est aussi accepter de procéder à des investigations sur ses conséquences de long terme et garantir que les responsables auront à les assumer si elles se produisent .

Pergama, le 15 octobre 2019

[1] La dénomination « Seveso », du nom d’une ville italienne qui a subi en 1976 un rejet accidentel de dioxine, concerne tous les sites susceptibles de provoquer des accidents majeurs impliquant des substances dangereuses.

[2] La procédure de délaissement permet à un propriétaire de proposer à une personne publique titulaire du droit de préemption ou d’expropriation l’acquisition de son bien.

[3] Le contrôle des installations classées : une relation négociée entre le contrôlé et le contrôleur, Revue Riseo, 2015

[4] Cela a été le cas à Lacq et à Fos, à de multiples reprises.

[5] Intervention de Lucile Schmid, 28 minutes, 5/10/2019