Agriculteurs : sortir du glyphosate, s’en sortir tout court?

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Agriculteurs : sortir du glyphosate, s’en sortir tout court?

Lors des délibérations sur le texte de la loi Alimentation du 30 octobre 2018 (dite loi EGALIM), la question de l’interdiction du glyphosate[1] s’est posée, dans un contexte où la proposition de la Commission de renouveler l’autorisation de ce produit pour 5 ans avait été adoptée en 2017, contre l’avis de la France, par la majorité des Etats membres. De manière assez peu lisible, le gouvernement s’est alors opposé aux amendements instituant une interdiction du glyphosate en France dans les 3 ans, tout en s’engageant oralement à en interdire les principaux usages dès janvier 2021 et toute utilisation en 2023. Le 1er décembre 2018, pour accompagner les agriculteurs, une mission a été confiée à un préfet, P-E Bisch, pour coordonner au plan interministériel le plan Ecophyto II +, qui intègre un plan de sortie du glyphosate. Le 12 novembre 2019, la mission parlementaire d’information sur le suivi de la stratégie de sortie du glyphosate a publié un rapport d’étape plutôt alarmiste : le texte donne le sentiment que l’objectif fixé a peu de chances d’être atteint.

La question a une portée symbolique forte : comment aider le secteur agricole à évoluer ? Surtout, elle s’inscrit dans un contexte plus large : l’agriculture française ne se porte pas bien, ou, du moins, une part des agriculteurs ne s’en sort pas, tandis que d’autres tirent leur épingle du jeu, notamment grâce à un système d’aides européennes injuste. Ce contexte freine les progrès vers une agriculture raisonnée plus respectueuse de l’environnement. Avec la réforme de la PAC, ce contexte peut évoluer mais ce changement reste insécurisant. Que faire ?

Sortir du glyphosate : le vouloir ou pas

Le rapport de la mission parlementaire sur la sortie du glyphosate, qui se veut empathique à l’égard des agriculteurs, ne donne que peu d’informations nouvelles.

Le rapport relève en premier lieu qu’il lui est impossible d’établir la consommation de glyphosate actuelle en France et a fortiori de la ventiler par filière de production. Seuls les chiffres des achats du produit sont disponibles (et jusqu’en 2017 seulement) ainsi que des données éparses par types de culture dans les différentes enquêtes du ministère de l’agriculture. Tout au plus peut-on noter que les ventes de glyphosate ont augmenté de 40 % depuis 8 ans.  Le rapport fait des propositions pour que les consommations effectives soient désormais enregistrées et accessibles. Comment faire un bilan des résultats obtenus dans la mise en œuvre d’une stratégie progressive de sortie d’un produit sans point zéro » sur la consommation ?

Le rapport aborde ensuite les solutions destinées à remplacer le glyphosate : il s’appuie sur un rapport de l’INRA de 2017 pour identifier d’abord des « impasses », c’est-à-dire des terres où aucune substitution n’est envisageable (agriculture de conservation[2] parce qu’elle produit davantage de mauvaises herbes, zones pentues ou caillouteuses, filière de production de semences fourragères ou florales où l’on ne doit récolter aucune plante adventice). Quant aux alternatives elles-mêmes, le rapport privilégie les solutions mécaniques (désherbage électrique, robotisation) : mais toutes les méthodes ne sont pas alors, selon lui, prêtes à être mises en œuvre. Quant aux solutions de bio-contrôle[3] ou à la modification des systèmes de production, le rapport les considère comme d’appropriation par les agriculteurs difficile et longue. Enfin, le rapport souligne que tous ces changements auront un coût, qu’il est difficile de chiffrer aujourd’hui : la seule étude en ce domaine a été faite par l’INRA sur la viticulture et elle estime les surcoûts à 210€/ha, voire le double selon le type de plantation des vignes. Implicitement, le rapport plaide pour un report des dates limite et une aide financière pour aider aux transitions. Il souhaite que l’INRA identifie les filières qui ne pourront respecter la date de 2021, pour que des dérogations soient prévues officiellement.

La lecture des rapports de l’INRA ou des avis d’experts sur la sortie du glyphosate rend un son de cloche franchement différent, sinon sur le fond, du moins dans le ton. Le rapport de l’INRA de 2017 mentionné ci-dessus sur les alternatives au glyphosate[4] souligne d’abord que l’agriculture sans glyphosate existe déjà : 2/3 des parcelles n’y ont pas recours. Il faut, dit le rapport, observer les pratiques qui y sont utilisées : désherbage mécanique, labour, utilisation d’herbicides homologués moins nocifs, notamment recours au bio-contrôle, choix de variétés résistantes, diversification des rotations, recours à des cultures intermédiaires, hachage de la végétation, culture avec couverture du sol (par des végétaux, vivants ou non, ou d’autres couvertures). Le rapport reconnaît qu’il existe des impasses (qu’il juge « provisoires ») et qu’il faudra investir, dans des produits permettant de cartographier la flore pour ajuster les moyens de lutte, dans des outils de robotisation pour les terrains difficiles ou vastes, dans une gamme élargie de « couverts » pour les périodes d’interculture, dans des outils facilitant le désherbage mécanique. Il ne nie pas le surcoût (ni la nécessité d’aides à l’investissement) mais estime que ce coût sera variable, fonction de la diversification des cultures déjà pratiquées ou des marchés. Surtout il juge que chaque exploitation devra combiner les techniques pour limiter les surcoûts et qu’une dynamique collective doit s’enclencher dans chaque filière pour faire face. Bref, selon l’INRA, il faut s’y mettre mais on sait où on doit aller.

Le contraste entre les deux rapports est parlant : l’un est alarmiste, porte le message que l’agriculture n’est pas prête, que l’offre d’alternatives ne l’est pas non plus et demande à la fois des délais et des aides ; l’autre, bien plus serein, publié il y a déjà deux ans, apporte des solutions qui semblent déjà pratiquées, tout en reconnaissant qu’elles peuvent être perfectionnées. Sans récuser l’existence de surcoûts, il encourage à choisir, au cas par cas, la combinaison de solutions adaptées aux différentes exploitations.

En réalité, le rapport de la mission parlementaire, qui suggère qu’aucun progrès n’a été réalisé depuis deux ans, montre que la dynamique de sortie du glyphosate, annoncée depuis 2017, n’est pas réellement enclenchée : il manque aux agriculteurs la volonté d’y aller (leur principal syndicat, quoi qu’il en dise, ne les y aide pas). Quant à la mission du coordinateur interministériel du préfet Bisch, un rapport de juillet 2019 dresse son état d’avancement : il y est question d’appel à projets pour développer la recherche, de mise en place d’un centre de ressources, d’un site internet, de task-force, de mobilisation de réseaux…mais on n’en mesure pas les effets. Le rapport est un compte rendu d’activité là où il faudrait une analyse de l’adhésion des agriculteurs, que l’on devine faible.

Pour accélérer le processus et dynamiser les démarches, l’Etat devrait donc bien davantage marquer ses choix, définir ce qu’il attend des différentes étapes, en particulier de l’échéance de 2021, travailler sur les aides, mettre en place des instruments de suivi, créer de l’irréversible. L’Etat devrait aussi préparer et éduquer les consommateurs : les experts annoncent un renchérissement de la production, qui sera parfois moins « belle » : ainsi des fruits produits par des arbres en prairie sont plus petits et moins réguliers.

En outre, il est difficile de traiter la question de la sortie du glyphosate sans évoquer la situation économique de l’agriculture, qui n’est pas bonne.

Analyser et enrayer le déclin de l’agriculture française ?

 Sur le constat, pas de désaccord : tant le rapport d’information du Sénat de mai 2019[5] que la Cour des comptes[6] quelques semaines avant reprennent les mêmes chiffres. La production agricole française représente encore 17 % de la production européenne, mais elle stagne désormais ; la surface agricole a fortement diminué depuis 60 ans, avec une perte de l’équivalent de la région Grand-est ; la France a perdu 2 points de part de marché au niveau mondial en 10 ans ; ses importations augmentent, son excédent commercial se réduit et ne repose plus que sur un nombre limité de produits : sans le vin, le solde commercial serait déficitaire.

C’est sur les causes et les remèdes de cette situation que les analyses divergent : le rapport du Sénat incrimine les charges salariales, une réglementation trop lourde (le Sénat sous-entend que les normes environnementales sont excessives) et la concurrence déloyale des produits étrangers qui ne respectent pas les mêmes normes sanitaires que les produits français. Il recommande de reconquérir les marchés en visant plutôt les gammes moyennes ou basses, ce qui mériterait expertise tant, sur le créneau de la faible qualité, les acteurs sont nombreux et les prix trop bas pour rémunérer correctement les agriculteurs. La Cour des comptes quant à elle se contente de noter que coexistent au sein des différents ministères des analyses différentes du déclin de l’agriculture, sans que le gouvernement ait véritablement défini une stratégie. Elle met en cause l’efficacité des aides publiques à l’exportation et ironise d’ailleurs sur les 9 plans stratégiques élaborés depuis 2012 (2 par an) pour rétablir la compétitivité de l’agriculture française. Ces plans ne contiennent ni objectifs chiffrés ni engagements sur les moyens mais relèvent plutôt de déclarations de principe. Le Premier ministre répond à la Cour que le plan 2018-2022 a le mérite de demander aux filières d’étudier chacune leur propre situation et d’élaborer chacune un plan de filière pour opérer un redressement, qui commencerait, selon lui, à être perceptible, sachant que les aides de l’Etat à l’exportation, il le reconnaît, méritent évaluation.

Le Conseil d’analyse économique[7] quant à lui pointe des causes plus larges : structures trop petites, atonie du progrès technique, manque de coordination des filières, erreurs en termes de compétitivité hors prix, enfin absence d’orientation claire des politiques publiques : il conseille en tout cas, pour améliorer la compétitivité des produits agricoles, de promouvoir leur qualité sanitaire et environnementale.

Des politiques publiques confuses et peu efficaces

Comme le souligne le CAE, la question du pilotage est cruciale. Aujourd’hui, il ne suffit pas que les filières agricoles et agroalimentaires analysent leurs propres faiblesses et s’organisent mieux pour exporter : il importe de définir le modèle agricole vers lequel la France souhaite aller et, pour l’instant, il n’est pas certain qu’elle le sache.

Le gouvernement actuel a cherché, dans un premier temps, à augmenter le revenu des agriculteurs : la loi Egalim du 30 octobre 2018 entend limiter la vente à perte et encadrer les promotions chez les distributeurs, pour leur donner des marges afin qu’ils puissent augmenter les prix payés aux industriels agroalimentaires et aux agriculteurs. La loi a de plus indiqué que les prix d’achat offerts par les distributeurs seraient définis à partir des coûts de production et que, si les contrats passés entre distributeurs et producteurs comportaient des prix inférieurs, ceux-ci seraient considérés comme abusivement bas. Un premier bilan dressé par le Sénat en novembre 2019[8] semble montrer que le dispositif n’a pas pour l’instant eu de répercussions favorables sur les revenus des agriculteurs et a même eu des effets pervers, favorisant une inflation des prix chez les distributeurs mais au bénéfice des grandes marques et des produits de distributeurs et au détriment des PME agroalimentaires.

Quant à la PAC, elle a eu jusqu’ici un effet anesthésique, y compris sur les inégalités ente agriculteurs, qui restent énormes. Cet effet est dû d’abord à l’ampleur des aides : le référé de la Cour des comptes d’octobre 2018[9] note que les concours publics à l’agriculture représentent 82 % du résultat net de la branche agricole, ce qui est considérable. Ainsi, les exploitations françaises de bovins reçoivent des aides représentant 150 % de leur revenu d’exploitation et les aides aux exploitations de grande culture représentent souvent plus de la moitié de ce revenu. Cette situation est dangereuse : comment envisager l’avenir dans une telle dépendance, avec une réforme de la PAC qui se profile ?

Surtout, aujourd’hui, des tensions apparaissent et certains agriculteurs sont en détresse. Une réforme des aides serait indispensable : le référé de la Cour note leur inégalité flagrante. Elles favorisent les grandes exploitations au détriment des plus modestes. Quant à l’objectif environnemental, la Cour considère que les effets du « verdissement » des aides PAC sont, sinon nuls, du moins très limités.

Si, comme c’est envisagé, les dotations de la PAC baissent en 2022, si l’Union se contente de fixer des objectifs (meilleure équité des aides et accentuation du « verdissement ») et renvoie aux Etats, sous son contrôle, la définition des règles de distribution des aides, il faudra bien que les pouvoirs publics assument une politique à la fois de redistribution et de meilleure performance environnementale. S’y préparent-ils ? Préparent-ils les agriculteurs à ces changements ?

 

Dans le domaine de la politique agricole, les chantiers sont tous devant nous : non seulement les agriculteurs ne sont pas prêts à sortir du glyphosate (ni, très probablement, à se passer des autres pesticides) mais ils sont prisonniers d’un système d’aides socialement injustes qu’il faut reconfigurer et dont il faut impérativement renforcer l’efficacité environnementale. Le contexte social est difficile : toute une part d’entre eux ne s’en sort pas ou s’en sort mal.  Il est temps que l’Etat définisse, pour l’agriculture, une stratégie à la fois économique, sociale et environnementale.

Pergama, le 18 novembre 2019

 

[1] Le glyphosate est un herbicide très efficace puisqu’il est à la fois total (tous les végétaux y sont sensibles) et systémique (il attaque les racines). Le Centre international de recherche sur le cancer, agence de l’Organisation mondiale de la santé, l’a déclaré en 2015 génotoxique et cancérogène probable chez l’homme, diagnostic contesté par l’EFSA (agence européenne de sécurité des aliments) qui juge qu’il n’est ni l’un ni l’autre.

[2] L’agriculture de conservation limite ou interdit les labours, protège le sol par des paillages et diversifie les cultures. La qualité du sol s’améliore mais les mauvaises herbes sont plus nombreuses

[3] Le bio-contrôle a recours à des acariens ou insectes ou à des produits phytosanitaires composé de substances naturelles

[4] Usages et alternatives au glyphosate dans l’agriculture française, INRA, 2017

[5] Rapport d’information sur la place de l’agriculture française sur les marchés mondiaux, Sénat, mai 2019

[6] Les soutiens publics nationaux aux exportations agricoles et agroalimentaires, Référé de la Cour des comptes, 5 mars 2019

[7] L’agriculture française à l’heure des choix, CAE, décembre 2015

[8] Loi Legalim un an après, le compte

[9] L’évolution de la répartition des aides directes du fonds européen agricole de garantie (FEAGA) et leurs effets (2008-2015, Cour des comptes, référé d’octobre 2018