Lobbies: garantir la transparence, frapper net et fort

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Lobbies: garantir la transparence, frapper net et fort

Avant de quitter son poste de Président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, institution créée par la loi du 11 octobre 2013 en charge, entre autres, de contrôler les déclarations d’intérêt et de patrimoine exigées des membres du gouvernement et des parlementaires, J-L Nadal a souhaité un meilleur encadrement du rôle des lobbies, autrement dit un renforcement de la loi du 9 décembre 2016 contre la corruption (loi dite Sapin II) et une modification du décret d’application du 9 mai 2017 : ces textes imposent aux représentants d’intérêt qui agissent auprès des pouvoirs publics de s’inscrire sur un répertoire numérique, d’y mentionner les actions menées et les moyens qui y sont consacrés. La Haute Autorité vérifie que les inscriptions sont effectives et met le répertoire en ligne. J-L Nadal souhaite aller plus loin et rendre publiques les dates de rencontre entre les lobbies et le législateur, voire les propositions remises. Cette transparence accrue, indispensable, devrait toutefois s’appliquer plus largement : dans nombre de politiques publiques, l’on avance mieux par compromis. En matière de moralisation, les demi-mesures étant inefficaces, il faut au contraire frapper net.

Rendre transparent le processus d’élaboration de la loi

J-L Nadal propose, au-delà de la publicité des contacts entre lobbyistes et responsables publics, que les amendements parlementaires soient « sourcés », manière de reconnaître que les textes soumis au vote émanent parfois très directement des lobbies. De fait, l’omniprésence de ces « influenceurs » et leur poids dans la décision politique restent des problèmes graves malgré les dispositions de la loi Sapin du 9 décembre 2016. D’un récent film sur la démission de Nicolas Hulot[1], l’on retient le témoignage effaré de Delphine Batho, alors parlementaire, racontant comment un amendement à la loi Alimentation sur l’interdiction du glyphosate qu’elle a déposé sur le logiciel ad hoc de l’Assemblée nationale (à accès réservé) a été transmis dans l’heure à l’UIPP (Union des industries pour la protection des plantes, association de producteurs de produits phytosanitaires), avant même que les députés en aient pris connaissance ; l’on se souvient ensuite de l’interview du jovial T. Coste, lobbyiste de profession, qui gagne sa vie en défendant la chasse et les armes à feu, proche d’E. Macron qu’il a épaulé dans la campagne présidentielle et dont il se dit encore le conseiller, qui s’étonne que le ministre de la transition écologique ait été choqué par sa présence dans une réunion à l’Elysée avec le Président. « Honnêtement » dit-il (sic), « je n’ai pas compris ».

Il faut donc que chacun s’habitue à trouver anormale la présence « informelle » d’un lobbyiste dans un cercle public : si l’on met à part les syndicats et les ONG, souvent classés dans les lobbies mais qui sont des représentants utiles de certaines catégories sociales ou de certains idéaux, les lobbyistes ne se contentent pas de porter dans la sphère publique le rappel légitime des intérêts privés. Ils veulent entrer dans un processus de coproduction des textes et font jouer une expertise souvent falsifiée, souvent incomplète. Comme le montre le site La vie des Idées[2], ils suivent aussi des stratégies désormais bien identifiées : semer le doute sur les expertises scientifiques qui ne les servent pas, accepter des chartes ou des engagements de bonne pratique plutôt que des règles, soutenir que les effets nocifs décelés résultent de causes plurielles et ergoter enfin sur le niveau des normes pour les rendre moins contraignantes. Les lobbies ne sont pas des interlocuteurs anodins : ce sont des entreprises de manipulation.

L’Union européenne – au moins le Parlement européen –  a aujourd’hui des préoccupations similaires à celles du Président de la HATVP. Il faut dire que la présence des lobbyistes y est massive (entre 26 000 et 36 000 personnes, salariés des entreprises, cabinets de relations publiques et avocats)  et plutôt mal encadrée : l’ONG Transparency international a répertorié plus de lobbyistes que d’inscrits sur le registre commun à la Commission et au Parlement où l’inscription n’est d’ailleurs pas obligatoire, sauf pour rencontrer certains hauts responsables ; selon cette ONG, la moitié des ex-commissaires et un tiers des anciens députés européens deviennent lobbyistes ; des lobbyistes participent régulièrement aux groupes de travail qui préparent, très en amont, les évolutions réglementaires ; enfin la collusion des agences de l’Union qui interviennent sur les produits chimiques, la sécurité des aliments et le médicament avec les entreprises de leur secteur est régulièrement dénoncée et, au demeurant, de plus en plus clairement documentée, les agences se contentant de reprendre dans leurs propres évaluations des passages entiers des rapports remis par les industriels. En 2019, le Parlement a souhaité réagir : les parlementaires ne peuvent désormais rencontrer que les lobbyistes inscrits sur le registre ; ceux qui ont des fonctions de rapporteurs ou de présidents de commissions doivent publier leur agenda en mentionnant les réunions prévues avec des lobbyistes ; les députés ordinaires sont invités à faire de même ; enfin, tout rapport mentionnera les rencontres avec les représentants d’intérêt. Cependant, les négociations tendant à rendre obligatoire l’inscription sur le registre pour rencontrer un membre de la Commission, du Parlement ou du Conseil européen ont échoué.

En France, 322 députés de la majorité présidentielle se sont engagés[3], en octobre dernier, à publier leur agenda et le « sourcing » des amendements qu’ils défendront. La seule faiblesse de leur engagement (mais elle est de taille) est d’exiger que la démarche reste volontaire et non obligatoire : ils ne veulent être ni contrôlés ni sanctionnés, même pas par le bureau de l’Assemblée nationale, jugeant que ce serait une atteinte inacceptable à la liberté et à la démocratie. On mesure alors combien des parlementaires pourtant favorables à la transparence gardent des réflexes d’un autre âge : ils se placent spontanément au-dessus de la loi commune. Se doter d’un cadre éthique obligatoire et le respecter, c’est pourtant plus simple et plus sain. Il faut toutefois aller plus loin.

Rendre transparente toute la chaine de décisions

 L’actuel procès du Médiator rappelle qu’au-delà des lobbies, il y a des agents publics négligents, voire complaisants ou corrompus. Ainsi l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé), qui était en charge à l’époque du Médiator de donner l’autorisation de mise sur le marché des médicaments[4], a, s’agissant de ce produit phare des laboratoires Servier, négligé toutes les alertes, notamment une étude de 1995 qui démontrait le lien entre la famille à laquelle appartenait la molécule du produit et une maladie mortelle, l’hypertension artérielle pulmonaire, étude qui a conduit à retirer du marché des produits frères du laboratoire Servier.  Les anciens cadres et dirigeants de l’Agence, y compris l’ancien responsable de l’évaluation des médicaments, devenu ensuite le salarié de Servier, ont tous affirmé lors du procès en cours qu’ils ignoraient la proximité chimique du médicament avec des anorexigènes déjà interdits et qu’ils ne savaient pas que le médicament était prescrit hors des indications thérapeutiques officielles (le diabète). Le mensonge éhonté devrait faire partie des fautes pénales graves…En tout cas, le fait que l’AFSSAPS n’est incriminée que pour « blessures et homicides involontaires » représente une impunité insupportable : c’est elle qui avait le pouvoir de décision. Si l’on veut s’attaquer au lobbies, il faut aussi resserrer les règles destinées à empêcher les décisions de complaisance, essentiellement sur les produits ayant des conséquences sur la santé, et, sinon sanctionner, du moins démasquer les scientifiques qui vendent leur caution.

Sur ce fondement, les décisions à prendre seraient les suivantes :

1° Les pouvoirs publics doivent définir les exigences minimales auxquelles doivent répondre les études présentées par les entreprises pour obtenir des autorisations de mise sur le marché et ils doivent vérifier leur bonne application (échantillon des essais, délais et doses d’exposition, prise en compte de la littérature scientifique existante…). L’objectif est d’éviter qu’à la suite d’un scandale comme celui des implants défectueux en 2018, l’on ne découvre « la faillite complète » des dispositions de contrôle des dispositifs médicaux implantés (stents, valves cardiaques, prothèses…) dès avant leur mise sur le marché, puisque ne sont exigés ni essais cliniques ni même examen par les autorités sanitaires[5].  Cela éviterait que l’on ne dispose d’études contradictoires sur l’effet des OGM dont il semble bien que la dernière, qui conclut à leur innocuité, soit la plus fiable[6]. Quant au respect des exigences définies par les textes, l’ONG Générations futures chiffre à 16 % le pourcentage des études fournies par les entreprises qui, dans le domaine des pesticides, y répondent[7].

2° La lutte contre les conflits d’intérêts doit être bien plus vigoureuse. Dans le domaine de l’expertise sanitaire, le texte applicable aux agences publiques est la Charte annexée au décret du 21 mai 2013. L’association Formindep[8] avait, en son temps, sans succès, formé une requête en annulation de ce texte, jugé trop laxiste puisqu’il laisse les agences libres de juger elles-mêmes si l’expert est ou non en situation de conflit d’intérêt et permet même, dans des cas exceptionnels, le recours à un expert reconnu en situation de conflit d’intérêt. Depuis lors, la Cour des comptes[9] a fortement souligné les lacunes d’application de la loi en ce domaine…Ainsi, la Formindep s’est intéressée récemment à la politique des CHU, particulièrement ciblés par les industries de santé pour leur rôle dans la recherche et la formation des médecins : sur les différents items (cumul d’emploi public et privé, partenariat de recherche, déclarations des liens d’intérêts, financement d’événements, intervention de délégués médicaux en formation initiale ou continue…), 3 CHU sur 32 ont élaboré des règles, un sur deux n’a défini aucune politique,  les autres ont des éléments rudimentaires. Les témoignages pourtant abondent sur l’étroitesse des relatons entre industrie et médecins, liens qui se nouent dès les études, et sur leur influence sur les prescriptions[10].

3° Enfin et surtout, dès lors qu’un intérêt public est en jeu, les autorités publiques doivent lever le secret des affaires et accepter la transmission des études réalisées par les industriels (et des données brutes sur lesquelles elles reposent) aux élus comme à la presse. Cela permettrait la bonne information du public et les éventuelles contre-expertises des chercheurs qui le souhaiteraient.

 Au niveau de l’Union, la situation s’est récemment éclaircie en ce domaine : le 7 mars 2019, le Tribunal de l’Union a imposé à l’EFSA (Agence européenne de sécurité des aliments) de communiquer aux députés européens les études de cancérogénéité du glyphosate, arguant qu’il ne s’agissait pas là d’un « secret » des affaires à protéger comme le soutenait l’Agence.   D’une manière plus générale, le 17 avril 2019, le Parlement européen a voté un texte qui impose la publication des études transmises par les industriels à l’EFSA pour obtenir une autorisation de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques : les scientifiques pourront donc vérifier la qualité de ces études et l’EFSA hésitera davantage à copier/coller le contenu de ses études dans ses propres évaluations. En outre, un projet de nouveau règlement sur l’évaluation des risques dans la chaine alimentaire insiste sur la nécessaire transparence du processus d’évaluation et sur la réactivité de la Commission et des agences en cas de signalement d’un événement indésirable après autorisation.

Pourtant, en France, dans le cadre d’une enquête sur les implants médicaux, le journal Le Monde s’est vu refuser par la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs), au nom de la protection du secret des affaires, communication de la liste des implants ayant reçu un certificat de conformité par l’EPIC en charge de ce service public. La loi du 30 juillet 2018 dispose pourtant que le secret des affaires n’est pas opposable lorsque sa divulgation intervient pour exercer le droit à la liberté d’information proclamée dans la charte des droits fondamentaux de l’Union. Ce droit à communication est éclairé par des jurisprudences de la CEDH qui considère que, si la presse n’a pas en principe à révéler d’informations confidentielles, il lui appartient de communiquer des informations dès lors que la question traitée est d’intérêt général.

 

Si, aujourd’hui, on interrogeait les Français sur les priorités de moralisation des affaires publiques, ils citeraient moins, sans doute, l’encadrement des lobbies que l’amélioration des pratiques de certains élus révélées par les récentes affaires de condamnation ou de mise en examen : de N. Sarkozy aux époux Balkany, de plusieurs cadres du Rassemblement national à F. Bayrou, l’on n’en finit plus de toucher le fond de mœurs politiques douteuses. Ce contexte inspire plusieurs remarques : pour empêcher la répétition de cette délinquance, il faut songer là aussi à modifier le droit, interdire la création de partis sans adhérents qui ne servent qu’à multiplier les financements, réglementer le recours à des montages complexes faits pour gonfler le remboursement des frais de campagne, instituer une meilleure transparence dans les finances internes des partis. Surtout, la justice ne sera crédible que si elle est plus rapide. Parfois (affaire de Karachi), l’on comprend les raisons d’une lenteur interminable (invocation du secret défense, qui ne sert pas qu’à dissimuler les informations qui doivent rester confidentielles et manœuvres dilatoires diverses). Mais parfois les retards sont inexplicables : c’est le cas pour l’affaire Balkany ou l’affaire des assistants parlementaires, où il a fallu deux ans entre l’ouverture d’une enquête préliminaire en 2017 et les mises en examen de 2019. Ces pratiques (5 ou 10 ans d’instruction parfois) alimentent le populisme, tant le contraste est net entre la rapidité des sanctions pénales imposées aux justiciables ordinaires et la lenteur avec laquelle sont jugés des hommes politiques ou des agents publics. Cahin-caha, la justice passe pourtant. Mais la différence entre les malhonnêtetés politiques et la lutte contre les lobbies, c’est que cette dernière ne peut pas attendre : l’apathie a des conséquences parfois dramatiques sur la santé, la transition écologique ou la biodiversité. L’urgence est donc là. Il n’est pas du tout certain que les pouvoirs publics la perçoivent, alors qu’ils devraient bien construire un plan de reconquête de la confiance de la population, socle de toute réussite politique.

Pergama, 8 décembre 2019

[1] Le départ de M. Hulot, Collection documentaire « C’était écrit », film de K. Rissouli et A. Pizzini, 2019

[2] Les lobbies vus par les sciences sociales, La Vie des idées, mai 2019

[3] Lobbying, pour des pratiques radicalement nouvelles et volontaristes en matière de transparence, Tribune publiée dans le Monde du 9 octobre 2019.

[4] L’AFSSAPS aujourd’hui remplacée par l’ANSM (Agence nationale de sécurité des médicaments)

[5] L’expression « faillite » figure dans le rapport de la mission d’information de l’Assemblée nationale relative aux dispositifs médicaux, mars 2019.

[6] Cf. pour l’étude la plus ancienne, Sciences et avenir, novembre 2012 et, pour la plus récente, Toxicological Sciences, décembre 2018.

[7] « Données manquantes ou non prises en compte de la littérature scientifique dans les dossiers d’évaluation des pesticides au niveau européen », Générations futures, septembre 2019.

[8] La Formindep (Association pour une formation médicale continue indépendante) s’oppose à l’interférence des intérêts économiques dans la formation et l’information des médecins.

[9] La prévention des conflits d’intérêts en matière d’expertise sanitaire, Cour des comptes, 2016.

[10] Cf. le livre de S. Horel « Lobbytomie », La Découverte,  2018, et une étude publiée en 2019 par la revue  British medical journal, qui suggère que les médecins généralistes qui ne reçoivent aucun cadeau des firmes ont de meilleurs indicateurs d’efficience de prescription et prescrivent des médicaments moins chers.