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Nucléaire : refuser les choix irrationnels imposés en catimini

La France a des choix spécifiques à faire dans le domaine de la transition énergétique : le nucléaire représente en 2018 71 % de la production d’électricité et 41 % de la consommation d’énergie primaire en France, ce qui est considérable. Or, le nucléaire est une industrie lourde, qui nécessite, en amont et en aval du cycle de production, des investissements considérables. Compte tenu de son importance dans le mix énergétique, le choix, soit de réduire sa part en fermant des réacteurs, soit de lancer la construction de nouveaux réacteurs au fur et à mesure que les anciens seront fermés pour vétusté doit être anticipé longtemps à l’avance, pour des raisons techniques et financières. Nous sommes à ce moment crucial où ces choix doivent être effectués. Sur ce point, le lobby nucléaire a raison : c’est sans doute d’ici à 2021 qu’il faut décider[1].

Conformément à la loi du 17 août 2015 de transition énergétique pour la croissance verte, le choix de la composition du mix énergétique pour les 10 prochaines années doit désormais s’opérer de manière publique et être inscrit dans une « Programmation pluriannuelle de l’énergie », adoptée par décret après de multiples consultations. La première PPE publiée après la loi de 2015 a été chaotique et carencée, précisément parce qu’il a été impossible d’y faire figurer des décisions concernant le nucléaire, alors même que la loi de 2015 avait inscrit dans ses objectifs la réduction à 50%, dès 2025, de la part de cette source d’énergie dans le mix électrique.

La PPE adoptée en 2019, considérant, à juste titre, que l’échéance de 2025 n’était pas tenable, repousse cette échéance à 2035 et prévoit de fermer 4 à 6 réacteurs d’ici à 2028 et 14 d’ici 2035. Elle indique en outre que, pour parvenir en 2050 à un mix électrique totalement décarboné, il faudra décider quelle énergie remplacera à partir de 2035 les centrales du parc qui seront fermées car trop vétustes. Selon la PPE, le choix de l’énergie la plus compétitive à cet horizon (nucléaire ou autres sources) ne peut être fait aujourd’hui, faute de données suffisamment précises. Pour préparer cette décision, la PPE prévoit que le gouvernement, d’ici 2021, conduira un programme de travail sur les coûts, avantages et inconvénients du « nouveau nucléaire » (celui des réacteurs de type EPR), en les comparant à ceux d’autres modes de production bas carbone.

Or, le 12 septembre, les ministres de l’économie et des finances et de la transition écologique et solidaire ont envoyé à EDF non pas une demande d’étude mais une lettre de commande, publiée par le quotidien Le Monde[2], portant sur l’étude de 6 réacteurs sur 3 sites, en espaçant de 4 ans la construction de chaque paire et les tranches, au sein d’une même paire, de 18 mois. Il est certes demandé à EDF d’établir un bilan de la construction, encore en cours, des nouveaux EPR, notamment celui de Flamanville, mais le bilan doit être remis dès novembre (sa teneur est en réalité déjà connue), avant une analyse en décembre de la capacité de la filière à assurer la tenue du programme fixé en respectant les coûts et délais impartis. Il est demandé de définir avec précision l’ensemble des besoins (investissements, contrats, recrutements…) nécessaires à la construction des EPR programmés. Des plans d’action sont ensuite demandés sur cette base, afin que mi-2021, la filière dispose des compétences requises.  Il n’est plus question de comparer les coûts, inconvénients et avantages du nucléaire avec une autre solution mais bien de se préparer à lancer la construction de nouveaux réacteurs. La décision semble prise, en contradiction flagrante avec les engagements de procéder à des études comparatives. Or, cette décision, outre son caractère anti-démocratique, semble déraisonnable et est sans doute ruineuse. Il manque en tout cas une étude objective, précise, complète, chiffrée, avec des solutions alternatives, qui mentionne, aussi les risques pris et le degré d’incertitude des prévisions, car toutes les solutions en comporteront.

 Du rapport d’Escatha de 2018 au rapport Fotz de 2019

 Deux rapports ont été récemment commandés sur la filière nucléaire. Le premier, le rapport de Y. d’Escatha et L. Collet-Billon, respectivement conseiller du Président d’EDF et ex délégué général à l’armement, l’a été sur « le maintien des capacités industrielles de la filière nucléaire en vue de la construction de nouveaux réacteurs ». Il a été classé « secret-défense » et non publié. L’on sait seulement[3] qu’il reprend les thèses d’EDF (le contraire aurait été étonnant compte tenu du choix des rédacteurs) selon lesquelles c’est l’arrêt de la construction de nouveaux réacteurs dans les années 90 qui est responsable des retards de Flamanville et des autres EPR en construction à l’étranger. Pour maintenir les compétences industrielles et assurer la relève des réacteurs en fin de vie, il faut engager, dit le rapport, la construction de 6 réacteurs, dont le premier en 2025 pour une entrée en service en 2035. Ce qui est étonnant, c’est que N. Hulot ait signé la lettre de mission : accepter une manipulation aussi grossière, c’est, pour un ministre, un peu plus grave que de la naïveté.

Le second rapport, le rapport Folz, vient d’être publié. Rédigé par un chef d’entreprise, il ne porte que sur la construction de Flamanville et doit expliquer les raisons qui ont conduit au choix de l’EPR ainsi que les causes des retards successifs et de la dérive des coûts. Le document est clair, sauf sur le premier point : l’historique de la décision est présenté mais la seule explication donnée à l’élaboration du projet d’EPR, manifestement impulsé par EDF, est que les accidents de Three Miles Island en 1979 et de Tchernobyl en 1986 imposaient une approche nouvelle des questions de sûreté. Il est vrai que le modèle EPR est un réacteur de troisième génération qui met, davantage que les précédents, l’accent sur la sécurité : il est doté d’une enceinte de confinement et d’un dispositif qui limite les conséquences d’une fusion du cœur telle qu’elle s’est produite à Tchernobyl. Toutefois, le projet s’explique plus simplement : les industriels de l’atome, comme le ferait n’importe quel commerçant, souhaitaient engager la filière dans une génération nouvelle de produits, considérée comme plus attractive. Après un refus du gouvernement de gauche dans les années 90, la droite, revenu au pouvoir en 2002, y a été favorable, au nom de l’indépendance énergétique et des perspectives de ventes à l’étranger, et la décision du CA d’EDF a été validée par l’Etat en 2007.

Le rapport Folz reprend ensuite la litanie des retards successifs et de la dérive continuelle des coûts de Flamanville : le coût est passé de 3,2 Mds en 2006 à 12,4 Mds en 2019 et le délai de 6 à 16 ans (fin 2022 désormais), pour des défauts et malfaçons diverses qu’il a fallu chaque fois « reprendre ». Les causes sont multiples et la plupart ne sont pas flatteuses pour EDF : certes, la taille et la complexité du projet ont joué, de même que certaines évolutions de la réglementation.  Mais les insuffisances de l’entreprise sont patentes :  évaluations de départ irréalistes, pour ne pas dire trompeuses, gouvernance inappropriée (pendant plusieurs années, il n’y a pas eu de chef de projet dédié), études préalables non achevées lors du lancement du projet, équipes de projet mal encadrées et ne disposant pas des bons outils de gestion de projets, encadrement local défaillant, organisation trop complexe de l’ingénierie entre les entreprises responsables, relations tendues entre le maitre d’œuvre et les entreprises, surtout entre EDF et Areva, perte de compétences partout, tant chez le maître d’œuvre que chez les entreprises, particulièrement dans le domaine des soudures. Le rapport souligne des éléments gravissimes : une perte de « conscience professionnelle » dans le contrôle interne, un manque de perspicacité pour déceler les signes annonciateurs de difficultés et les traiter. Les réacteurs chinois EPR, qui sont aujourd’hui en fonctionnement, ont eux aussi connu des retards (5 ans) et des dépassements de budget (+ 60 %), mais moindres : les équipes étaient stables, toutes installées sur place, et en Chine, compte tenu de la construction récente de réacteurs, les compétences existaient.

L’on pourrait penser qu’après une démonstration aussi flagrante de l’incapacité d’EDF à mener à bien correctement un projet lourd et compliqué, la conclusion serait un appel à la prudence pour l’avenir, d’autant que ce n’est pas la première fois qu’un rapport révèle les défaillances d’EDF. Le rapport de l’Assemblée nationale du 5 juillet 2018 rédigé, au nom de la Commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité nucléaires, par Barbara Pompili évoquait de nombreux points d’inquiétude : lenteur de la mise en place des améliorations de sécurité demandées après Fukushima ; risque de dilution des responsabilités et de perte de compétence de l’exploitant compte tenu de l’ampleur de la sous-traitance (80 % de la maintenance du gros matériel est sous-traitée), avec , de surcroît, des risques de pression sur les coûts et délais de la maintenance ; interrogations sur la fiabilité d’EDF quant au respect des normes (les anomalies sont découvertes par des contrôles externes, des falsifications ont été détectées dans certains documents) et sur la perte de la « culture de sécurité ». Il est loisible aussi de rappeler la mise en garde, en février 2019, du nouveau Président de l’autorité de sûreté nucléaire (ASN) : mettant en doute la capacité d’EDF à faire exécuter des travaux complexes et à en contrôler la qualité, il réclamait également la définition de stratégies stables dans le domaine du démantèlement et du conditionnement des déchets.

L’incapacité d’EDF à répondre à ces doutes (le rapport parlementaire était, selon l’entreprise, intellectuellement malhonnête et inspiré par des personnalités antinucléaires et EDF considère l’ASN comme une autorité obsessionnelle) est sans doute le signe le plus inquiétant : c’est l’ubris des dirigeants japonais qui a conduit au désastre de Fukushima. Les exemples sont fréquents d’accidents majeurs liés à la résistance des décideurs à des alertes dont ils ne comprennent pas le sens. Le rapport d’enquête sur l’explosion de la navette Columbia en 2003, pour un incident qui s’était déjà produit à de multiples reprises mais sans conséquences dramatiques, évoque ainsi « la normalisation de la déviance » : l’incident est d’abord classé comme secondaire, puis fait partie des « risques tolérés », puis disparaît des rapports d’incident avant de causer une catastrophe. Et le parallèle existe dans les crises sanitaires : les alertes sont effectives, mais les décideurs, même quand ils sont de bonne foi, ne « creusent pas », tant l’alerte contrevient à leur certitude que tout est sous contrôle.

Rien de tout cela dans la conclusion du rapport Folz, à vrai dire scandaleuse dans sa brièveté :  Le concept de l’EPR est pertinent ; EDF a fait des progrès et va en faire encore ; l’entreprise a besoin d’une culture de la qualité plus que de contrôles extérieurs ; un programme stable à long terme de construction de nouveaux réacteurs lui donnera la visibilité et la confiance nécessaire pour se redresser, investir et recruter. EDF (et ses soutiens) appliquent depuis toujours la même politique de communication : les défaillances constatées sont conjoncturelles, elles peuvent être aisément redressées et, ce qui manque, c’est un programme industriel. En réalité, il ressort du rapport que le projet d’EPR reste complexe techniquement, très lourd et très coûteux et il faudrait prendre du recul sur l’ensemble des choix énergétiques possibles pour trancher si la France a besoin ou non de nouveaux réacteurs et si elle peut en payer le prix. Le discours au contraire privilégie l’intérêt de l’entreprise et non pas la politique de l’énergie.  Or, comme en témoigne la lettre de commande passée à EDF quelques jours avant la remise d’un rapport dont on savait qu’il rappellerait ses défaillances, ce discours est malheureusement épousé par les Pouvoirs publics.

 L’annonce de choix dangereux, en filigrane dès la PPE

 La PPE de 2019 était déjà troublante dans la forme : il y était affirmé que la France doit conserver une capacité industrielle de construction de nouveaux réacteurs nucléaires pour des enjeux de souveraineté. Par ailleurs il y était dit que le programme de travail ouvrant, le cas échéant, sur la construction de nouveaux réacteurs devait être conduit avec EDF, ce qui augurait mal de son objectivité.

Sur le fond, une étude du cabinet d’expertise Wise-Paris de janvier 2019[4] démontre que les choix de la PPE ont été effectués pour permettre une relance massive du nucléaire. Il aurait en effet été possible de fixer à 50 % la part du nucléaire dans la production d’électricité dès 2030, ce qui aurait permis d’éviter que des réacteurs fonctionnent au-delà de leur 5e visite de sécurité décennale alors que leur durée de vie a été fixée à l’origine à 40 ans. En faisant le choix de 2035, les pouvoirs publics permettent que les EPR prennent le relais à cette échéance (à condition que la décision de les construire ne tarde pas trop). Mais ils prennent par là-même des risques massifs :

1° En 2035, si le scénario du gouvernement est suivi, 44 à 46 réacteurs actuels resteront en service, avec un âge moyen de 49 ans ; d’une part, l’on ignore quelles seront les décisions de l’ASN sur les prolongations demandées (l’ASN doit se prononcer en 2021)  et à quelles conditions seront acceptées ces prolongations d’activité. Entre les deux évaluations du coût de ce grand carénage, trop basses chez EDF et beaucoup plus élevées dans les rapports de la Cour des comptes, l’étude considère que le coût de l’électricité devrait en intégrant ces dépenses atteindre 50 € le MWh, sans doute très au-delà du prix du marché. D’autre part, une telle décision n’écarte pas un effet falaise, le parc basculant massivement, les années suivantes, dans le démantèlement ;

2° En 2035, le cumul du maintien d’un nucléaire important et du développement des énergies renouvelables va conduire à une surproduction d’énergie : cette surproduction (que les pouvoirs publics reconnaissent dans la PPE puisque les exportations passeraient de 10 % aujourd’hui à 25 % de la production en 2035) ne peut se solutionner par l’exportation que si le prix est bas. Or, c’est à cette date que l’industrie nucléaire devra faire face à des coûts accrus. L’on risque de s’engager alors dans des politiques de soutien public très coûteux, dans un contexte où les industries renouvelables pourraient être davantage compétitives et avoir amélioré leur fiabilité.

3° Les pouvoirs publics prennent pour argent comptant les déclarations de l’entreprise selon laquelle elle va être plus attentive à la qualité. Mais l’entreprise a basculé depuis longtemps dans les déclarations de façade et les engagements fallacieux et une « culture de l’honneur » met du temps à se construire.

Le gouvernement fait donc un pari risqué (que la prolongation de vie des réacteurs soit peu coûteuse, que les pratiques de l’entreprise évoluent du tout au tout) et surtout choisit une politique de court terme : il repousse aujourd’hui l’annonce de fermetures massives de réacteurs  qui sont socialement et techniquement coûteuses. Sur le long terme, il est perdant : les fermetures auront lieu de manière trop groupée et le cumul des investissements nécessaires au renouvellement du parc et au démantèlement va plomber le coût de l’électricité nucléaire, qui ne pourra être compétitif que si l’Etat mène une politique de subvention très coûteuse.

 

 

Pourquoi aller dans cette voie, apparemment peu rationnelle ? En fait, le nucléaire est resté l’enfant chéri de l’Etat : historiquement, l’institution en 1945 du Commissariat à l’énergie atomique et, en 1955, de la Commission PEON (production électrique d’origine nucléaire), peuplée d’ingénieurs de polytechnique, ont contribué à construire une « culture d’Etat » du nucléaire, dans le domaine militaire comme dans le domaine civil. La décision en 1973, au moment de la crise pétrolière, de construire un grand parc nucléaire civil pour garantir l’indépendance énergétique de la France n’a soulevé aucun débat dans un Etat encore colbertiste attaché aux grands projets. Pendant très longtemps, la place croissante du nucléaire dans la production d’énergie en France a été synonyme de puissance et d’indépendance. Source de fierté nationale, qualifiée, malgré ses déchets, d’énergie propre parce qu’elle est décarbonée, contribuant à faire de la France un pays faiblement émetteur de CO2, elle a fait consensus chez les hauts fonctionnaires, dans les partis, dans la population. Cet attachement perdure au sein des décideurs et la remise en cause de la part du nucléaire, pour des raisons de sécurité ou de coût, soulève encore de l’incompréhension. Le débat n’est pas rationnel. Il faudrait qu’il le devienne.

Pergama, le 3 novembre 2019

[1] Cf. la note de la Société française d’énergie nucléaire (financée par le CEA, EDF, Framatome, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs et toutes les entreprises d’ingénierie ou de construction de la filière nucléaire) : « Quand décider du renouvellement du parc nucléaire français ? », avril 2019

[2] Nucléaire : comment le gouvernement travaille en catimini à la construction de 6 nouveaux EPR, Le Monde, 14 octobre 2019

[3] Cf. l’article des Echos du30 août 1018 (« Exclusif, le rapport qui gênait Nicolas Hulot ») dont les rédacteurs ont manifestement eu accès au rapport ou à un résumé.

[4] Trajectoire du parc nucléaire et transformation du système électrique : l’attentisme coupable de la PPE, Yves Marignac, Wise-Paris, 2019