Réformer les institutions pour répondre à la crise démocratique?

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Réformer les institutions pour répondre à la crise démocratique?

Après « Les leçons du pouvoir », où il se racontait dans sa fonction de président de la République, François Hollande publie aujourd’hui un ouvrage sur la crise de la démocratie et les propositions qu’il avance pour la dominer. Cette crise se traduit, selon lui, par la montée de l’extrême droite dans tous les pays, notamment les pays européens. La France n’est pas épargnée où, malgré la solidité apparente des institutions, « le système craque de toutes parts ». Pour répondre à la défiance et à la violence qui s’exprime, les partis ont certes un rôle à jouer mais les institutions également, parce qu’elles induisent des comportements différents chez les gouvernants.

L’ouvrage en arrive très vite au cas de la France et très vite à un bilan critique du fonctionnement institutionnel : en France, tout remonte au chef de l’Etat. Le Parlement, compte tenu de la discipline majoritaire et du temps limité qui lui est imparti pour contrôler et évaluer les politiques, n’a guère d’influence. Les citoyens disposent en théorie des moyens de se faire entendre (droit de pétition, référendum d’initiative partagé) mais les conditions de mise en œuvre de ces droits sont trop exigeantes pour qu’ils soient utilisés. Pour mieux asseoir la démocratie, il faut donc modifier les institutions.

Vers un régime présidentiel classique

Hollande écarte la proposition de VIe République, telle que la porte, après Arnaud Montebourg, La France insoumise, même si, à vrai dire, si l’on met à part la convocation d’une Assemblée Constituante (proposée au peuple par référendum) pour « changer la règle du jeu et balayer tout cela », l’on ne connaît pas avec précision les règles de fonctionnement du régime proposé. L’objectif est cependant de construire un régime parlementaire, où le gouvernement exercerait effectivement le pouvoir exécutif (le Président s’efface), tandis que le Parlement disposerait de moyens de contrôle et de censure. En outre, les citoyens auraient un droit à participer (participation à l’élaboration des lois, droit de pétition pour demander un référendum, droit de révocation des élus). L’ancien président soupçonne ces propositions de viser paradoxalement à altérer la souveraineté populaire et les juge, sans doute à raison, dangereuses. Il entend garder un régime présidentiel, le Président restant élu au suffrage universel et devenant même le chef de l’exécutif : la fonction de Premier ministre comme la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale disparaîtraient et le droit de dissolution n’existerait plus. Inspiré du système américain, où c’est l’équilibre des pouvoirs qui régit la vie politique, le système fait coexister un Président fort (élu pour 6 ans) et un Parlement fort (élu pour 4 ans), disposant en tout cas de droits moins corsetés (amendement, investigation, évaluation). L’objectif est que chaque pouvoir soit tenu de composer avec l’autre, pour éviter l’omnipotence, une personnalisation excessive du pouvoir et le sentiment d’arbitraire.

La réforme institutionnelle s’accompagnerait d’un transfert accru de compétences de l’Etat aux collectivités, d’un recours (mais seulement pour consultation, il est vrai) à des assemblées de citoyens tirés au sort pour indiquer les « orientations » à suivre sur une question particulière, enfin d’une Agence de long terme » réunissant « les forces vives » du pays (donc les représentants économiques et sociaux) pour préparer et éclairer les choix d’avenir, ce qui n’a rien de très nouveau.

Qu’en penser ?

Nombre de journalistes ont ironisé sur ce Président qui n’a pas proposé de réforme fondamentale des institutions pendant sa vie politique, s’est alors peu préoccupé de revivifier la démocratie et qui ne réfléchit sur ce thème qu’après avoir quitté le pouvoir. Surtout, en tant que responsable du parti socialiste, il a soutenu en 2000 la réforme du quinquennat, qui, pour éviter le risque de cohabitation, a réduit le mandat présidentiel, l’a aligné sur le mandat de l’Assemblée et a inversé le calendrier électoral (les législatives suivent désormais les présidentielles) : la réforme a accentué le présidentialisme et a transformé les parlementaires en supplétifs du Président.

 Pour autant, proposer une réforme institutionnelle (et proposer celle-là, qui ne vise pas à amoindrir la fonction présidentielle mais à mieux l’équilibrer) n’est pas absurde. Le diagnostic sur l’omnipotence présidentielle est même sans doute trop mesuré dans l’ouvrage de François Hollande : la vérité est que l’excès des pouvoirs conférés au Président en fait la source et le centre de toutes les décisions et étouffe littéralement la démocratie.

Il n’existe ainsi en France aucune séparation des pouvoirs : l’élection du Président de la République au suffrage universel légitime l’application du programme de gouvernement du candidat élu, d’autant plus nettement que la réforme du quinquennat a affaibli le Premier ministre, transformé, sinon en exécutant ou « collaborateur », du moins en fidèle second, dont le programme d’action se calque sur le programme présidentiel. De même, l’Assemblée est, en pratique, un pouvoir soumis, même si la vie parlementaire fait son miel des états d’âme de quelques députés qui regimbent devant des lignes politiques qu’ils n’avaient pas anticipées et qu’ils vivent comme des trahisons (sous François Hollande, le soutien aux entreprises par le CICE et la politique d’ordre public, sous Emmanuel Macron, la politique d’immigration et d’asile). Ces révoltes ne mènent d’ailleurs nulle part : aujourd’hui, elles se traduisent par une très lente hémorragie du groupe LREM à l’Assemblée nationale mais, comme le gouvernement assume pleinement désormais son appartenance au centre-droit, nul n’en attend rien.

De ce fait, directement ou par l’intermédiaire du Premier ministre et de sa majorité, le Président définit et conduit la politique du pays, fabrique la loi le plus souvent, détient le pouvoir réglementaire, fixe l’organisation judiciaire, nomme les plus hauts magistrats et détermine la politique pénale. Il est le chef des armées et pilote la diplomatie. C’est aussi lui qui, de fait, propose de réviser la Constitution[1] et, par là-même, de modifier l’organisation des autres pouvoirs. En outre, Emmanuel Macron, pour réagir contre un prédécesseur jugé mou, sans projet ni autorité, a théorisé la verticalité du pouvoir, jugeant que les Français souhaitaient d’abord avoir un chef, et dénié aux corps intermédiaires (ceux que Durkheim appelait des « institutions intégratives ») tout droit d’incarner l’intérêt général.  Il joue sur l’omniprésence et, même dans un grand débat censé donner la parole à la population, a multiplié les réunions où il a sans cesse parlé, répondant aux questions mais sans jamais débattre. Même le parti majoritaire n’est pas un parti, si du moins un parti se définit comme un trait d’union entre militants et gouvernants dans un mouvement d’échanges réciproques : LREM est un « mouvement », où l’on n’élabore pas des orientations politiques mais où l’on se dévoue au service d’un « leader » et où les consignes passent de haut en bas.

Le risque est alors fort que le pays légal s’éloigne du pays réel. C’est déjà le cas en termes de démocratie représentative, d’où l’urgence de recourir à une « part de proportionnelle » qui ne soit pas seulement symbolique, pour que le citoyen ait le sentiment que « sa voix compte » [2] : le mode de scrutin actuel conduit à ce que la République en Marche, qui a obtenu 32 % des voix au premier tour des législatives de 2017, occupe 60 % des sièges. Mais c’est aussi le cas pour ce qui est des orientations politiques. Emmanuel Macron est absolument persuadé que la priorité est la modernisation de l’économie et le changement du modèle social, qu’il juge obsolète : cela l’empêche de comprendre l’aspiration à l’égalité réelle qui secoue le pays et d’y répondre, sauf en distribuant du pouvoir d’achat.

Pour autant, toutes fondées rationnellement qu’elles soient, les propositions de François Hollande ont peu d’intérêt. Elles n’ont d’abord aucune chance d’être même seulement discutées. Il s’agit d’un jeu d’idées, pas davantage. S’il fallait creuser, se poserait la question du devenir du Sénat (« anomalie démocratique » aujourd’hui[3], les sénateurs, élus très majoritairement par les communes de moins de 10 000 habitants, disposant de pouvoirs sans commune mesure avec leur légitimité, dont celui de bloquer toute révision constitutionnelle) et de la représentation des territoires, qui resterait à organiser. Se poserait aussi celle du rôle des partis, auxquels le projet veut rendre « une place importante dans le débat public », alors qu’ils n’ont plus rien à dire et connaissent un effondrement idéologique ; Se poserait enfin celle de la capacité des collectivités à assumer une nouvelle décentralisation alors que ni leurs ressources ni leur découpage ne les y rendent aptes.

Surtout, la démocratie, comme le dit Pierre Rosanvallon, a deux visages[4] : c’est d’abord un régime politique, c’est vrai, et les institutions comptent. Mais c’est surtout une forme de société, « L’égalisation des conditions » qu’évoque Tocqueville lorsqu’il définit la démocratie en Amérique, où chacun peut s’élever, l’inverse de la hiérarchie figée des classes sociales des sociétés aristocratiques. Le malaise démocratique actuel tient aussi au malaise d’une société fracturée et il faut y apporter des réponses sociales autant qu’institutionnelles. Au demeurant, innombrables sont les rapports qui ont proposé des changements institutionnels majeurs pour répondre à la crise démocratique : aucun n’a eu de suite, ni, parmi les plus récents, le rapport Jospin de 2012 (« Pour un renouveau démocratique »), ni le rapport Bartolomé Winock de 2015 (« Refaire la démocratie ») : quel que soit l’intérêt de leurs propositions, elles ne « crochent » pas dans le vif, faute de comprendre que, derrière des institutions inadaptées, c’est un consensus social qui se délite.

Modifier les comportements et les priorités politiques, s’adapter en tout cas aux enjeux de notre monde

 Que faire si les réformes institutionnelles ne suffisent pas, voire ne peuvent même pas être mises en place ?

Dans l’ouvrage cité ci-dessus, Pierre Rosanvallon insiste sur l’importance du changement de comportements des gouvernants, plus peut-être que sur l’amélioration des règles institutionnelles (règles de cumul, de financement des partis, d’équilibre des pouvoirs…). Ils doivent accepter de nouvelles formes de contrôle, rendre des comptes, recourir à l’évaluation, « fabriquer du commun » en organisant des débats et en les faisant aboutir sur des décisions acceptées. Il ne s’agit cependant ni de balayer l’autorité ou le pouvoir des responsables en les mettant dans la position impossible de décider sous une menace permanente de révocation, comme le veut La France insoumise, ni de mettre en place des concertations « édredons », comme le pouvoir le fait aujourd’hui pour gommer les aspérités de la réforme des retraites. Il s’agit de gouverner autrement, de lancer des débats ouverts, de réunir et d’écouter des assemblées de citoyens, de jouer le jeu de l’évaluation, de construire des argumentations et de décider sur cette base. Ce sont les pratiques démocratiques qui créent la démocratie.

Par ailleurs, rien ne sert de faire évoluer la vie politique si les fractures de nos sociétés ne sont pas reconnues et pas traités : elles sont éducatives et territoriales, deux domaines dans lesquels les réformes actuelles ne s’aventurent que timidement, sans redéfinition des missions et méthodes de l’Education prioritaire et en n’abordant la question territoriale que sous l’angle de la ruralité. Les priorités doivent s’inverser : l’objectif n’est pas d’appliquer le programme du Président mais de faire face aux difficultés du pays, avec leur lot de conséquences sur la vie quotidienne. Les réformes, hier et aujourd’hui, restent trop abstraites, trop lointaines.

Enfin, si le présidentialisme nous exaspère tant, c’est surtout qu’il n’est pas adapté aux enjeux de notre société et qu’il nous amène dans le mur : comme le souligne le politologue Bastien François (« Jupiter aux pieds d’argile », AOC, 2018), le pays n’a plus besoin, comme c’était le cas en 1958, de mettre fin à des guerres coloniales et de réagir à l’instabilité et aux indécisions de la IVe République. Le contexte a changé. Sociologiquement, la population n’est plus prête à une obéissance passive. Surtout, la « caporalisation des choix politiques » est inadaptée pour faire face aux enjeux actuels : la crise écologique nous oblige à remettre en cause nos modes de vie, nos échanges, nos projets d’avenir et nous sommes très partagés sur les décisions à prendre. La facilité est de tout attendre de l’Etat mais celui-ci ne parvient pas à s’abstraire du monde qu’il connaît, celui où l’économie domine tout, ni à inventer les régulations nécessaires.  De même, la mondialisation nous insécurise mais chacun s’y plie. S’ils restent sur le mode de la gouvernance autoritaire, les gouvernements seuls ne parviendront pas à inventer les réponses indispensables ni à nous les faire partager. L’enjeu devient de construire une démocratie vivante et responsable, qui permette de légitimer des décisions communes. On est loin de François Hollande et de son exercice de style mais loin aussi, malheureusement « du pacte démocratique » parfois évoqué par le Premier ministre et qui aujourd’hui n’a aucun contenu concret.

Pergama, le 27 octobre 2019

 

[1] Le Parlement dispose de ce droit (article 89 de la Constitution) mais ne l’utilise pas. Toutes les révisions constitutionnelles (22 pour la constitution de 58) ont été initiées par le Président de la République, formellement sur proposition du Premier ministre.

[2] Cf. le note « Une dose de proportionnelle, pourquoi, comment, laquelle ? », Terra Nova, mars 2018

[3] Les termes sont de Lionel Jospin en 1999.

[4] Refonder la démocratie pour le bien public ? P. Rosanvallon, 2018. L’ouvrage reprend le texte de conférences que l’on trouve sur le net (cf. ainsi « Rencontres de la laïcité et des valeurs de la République », Conseil général de Haute Garonne, 12/12/2017)