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Immigration : un débat sans fin ni raison

Déjà, en janvier dernier, dans sa lettre aux Français préparatoire au grand débat, le Président de la République avait fait une place aux thèmes de l’immigration et de la laïcité, pourtant absents des sujets évoqués lors des manifestations de l’époque, centrés sur la fiscalité, la redistribution, la démocratie et les services publics. Il avait même, un temps, envisagé de faire de l’immigration un thème à part entière, ce dont l’avait alors dissuadé son premier ministre, qui se méfie des envolées sur ce thème inflammable. La lettre demandait alors à la population, dans le cadre du thème relatif à la démocratie et à la citoyenneté, de réfléchir aux solutions envisageables face aux « tensions de l’immigration » et aux « défaillances de l’intégration », suggérant une politique de quotas adoptés annuellement par le Parlement (hors asile) et s’interrogeant sur les moyens de « faire respecter à tous les valeurs intangibles de la République ». A l’époque, la mayonnaise n’avait pas vraiment pris, même si les contributions en ligne du Grand débat ont parfois abordé ces thèmes, avec une vision plutôt hostile à l’immigration. La conférence de presse de conclusion du grand débat est pourtant revenue sur la nécessité de « refonder la politique migratoire ». Le président annonçait alors un débat parlementaire à la rentrée, appelé à se renouveler tous les ans, pour établir un bilan et définir des orientations. Il a lui-même fait part de son analyse[1], le 16 septembre dernier, devant les élus de la majorité, avant un débat qui a eu lieu le 7 octobre.

Selon ce discours, il faut regarder l’immigration « en face », sujet que, par lâcheté, la gauche a abandonné ; les classes bourgeoises « n’ont pas de problème avec l’immigration », « elles sont à l’abri », ce sont les classes populaires « qui vivent avec ça » ; alors qu’elles diminuent ailleurs, les demandes d’asile n’ont jamais été aussi hautes en France et il faut s’interroger sur les causes de cette attractivité ; le droit d’asile est détourné, parfois de manière « industrielle », avec, en particulier, les demandes présentées par des ressortissants de pays sûr, mais aussi l’importance des « demandes secondaires[2] », ce qui encombre le dispositif et empêche de tenir des délais d’instruction corrects et d’insérer les réfugiés ; les conditions d’accueil en France, favorables, sont trop « décorrélées » de celles d’autres pays ; enfin, l’on constate une montée de la sécession à l’égard de la « chose publique » au nom de la religion et du communautarisme.

Une telle analyse sonne comme l’annonce de périls graves dus à notre aveuglement.  Passons sur la vision très négative de l’immigration que traduit cette intervention : l’immigration est considérée comme un problème, et un problème auquel il faut se résigner (« Vivre avec ça »), tandis que la vision « humaniste » qui prône ouverture et accueil est présentée comme une naïveté, voire une niaiserie. Il serait sans doute utile de rappeler les apports de l’immigration (plusieurs études existent, qui mettent en valeur des effets positifs de l’immigration même s’ils sont compliqués à chiffrer), mais il est indéniable qu’elle provoque aussi, comme le dit le Président, des « tensions ».

Regardons toutefois les chiffres, notamment ceux de l’asile ; demandons-nous ce qui justifie la « remise à plat de la politique migratoire », un an à peine après le vote d’une loi censée répondre aux enjeux ; enfin, vérifions si les solutions esquissées sont opportunes et apportent des réponses effectives.

Une France submergée par l’asile ? Non.  

De juillet 2018 à juillet 2019, selon les données présentées par le démographe F. Héran devant la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale[3], la France a reçu 115 400 demandes d’asile (soit une hausse de 25 % par rapport à l’année précédente) et l’Allemagne 152 500, soit une baisse de 50 %. Cependant, si l’on élargit la focale sur 4 ans, de 2015 à 2019, la France, qui représente 13 % de la population européenne, a accueilli 10 % des demandes de l’Union et l’Allemagne (16 % de la population), 40 %. Si la demande s’est effondrée en Allemagne, c’est à cause d’un changement radical de sa politique et de la signature de l’accord avec la Turquie, qui bloque l’accès à l’Europe des nationalités qui demandaient l’asile dans les pays du nord de l’Europe (mais étaient peu attirées par la France). Pour autant, même avec une demande en hausse en valeur absolue, la France est au 11e rang en Europe si l’on rapporte la demande d’asile à la population, plus loin encore (15e rang) si l’on tient compte de la richesse des pays : elle est loin de la première place dont parle le Président et ce sont les pays méditerranéens (y compris la Grèce) qui sont en première ligne, malgré leurs difficultés de toute sorte.

Enfin, si l’on raisonne sur les admissions au statut de réfugiés, la moyenne en France sur 4 ans est de 36 000 réfugiés annuels et, en Allemagne, de 265 000 : la France, qui a des taux d’admission relativement peu élevés, est 15e pour l’accueil si l’on tient compte de sa richesse et de sa population.

Le bilan est clair : comme la plupart des pays européens, sauf ceux qui refusent d’appliquer le droit international, la France a été touchée par la montée des demandes d’asile, c’est indéniable. Mais elle est loin d’avoir été la plus touchée et elle n’a sans doute pas pris sa juste part de la crise, même si d’autres pays s’en tirent encore mieux au final parce qu’ils se « bunkérisent », au mépris des textes, et freinent les demandes, comme l’Italie ou les pays de l’est. Peut-on se dire favorable au respect du droit d’asile et admirer l’accord passé avec la Turquie, qui maintient dans des camps de rétention, interminablement, des populations pitoyables, piétine toutes nos valeurs, voire donne à ce pays barre sur l’Union ?

Par ailleurs, il est exact que les nationalités des demandeurs d’asile sont spécifiques en France, avec, dans les premières places, l’Afghanistan mais aussi la Géorgie et l’Albanie, devant la Guinée (la hiérarchie est très différente pour les demandes acceptées). La France, moins recherchée des réfugiés du Proche-Orient, ne « bénéficie » pas de la baisse des demandes d’asile qui les concerne. Pour autant, les demandes qui lui sont faites, même provenant de ressortissants de pays « sûrs » (avec donc une procédure d’examen accélérée), ne sont pas nécessairement infondées : un rapport de l’OFPRA de décembre 2018 sur les Géorgiens pointaient les conséquences des conflits de frontière avec la Russie, les persécutions envers certaines minorités et des dangers sanitaires graves. De même, l’asile n’est pas refusé à tous les Albanais, même si nombre de leurs demandes sont soupçonnées d’être de nature économique : il existe aussi des vendettas, comme dans les sociétés claniques, une mafia, des violences faites aux femmes et aux minorités qui justifient l’acceptation de certaines demandes. Mais il est vrai que le taux d’acceptation est faible et que la multiplicité des demandes interroge, sans que l’on puisse imaginer les solutions efficaces.

Une crise de l’accueil, c’est vrai, malgré une loi récente qui devait y mettre fin

La crise de l’accueil des réfugiés est patente en France : les délais moyens de l’examen des demandes d’asile sont trop longs, pas très éloignés sans doute aujourd’hui d’un an. Les conditions d’hébergement sont mauvaises : des campements indignes se reforment périodiquement au nord de Paris (dans des quartiers modestes, qui souffrent, c’est vrai) voire dans d’autres villes. A Paris, l’Etat, responsable légal de l’accueil et qui, aux termes de la loi, doit fournir un hébergement aux demandeurs d’asile, s’accroche à la théorie de l’appel d’air (toute création d’espaces d’accueil attirerait de nouveaux migrants) et la Ville refuse de suppléer aux carences constatées. La situation pourrit et exaspère les riverains. Sur le territoire national, malgré un triplement des places entre 2009 et 2019, un demandeur d’asile sur deux n’est toujours pas hébergé. Mais qui est aux responsabilités ?

Pour répondre à cette crise, le gouvernement a fait adopter la loi du 10 septembre 2018 : le but était d’accélérer le traitement des demandes d’asile (avec un objectif de 6 mois) ; d’améliorer l’efficacité des sorties contraintes du territoire en allongeant les durées de rétention pour les personnes déboutées ou les « dublinés » dont la France n’a pas juridiquement obligation d’étudier la demande, du moins pas avant l’épuisement de certaines procédures[4] ; augmenter enfin les places d’hébergement (les objectifs inscrits dans le PLF 2019 sont de loger 72 % des demandeurs en 2019 et 86 % en 2020). Le premier bilan de la loi, établi en mai dernier, ne démontre pas son efficacité : la crise perdure. Les pouvoirs publics ont, c’est probable, travaillé sur des analyses erronées : l’allongement de la rétention et la reconduite des « dublinés » dans le premier pays où ils ont abordé devaient désengorger la demande, qui ne devait pas augmenter en 2019. Ces décisions ont en réalité augmenté les coûts et brimé les personnes sans réduire la pagaïe, tout comme le maintien des camps à Paris. Reprendre dans ces conditions un nouveau débat sur la crise de l’asile en feignant d’en découvrir l’ampleur n’est pas sérieux : il faut prendre le temps de l’évaluation des choix que le gouvernement a précédemment effectués, s’interroger sur les causes de leur échec, prendre des décisions différentes et non pas lancer des alertes vaines qui ne font qu’affoler l’opinion.

Immigration, asile : peut-on vraiment « tout repenser » ?

 « Immigration : tout repenser », tel était le titre d’une tribune de responsables du mouvement « En marche ! » dans Le Monde du 4 octobre dernier. Mais peut-on vraiment partir d’une page blanche ? Cette audace affichée permet en réalité de justifier, dans le domaine de l’asile, des mesures restrictives déjà décidées et, sur l’immigration en général, en s’appuyant sur « les échecs de l’intégration », de durcir symboliquement les conditions d’entrée.

Sur les « migrants » (pour l’essentiel les demandeurs d’asile), le raisonnement suivi part en effet de la conclusion. Pour éviter l’accusation de laxisme et contrer un appel d’air supposé, il faut détériorer les conditions d’accueil et réduire les prestations consenties : les pouvoirs publics donnent donc des consignes orales pour que les demandeurs d’asile ne soient plus accueillis dans les centres d’hébergement d’urgence ; la carte bancaire sur laquelle est versée l’allocation des demandeurs d’asile (204 € pour une personne seule pour les demandeurs hébergés) ne sera plus acceptée désormais que dans certains magasins et ne permettra plus d’avoir de l’argent liquide, ce qui laisse sans voix ; l’allocation sera réduite dès le rejet de la demande en première instance ; quant à l’aide médicale d’Etat (AME), la reprise des intox les plus répandues[5] (notamment le financement, à ce titre, des cures thermales ou des opérations esthétiques, alors que ces dernières  ne sont jamais prises en charge par la sécurité sociale, hors lien direct avec certaines maladies graves comme les cancers) sert de justification : la ministre de la santé elle-même, tout en défendant « le droit à la santé pour tous »,  évoque désormais, sans gêne, des conditions d’accord préalable, une réduction du panier de soins ou des pathologies prises en charge ou l’institution d’une franchise. Ce serait mieux, en théorie, de documenter les abus avant de prendre des décisions dures, surtout quand elles frappent des personnes démunies.

Sur l’immigration en général, l’on évoque désormais sans fard « l’échec de l’intégration » comme une vérité acquise dont les bisbilles entre les partis porteraient la responsabilité, pas vraiment les pouvoirs publics en tout cas[6]. Comme toutes les analyses populistes, celle-ci mêle le vrai et le faux : les immigrés anciens sont parfaitement intégrés et la situation des descendants d’immigrés (la deuxième génération) est bien meilleure que celle de leurs parents, en terme de diplômes, de mobilité résidentielle, de réussite professionnelle ; reste, c’est vrai aussi, un échec scolaire important, une insertion professionnelle plus difficile et la concentration de la pauvreté et des migrants dans des zones de relégation, les pouvoirs publics ayant, sur ces points, des leviers d’action qu’ils n’utilisent pas suffisamment. Les difficultés d’insertion, postulat de départ, conduisent pourtant à envisager un nouveau durcissement du regroupement familial déjà réformé dix fois en ce sens, comme si jamais aucune restriction n’était suffisante, comme si la loi servait d’exutoire.

Enfin, dernier maillon du raisonnement, les pouvoirs publics annoncent vouloir privilégier l’immigration choisie et « oser aborder l’immigration économique », voire imposer des quotas. Cependant, pour une part, cette politique est déjà menée : le titre Passeport talents a du succès et a contribué à renforcer la part de l’immigration de travail, 19 % hors étudiants désormais contre peu de choses il y a 20 ans. Pour améliorer le dispositif, il ne tient qu’aux pouvoirs publics de prendre certaines décisions. Un rapport de l’OCDE de 2017 indique la voie à prendre : actualiser la liste des « métiers en tension » qui ouvrent droit au séjour, pour qu’elle réponde véritablement aux besoins, simplifier et uniformiser les procédures, cesser de décourager les employeurs. Il n’est pas besoin de débat, juste de bon sens.

 

 

Le débat sur l’immigration est né d’une fausse bonne idée. Il est parti de sondages d’opinion qui paraissent clairs : il y a trop d’immigrés en France, disent 60 % des personnes interrogées dans le baromètre 2019 Cevipof et 63 % dans une enquête SOFRES de septembre 2019. Certes, le COS (centre d’observation de la société) nuance ces résultats[7], notant que les réponses dépendent du contexte et varient fortement selon la manière dont la question est posée. Il est vrai que, quand une enquête n’isole plus la question de l’immigration et demande de hiérarchiser les préoccupations dominantes (enquête Ipsos-Stéria « Fractures françaises 2019 »), les thèmes de l’environnement, du devenir du système social, du pouvoir d’achat l’emportent largement sur le niveau de l’immigration (32 % seulement le citent dans les trois premiers enjeux). Reste qu’un gros bataillon de Français (entre un tiers et une moitié) sont peu bienveillants envers les immigrés, avec de très fortes disparités selon la catégorie socioprofessionnelle, les ouvriers rejetant l’immigration à un pourcentage élevé, double de celui des cadres.

Sur cette base, l’objectif a été, au départ, de mener une simple opération électorale pour récupérer les votes de droite tentés par la xénophobie et montrer que le sujet était pris en considération.

Au final, une telle opération est un piège pour la majorité. Comme le fait l’extrême droite, elle tend à diviser le pays : on oppose les bourgeois protégés des immigrés et le peuple qui en souffre ; les réfugiés privilégiés et la population « ordinaire » ; la France généreuse face à une immigration réfractaire. Il ne manquait plus que les recommandations sur la société de vigilance et le débat sur le voile pour atteindre l’hystérie et l’incohérence : l’on entend des responsables reconnaître que chacun est, fort heureusement, libres de porter la tenue qu’il veut dans l’espace public mais que le voile est un symbole politique hostile à la République, voire l’équivalent d’une chemise brune ou d’un uniforme nazi. L’on entend un ministre de l’intérieur énumérer les marques de la radicalisation (tout le monde comprend : « sur la voie du terrorisme ») : la barbe, une pratique religieuse intense pendant le Ramadan ou une bosse sur le front due à la prière. Le niveau est aussi affligeant qu’un discours de Marine Le Pen, dont il épouse la rhétorique.

Emmanuel Macron a gagné l’élection présidentielle sur l’espoir d’une réconciliation entre la gauche et la droite séparées par des lignes jugées artificielles comme sur une promesse de volontarisme : l’action était possible. Aujourd’hui, il a du mal à agir et instrumentalise le rejet d’une part de la population (20 % des Français sont issus de l’immigration de manière directe). Ce n’est pas le rôle d’un gouvernant et c’est un risque pour la cohésion du pays (il n’en a guère besoin aujourd’hui) mais aussi pour le quinquennat, d’autant que, si le constat est noir, les remèdes proposés ne paraîtront jamais suffisants aux Zemmour en herbe qui prolifèrent.

Pergama, 20 octobre 2019

 

Pergama publie une nouvelle fiche concours : La loi organique relative aux lois de finances (LOLF), ambitions et bilan

 (Fiches Etudiants, Chapitre Finances publiques)

 

[1] Le discours a été reproduit dans son intégralité par la Chaine parlementaire LCP

[2] Il s’agit de demandeurs d’asile qui ont transité par un autre pays européen avant d’arriver en France ou déjà déposé une demande dans un autre pays

[3] L’intégralité du dossier présenté le 17/09/2019 peut être retrouvé sur le site de l’IC Migrations, rubrique Sciences société, L’Institut dans les médias

[4] Le protocole de Dublin adopté par l’Union européenne oblige le premier pays d’accueil à examiner la demande d’asile. Le dispositif, dont l’application surchargerait les pays de sud de l’Europe, ne fonctionne pas, parce que les demandeurs d’asile veulent aller ailleurs et parce que les pays de premier accueil ne veulent pas d’eux. Certains demandeurs tournent en rond sans solution pendant des mois, augmentant les dysfonctionnements (et l’inhumanité) de l’accueil et leur demande n’est examinée qu’à des conditions lourdes à remplir. La France tient cependant à appliquer le protocole de Dublin.

[5] Cf. déclaration du délégué général de LREM sur la prise en charge des prothèses mammaires par l’AME

[6] Cf. déclaration du ministre de l’Intérieur, C. Castaner, sur France Inter le 7 octobre 2019 :

[7] Trop d’immigrés ? Les Français beaucoup plus partagés qu’on ne le dit, COS, juillet 2018