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Lutte contre la fraude fiscale : une politique très légitime

Deux rapports sont parus cet automne : en novembre, la Cour des comptes, saisie par le Premier ministre en mai dernier pour dresser un état des lieux de la fraude fiscale et faire le bilan de l’action des services fiscaux en ce domaine, a fait paraître un rapport très critique de l’action publique sur « La fraude aux prélèvements obligatoires ». En septembre 2019, une mission d’information de l’Assemblée nationale a rendu une étude sur le bilan de la lutte contre les montages transfrontaliers, à savoir la fraude ou l’optimisation fiscales au niveau international. Ce n’est pas tout à fait un hasard si les rapports se multiplient sur ce sujet[1] : les conférences citoyennes réunis lors du grand débat tenu au printemps dernier ont souligné que la lutte contre la fraude et l’optimisation fiscale devait être intensifiée, la demande portant sur davantage de contrôles et sur une fiscalité plus juste. Dans sa lettre de saisine à la Cour des comptes, le Premier ministre rappelle de fait la grande sensibilité de l’opinion publique à la justice fiscale. Il évoque aussi les conséquences économiques de la fraude (surtout des nouvelles formes de fraude), concurrence faussée entre les entreprises et course des Etats au moins disant fiscal, qui, au final, les pénalise tous.

Les deux rapports évoqués ci-dessus ne se recouvrent pas totalement : le premier s’intéresse aux déterminants et aux formes de la fraude comme à son chiffrage avant d’évoquer le renforcement des textes et des outils qui permettent aujourd’hui une meilleure lutte contre la fraude ; le second expose bien plus en détail les réponses normatives apportées au niveau international dans les années qui viennent de s’écouler et demande que cet effort, indéniable, se poursuivre, notamment au niveau de l’Union, pour taxer les activités numériques ou lutter contre les pratiques fiscales abusives de certains Etats membres. Les deux présentent toutefois un point commun : alors que les outils pour améliorer la lutte fiscale se sont enrichis et affaiblissent, en théorie, l’impunité des fraudeurs, les résultats enregistrés au niveau national ne sont pas bons. La Cour préconise de « remobiliser » les administrations en charge de la lutte contre la fraude et, dans certains cas, de les renforcer. Il ne suffit pas de durcir les règles et d’intensifier la coopération internationale : encore faut-il que la lutte contre la fraude devienne une priorité politique.

S’adapter à une fraude évolutive

L’habitude (presque tous les rapports sur la fraude commencent ainsi) est de faire des distinctions entre différentes notions, optimisation fiscale (où le contribuable choisit de faire jouer un dispositif qui lui est légalement ouvert et lui permet de payer moins d’impôt), évasion fiscale, qui consiste à diminuer un impôt dû soit de manière légale (c’est alors de l’optimisation) soit par abus de droit, en utilisant des dispositions sous un angle formel sans en respecter l’esprit (et c’est alors répréhensible), inexactitudes et omissions, qui relèvent aussi soit de la fraude soit de l’erreur, et la fraude proprement dite, qui suppose la démonstration d’un élément intentionnel. Le rapport de la Cour des comptes note que ces catégories sont poreuses et que leur distinction ne présente, au regard des finances publiques, qu’un intérêt relatif. L’on pourrait d’ailleurs ajouter qu’aux yeux de l’opinion publique, la pratique des entreprises numériques de placer leur siège social dans de paradis fiscaux et d’y rapatrier le bénéfice des différentes filiales en utilisant des « prix de transferts » ajustés, pour légale qu’elle soit, témoigne de la volonté de ne pas respecter les règles du jeu ni la morale publique, qui veut que les acteurs économiques payent leur part des biens et services publics. La différenciation entre toutes ces formes de fraude est cependant utile : en effet, s’il est possible d’estimer la fraude et les irrégularités, il est bien plus difficile d’estimer le montant de l’évasion fiscale et surtout de l’optimisation fiscale qui s’est développée fortement avec l’économie numérique. Pour autant, des travaux existent : le CEPII[2] en mène qui, dans une lettre de juin 2019[3], estime à 36 Mds les bénéfices des multinationales qui en France échappent à l’impôt, soit une perte de 12 Mds pour la France. Cette optimisation est aussi plus difficile à empêcher : il faut radicalement modifier des règles fiscales inadaptées et le faire de manière commune. Or, les négociations pour trouver un accord international permettant de taxer les GAFA là où ils réalisent leur profit sont, aujourd’hui, incertaines et il existe un risque fort que ce projet s’enlise.

Au-delà de l’optimisation, au-delà des fraudes traditionnelles (travail dissimulé ou non déclarations de recettes dans le BTP ou le commerce de détail), le rapport de la Cour des comptes met l’accent sur l’ampleur et le développement de certaines fraudes.
Ainsi, le placement des grandes fortunes dans des paradis fiscaux est estimé en 2013 à 7600 Mds$ par une étude de l’économiste G. Zucman. La « fraude des riches » serait alors élevée. Selon une estimation conduite sur le fondement de l’exploitation des « Panama papers » pour les seuls résidents danois, elle atteindrait 25 % de l’impôt dû : à ce niveau, l’explication traditionnelle par le caractère « confiscatoire de l’impôt » pour les catégories les plus aisées ne tient guère. Plus probablement, comme l’indique le sociologue P. Lascoumes dans son ouvrage « Sociologie des élites délinquantes » (2014), les classes aisées ont tellement intériorisé leur statut de classes dominantes qu’elles ne se reconnaissent pas comme de potentiels coupables et suivent simplement leur bon vouloir.

 Par ailleurs, les fraudes qui se développent relèvent des échanges de e-commerce intra et sans doute encore davantage extra-européen (TVA impayée, cotisations sociales impayées pour les prestations de services) : les instruments de repérage et de lutte sont encore faiblement développés. Il en est de même pour le travail détaché (la refonte du statut des travailleurs détachés en 2018 n’a pas modifié les dispositions qui les rattachent au pays d’origine pour la sécurité sociale).

 Estimer la fraude

Pourquoi est-ce nécessaire ? Déjà en 2007, un rapport du Conseil des prélèvements obligatoires avait recommandé de renforcer la fiabilité des informations existantes, recommandation suivie d’effet pour ce qui concerne la fraude sociale (il existe plusieurs études officielles mais elles ne sont pas menées régulièrement) et pas pour la fraude fiscale. Ce chiffrage répond à une attente légitime de l’opinion publique qui ne dispose aujourd’hui que d’estimations réalisées par une organisation syndicale (80 à 100 Mds), jugée élevée et parfois non fiable mais jamais contredite par une étude mieux étayée. Par ailleurs, s’interroger sur l’ampleur de la fraude (et sur le développement de nouvelles sortes de fraude) permet de mieux définir des stratégies, de mieux cibler les contrôles, de mieux évaluer l’effet des législations.

Est-ce possible ? Selon la Cour, la moitié de 58 pays de l’OCDE étudiés se livrent à des chiffrages le plus souvent partiels, seuls 4 pays (Etats-Unis, Royaume-Uni, Italie et Estonie) faisant porter l’évaluation sur l’ensemble des prélèvements obligatoires. Les autres disposent de travaux sur un nombre plus ou moins réduit d’impôts (intégrant, le plus souvent, la TVA).  La plupart ne chiffrent pas la fraude mais l’écart fiscal, c’est-à-dire la différence entre les sommes qui auraient été encaissées en situation de parfait respect de la loi fiscale et celles qui sont réellement encaissées (méthode descendante). Cette différence ne mesure pas la fraude stricto sensu : elle peut s’expliquer par plusieurs facteurs, insolvabilité de certaines entreprises, irrégularités involontaires ou fraude. Les Etats qui tentent d’estimer la fraude le font sur la base des contrôles réalisés, en corrigeant les biais de ciblage des contrôles et en en extrapolant les résultats (méthode ascendante). La surprise est que les résultats sont extrêmement contrastés selon les pays : ainsi l’écart fiscal sur la TVA estimé en 2017 par la Commission européenne va de 2% à 35 % des recettes théoriques selon les pays, la France se situant à 6,7 %, sous la moyenne qui est de 11,2 %.

Que fait la France ? La France dispose de deux études (2014 et 2016, actualisée en 2018) tendant à estimer la fraude aux cotisations sociales sur le fondement d’une extrapolation des contrôles effectués : la première donne une fourchette de 20 à 25 Mds, la deuxième, fondée sur des contrôles aléatoirement définis et donc non redressés, une fourchette de 6 à 7,5 Mds. Quant à la fraude fiscale, quelques chiffres circulent : l’actualisation de l’étude du Conseil des prélèvements obligatoires de 2007 donnerait en 2018 une fourchette comprise entre 38 et 52 Mds. Le syndicat Solidaires évoque de 80 à 100 Mds. Une étude ponctuelle sur la TVA en 2012 conclut à un « écart » (irrégularités ou fraudes) de 15 Mds.

 Quelles recommandations ? Tout reste à faire ou quasiment : il faut construire des outils permettant d’estimer la fraude pour faire cesser les approximations. La Cour insiste pour que ce travail ne soit pas simplement destiné à satisfaire l’opinion publique : les services fiscaux doivent élaborer parallèlement une doctrine sur l’utilisation de ces évaluations dans l’organisation de la lutte à mener. De plus, la lecture du rapport renforce une conviction de départ : il est possible d’affiner les études et de les rendre plus fiables : elles resteront toujours approchées mais, au moins, pas phantasmatiques. Le gouvernement, dans sa réponse, s’y engage, au moins en principe. Pourtant, il a déjà en 2018 promis la création d’un Observatoire de la fraude fiscale, qui n’a jamais vu le jour : il craint la publication de chiffres qui seraient compris comme la mesure de son échec et dont ses opposants feraient une exploitation démagogique.

 Le contraste : un renforcement sans précédent des outils et de la réglementation et un manque de moyens humains

 Tant le rapport de la Cour que celui de l’Assemblée nationale mettent l’accent sur le développement au niveau international, dans la décennie qui vient de s’écouler, des instruments de lutte contre la fraude. La presse et les diverses révélations qu’elle a portées (des fichiers HSBC de 2015 aux « Panama papers » en 2016 puis aux « Cumex files » de 2018) y sont pour quelque chose mais la crise financière aussi, qui a renforcé la sensibilité aux pertes fiscales liées à la fraude et accru les exigences d’égalité. L’OCDE a ainsi soumis à ratification une nouvelle convention internationale, la BEPS, Base Erosion and Profit Shifting) qui comporte des clauses contre les concurrences fiscales dommageables et prévoit des échanges automatiques de déclarations. L’Union a adopté plusieurs directives pour améliorer la transparence fiscale, la coopération et les échanges de données.  La législation interne s’est durcie : les lois du 26 décembre 2013 et du 23 octobre 2018 ont renforcé les pouvoirs de contrôle et les sanctions. Bref, les instruments de lutte contre la fraude se sont renouvelés et enrichis et l’opinion publique est devenue favorable à la traque des fraudeurs.

Pour autant, en France, le plan national de lutte contre la fraude n’est plus actualisé depuis 2016 ; les effectifs consacrés à la lutte contre la fraude fiscale baissent (ils sont passés de 2013 à 2018 de 9239 à 7228 agents) ; les contrôles et les montants notifiés et recouvrés baissent eux aussi tendanciellement ; la formation des agents est insuffisante ; les suites judiciaires sont moins nombreuses même si les peines s’alourdissent et là aussi, les moyens humains sont parfois insuffisants. Selon la Cour des comptes, l’organisation elle-même des services reste encore excessivement déconcentrée et généraliste, même si elle s’efforce d’évoluer vers des pôles plus spécialisés, seule méthode pour contrer des fraudeurs de plus en plus avertis. La Direction des finances publiques se défend de ces critiques en arguant que le développement des outils informatiques justifie la réduction des effectifs : l’argument, dans un secteur en fort développement qui fait face à des formes nouvelles de délinquance, ne convainc pas vraiment. L’intelligence humaine est dans ce cas décisive, même si les bases de données sont précieuses. Des évolutions du droit devraient par ailleurs être étudiés (simplification des textes qui favorisent des montages complexes, appel à des tiers pour enregistrer et payer la TVA pour les opérations en ligne, élargissement du dispositif des aviseurs…). Tous ces projets ont besoin de personnels.

 Pour expliquer ce contraste entre l’émergence d’une préoccupation internationale de plus en plus vive et l’atonie de l’impulsion politique donnée en France, les agents du ministère des finances estiment que le pouvoir politique a choisi de mettre l’accent sur une France désormais « business friendly », accueillante aux entreprises et moins « procédurière ». Ainsi, ils évoquent le contenu de la loi ESSOC « pour un Etat au service d’une société de confiance » du 10 août 2018 qui prévoit un « droit à l’erreur » des entreprises et allège les sanctions (notamment les intérêts de retard dans le domaine fiscal) en cas de bonne foi. Pourtant, à lire avec attention la loi, elle ne met pas d’obstacle à la lutte contre la fraude : le droit à l’erreur est limité au cas des personnes ayant méconnu pour la première fois une règle ou ayant fait une erreur matérielle dans une déclaration, si elles régularisent après demande de l’administration. Il ne couvre pas les envois ou déclarations qui doivent se faire dans un délai prescrit et, par exemple, l’absence d’envoi de la déclaration nominative d’embauche n’y entre pas, pas plus que la méconnaissance de délais de paiements contractuels. Il ne couvre pas non plus les sanctions des autorités de régulation à l’égard des professionnels soumis à leur contrôle. L’administration garde enfin le droit de ne pas appliquer ce droit en cas de mauvaise foi ou de fraude. Les agents évoquent aussi la loi Pacte  du 22 mai 2019, loi fourre-tout, qui assouplit ou supprime les contraintes dont se plaignent les entreprises (notamment la réglementation sur certains seuils, le stage préalable des artisans ou l’obligation d’un règlement intérieur pour les petites entreprises). Au final, les contrôleurs fiscaux ont vu dans ces textes un message politique de désaveu des contrôles et une volonté de ne pas entraver l’activité économique…La France doit trouver, c’est certain, un meilleur équilibre entre ses priorités : le contrôle fiscal doit, en tout cas, en rester un.

Pergama, le 15 décembre 2019

 

[1] Après un rapport de 2016 du CESE sur « Les mécanismes d’évitement fiscal, leurs impacts sur le consentement à l’impôt et la cohésion sociale », un rapport de 2018 de l’Assemblée nationale a traité de « L’évasion fiscale internationale des entreprises »

[2] Le CEPII, centre d’études prospectives et d’informations internationales, est un centre de recherches en économie internationale placé auprès du Premier ministre

[3] « L’évitement fiscal des multinationales en France, combien et où », Lettre de juin 2019. Il est à noter qu’une note du Conseil d’analyse économique (« Fiscalité internationale des entreprises, quelles réformes pour quels effets », CAE, novembre 2019) parvient, avec d’autres modes de calcul au chiffre de 4,6 Mds de pertes fiscales, chiffre qu’il juge cependant probablement sous-estimé.