Les leçons du Brexit

Une réforme qui part en lambeaux
22 décembre 2019
Amélioration de l’emploi : en cerner la portée
12 janvier 2020

Les leçons du Brexit

Alors que, depuis 18 mois, la date du Brexit semblait incertaine, elle paraît désormais inéluctablement fixée au plus tard au 31 janvier 2020 : la Chambre des communes a adopté dans son principe, le 20 décembre, le projet de loi de « Withdrawal Agreement », avant la présentation du texte proprement dit au vote des deux chambres courant janvier. Naturellement, rien n’est terminé et, en réalité, tout commence : le texte ne fixe pas seulement les conditions du retrait mais ouvre une période de transition, qu’il fixe désormais à un an, fin 2020, pour permettre de négocier les termes de la relation future entre le Royaume-Uni et l’Union. C’est à cet horizon que l’on mesurera les conséquences concrètes de la séparation, dont le Traité de retrait ne fait qu’esquisser les grandes lignes. Pour autant, à cette étape, il est possible de tirer un premier bilan : d’abord, malgré le caractère apparemment limpide de l’article 50 du traité sur l’Union européenne, il n’est manifestement pas facile de sortir de l’Union. Ensuite, comme c’est l’usage dans la vie politique, la petite histoire chasse la grande : l’Union s’est bien davantage intéressée, depuis 3 ans, aux péripéties du départ et aux rebondissements des votes au Parlement du Royaume Uni qu’à une réflexion sur les causes de cette séparation et donc sur son propre fonctionnement. Enfin, le Brexit symbolise l’impasse qui guette les démocraties occidentales, où par rage de subir des inégalités considérées comme insupportables et d’éprouver un sentiment de dépossession de soi-même, les citoyens risquent de choisir, dans un certain brouillard il est vrai, une stratégie perdante pour tous.

Une rupture presque impossible

 Le Royaume-Uni, consulté par référendum en juin 2016, a voulu quitter l’Union européenne. La surprise et le choc ont été immenses, même si, en relisant l’histoire, on s’aperçoit que l’adhésion de ce pays, perpétuellement renégociée dans les instances de l’Union, n’était guère solide, et que la contestation populiste montait en puissance depuis des années :  le parti du Brexit de N. Farage a progressé quasi-continûment des élections européennes de 2004 jusqu’en 2016, sans que cette montée en puissance se soit traduite au niveau du Parlement Britannique, du fait du mode de scrutin.

Sur le plan juridique, l’article 50 du traité de l’Union donne un cadre juridique clair à une décision de sortie unilatérale. Une sortie « sauvage » (un no-deal choisi dès l’abord) ne paraît en effet guère envisageable tant les droits européen et interne sont imbriqués. En vertu de l’article 50, le pays qui veut quitter l’Union notifie donc son intention au Conseil. Celui-ci élabore des orientations de négociation sur l’accord de retrait, qui doit être signé entre le pays demandeur et le Conseil dans les deux ans, délai qui peut être prolongé. Dès la signature de l’accord ou, à défaut, à l’expiration du délai fixé, les traités européens cessent d’être applicables au pays concerné.

En pratique, la situation s’est révélée bien plus compliquée.

En premier lieu, les deux partenaires n’ont pas compris à l’identique le sens de la négociation, la partie britannique s’étant révélée la moins bien préparée à affronter la complexité de l’exercice. La nouvelle première ministre T. May a, depuis le référendum jusqu’au début des négociations, affirmé (elle parlait aux brexiters) qu’elle souhaitait que le Royaume-Uni « redevienne une Nation pleinement indépendante et souveraine, qu’elle reprenne le contrôle de ses frontières et qu’elle cesse d’être sous la juridiction de la Cour de justice européenne ». Le Livre blanc du 2 février 2017 publié par le gouvernement britannique réaffirmait de même que le Royaume-Uni voulait sortir du marché unique et de l’Union douanière « sans demi-mesure ni demande de dérogation », pour être libre de signer librement des accords commerciaux avec les autres pays. Pour autant, le Royaume-Uni souhaitait pouvoir négocier un accord de plus longue durée avec l’Union, évoquant des accès « sectoriels » au marché (notamment dans le domaine financier, où il espérait manifestement garder le « passeport financier » dont bénéficiaient de nombreuses entreprises de la City, c’est-à-dire le droit de vendre des produits financiers de toutes sortes dans tous les pays de l’Union), en contrepartie de contributions elles aussi sectorielles.

Cette conception du Brexit a été douchée par les orientations adoptées par le Conseil en avril 2017 puis par les méthodes de négociation adoptées par l’équipe nommée par la Commission. Le Conseil, avec une fermeté inusitée, a affirmé certains principes, au demeurant inscrits dans les textes : le but de la négociation qui s’ouvrait alors était de négocier un accord de retrait, pas de négocier les conditions  d’une relation plus pérenne, ce qui ne pourrait se faire que lorsque le Royaume-Uni serait devenu un pays tiers ; le Conseil étant toutefois favorable à cette perspective,  il rappelle  alors que les 4 libertés de l’Union (libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes) sont indissociables (autrement dit, le Royaume Uni ne pourra bénéficier de l’une sans accepter les autres)  et exclut une approche « sectorielle ». Il ne s’agit pas, dit-il en substance, de « picorer » ce qui vous arrange. Sur le retrait, il pose comme exigence le règlement de questions prioritaires , en en faisant un bloc indissociable (tout doit recevoir réponse) : garantie des droits des citoyens résidents, absence de vide juridique pour les entreprises lors de la sortie du Royaume-Uni, règlement financier par lequel le Royaume-Uni s’engage à respecter toutes ses obligations, invention d’une solution pour éviter l’institution d’une frontière en Irlande, garantie que le Royaume-Uni continuera à respecter les traités internationaux qui ont engagé l’Union jusqu’à son départ et maintien de la compétence de la Cour de justice de l’Union sur les désaccords qui pourraient survenir sur les conditions de retrait.

On connaît la suite : compte tenu des exigences du Conseil mais aussi de la volonté du Royaume-Uni de garder des liens commerciaux avec l’Union, l’accord de retrait prévoit une période de transition (celle-ci pouvait aller, selon le premier accord rejeté par le Parlement du Royaume-Uni, jusqu’en fin 2022 et désormais, selon le projet de loi  qui lui est soumis en janvier 2019, court jusqu’à fin 2020) pendant laquelle, à part le fait que le Royaume-Uni ne siège plus dans les instances décisionnelles de l’Union, rien ne change…jusqu’à ce qu’un nouveau traité prévoie les conditions d’une relation pérenne. Toutes les exigences du Conseil européen ont été satisfaites. Le seul point sur lequel les discussions ont achoppé avec le Parlement du Royaume Uni (qui, aux termes d’une décision du 24 janvier 2017 de la Cour suprême du pays, doit se prononcer sur le Brexit, ce qui a singulièrement compliqué les choses pour l’exécutif qui souhaitait au départ avoir les coudées franches) a été la question de l’Irlande. A vrai dire, le premier projet de retrait ne proposait pas de solution, se contentant de dire que, si aucune solution satisfaisante n’était trouvée pour empêcher la constitution d’une frontière physique entre l’Irlande du Nord et le reste de l’Île, s’appliquerait une clause de sauvegarde (backstop), l’Union et le Royaume-Uni restant regroupés dans un territoire douanier unique. On se demande parfois s’il ne s’agit pas là d’une pure provocation des négociateurs, sans doute que non pourtant. La disposition est aujourd’hui remplacée par une autre, presqu’aussi bâtarde mais plus circonscrite, selon laquelle l’Irlande du Nord continue d’être soumise à certaines réglementations européennes sanitaires ou douanières pour les produits qui y entrent et sont susceptibles d’arriver dans l’Irlande européenne : des contrôles pourront donc être réalisés en mer du Nord sur ces « importations ».

Il ne faut donc pas s’étonner des trois rejets de l’accord par le Parlement du Royaume-Uni : voilà un pays qui a voté son retrait en 2016 et qui se retrouve, à l’origine jusqu’en 2022, aujourd’hui jusqu’à fin 2020 mais probablement au-delà, tenu d’appliquer l’ensemble du droit européen, y compris les règles adoptées en 2020, alors qu’il n’a plus voix au chapitre et ne sait s’il pourra continuer à commercer dans de bonnes conditions avec l’Union. Les raisons de ce long statu quo sont excellentes : respecter le droit des résidents, la parole donnée, la sécurité juridique des acteurs économiques. Ce statu quo est, à vrai dire, économiquement raisonnable. Mais la population a eu le sentiment d’être trahie. Surtout, les perspectives d’avenir sont compliquées : une fois passé l’accord de retrait, qui n’a réglé que les priorités, reste à redéfinir les liens futurs dans tous les domaines (le Royaume Uni doit ainsi définir une autre politique de l’immigration ou négocier de nouvelles modalités pour les échanges d’étudiants, dans le domaine de la coopération de sécurité ou de la participation à la politique de défense européenne). Reste surtout à organiser les échanges commerciaux, sachant que des contreparties à la baisse ou à la disparition des droits de douane seront sans doute demandées par l’Union (par exemple un ajustement de la nouvelle politique de la pêche pour que les Européens gardent certains droits). L’on a du mal à comprendre comment le Royaume-Uni, qui veut manifestement un traité basique de baisse des droits de douanes, pourrait être en position de force dans ces négociations, alors que près de la moitié de ses exportations vont en Europe tandis que le pays absorbe 7 % de celles de l’Union. Et que veulent dire les termes « ni droits de douane, ni quotas, ni dumping », martelés aujourd’hui par la Présidente de la Commission à propos des négociations futures, sauf à contraindre le Royaume-Uni, s’il veut rester dans le cercle commercial, à garder, au moins partiellement, la réglementation de l’Union, dans les domaines sanitaire, environnemental voire fiscal ?

Une Europe qui sauve les meubles mais pas plus

L’Europe n’a pas toujours été aussi ferme : elle a indirectement prêté la main au Brexit, qui relève d’une velléité très ancienne. On sait qu’en 1975, 2 ans après y être entré, le Royaume-Uni a organisé un référendum sur son adhésion, pour mettre fin aux débats récurrents, à l’époque, au sein du parti travailliste, sur le caractère excessivement libéral de l’Union et sur le risque d’altération de la souveraineté du pays. Le vote a alors été largement favorable au maintien. S’en sont pour autant ensuivis 40 ans de négociation constante, avec la menace souvent brandie d’un départ, pour que le Royaume-Uni obtienne puis garde une ristourne sur sa participation au budget de l’Union ou conquière le droit de n’appliquer ni la Charte des droits fondamentaux, ni la directive sur le temps de travail. En 2015, après avoir lui aussi promis un référendum pour calmer les dissensions chez les conservateurs, David Cameron a joué de la montée populiste dans son pays pour exiger de nouvelles concessions, qu’il a obtenues sans mal d’un Conseil européen sans principe ni tenue :  le Royaume-Uni a alors obtenu, en violation des règles fondamentales de libre circulation des travailleurs, que les travailleurs européens résidant au Royaume-Uni depuis moins de 4 ans soient exclus du bénéfice des prestations sociales du pays (la durée de cette dérogation était fixée à 7 ans), que les enfants non-résidents des résidents européens au Royaume Uni  ne bénéficieraient des prestations familiales anglaises que modulées selon le coût de la vie de leur pays de résidence, que les réglementations bancaires soient adaptées pour ne pas gêner le marché de Londres et, symbole ultime, que le Royaume-Uni n’ait  pas à s’engager dans l’« Union toujours plus étroite » que mentionnent les considérants du Traité de Lisbonne, dont les signataires se disaient pourtant résolus à poursuivre un tel processus « entre les peuples de l’Europe ». En acceptant ces exceptions déshonorantes, l’Union a cru éviter le Brexit. Elle a contribué à le justifier.

Après le référendum du Brexit, l’on aurait pu espérer un sursaut, peut-être dans le sens d’une Europe plus « politique », puisque le Royaume-Uni s’opposait à cette évolution et aussi parce que cela aurait permis de contrer l’affaiblissement de l’Union causé par le Brexit. « La plus grosse erreur que nous puissions faire serait de laisser entendre qu’à 27 on peut continuer comme avant », disait alors Alain Juppé, « il faut écrire une nouvelle page, un nouveau chapitre de l’histoire de l’Europe ». Il n’en a rien été. Rétrospectivement, si l’on met à part l’élaboration du programme de la nouvelle Commission de 2019 qui cherche, c’est vrai, à réorienter les choix et veut approfondir voire redresser certaines politiques, les seules réflexions officielles de l’Union qui ont tenté un exercice de bilan et prospective ont été inspirés par la crise de l’euro : encore le rapport dit des 5 Présidents (« Compléter l’Union économique et monétaire », 2015) qui va dans ce sens ne porte-t-il que sur l’Union économique et monétaire (il souhaiterait qu’elle tende à une réelle convergence économique) et ne propose-t-il aucun changement institutionnel, juste, au moins dans un premier temps, un approfondissement de l’Union bancaire.  Ce rapport n’a d’ailleurs pas été appliqué. Les hommes politiques (F. Hollande puis E. Macron) n’ont pas été avares de propositions, les universitaires ont déversé des analyses très complètes sur les carences de l’Union en termes de politiques et de gouvernance et envisagé une Europe concentrique où chacun avancerait à son rythme. Rien n’a changé.

Il faut dire que le contexte du retrait du Royaume-Uni (crise migratoire, Etats refusant ouvertement d’appliquer le droit européen, influence de régimes populistes à l’est puis au sud de l’Europe) a plutôt incité l’Union à faire profil bas et à abandonner tout ce qui pourrait évoquer un renforcement de ses pouvoirs. Au final, la seule réaction de l’Union au Brexit a été défensive : en se raidissant sur les principes et en imposant un front uni lors des négociations avec le Royaume-Uni, l’Union a envoyé un message dissuasif aux éventuels candidats au départ : il n’y aura pas de Brexit heureux[1], voire pas de « vrai » Brexit.

Les choix irrationnels de la démocratie

La surprise du Brexit a été grande : certes, comme vu ci-dessous, il s’est annoncé de loin. Mais enfin, s’agissant de l’immigration, qui a été manifestement un déterminant fort, le Royaume-Uni a toujours été favorable à l’élargissement de l’Europe et à la liberté de circulation et a toujours été une terre d’immigration, ne serait-ce qu’en provenance des pays de l’ancien Commonwealth. La désindustrialisation de certains territoires n’est pas de la responsabilité de l’Europe, même si l’on trouve des connexions entre mondialisation et Union européenne et si l’Europe garde une idéologie libérale. L’Europe est donc apparue davantage comme un prétexte que comme une véritable cause de la colère populaire. Pour autant, depuis le refus du traité de 2005, chacun aurait dû s’alerter : des rejets parallèles de l’Europe sont constatés dans d’autres pays, y compris en France, avec un retour du nationalisme et de la xénophobie et le sentiment que les élites seules profitent d’un système qui n’est pas démocratique. Mais personne n’apprend de ses erreurs.

La surprise a été telle qu’un réflexe récurrent a conduit à remettre en cause le caractère démocratique du choix effectué, à une majorité nette (51,9 %) mais petite[2]. Il est vrai que les résultats y ont aidé, tant ils révélaient de clivages : géographiques d’abord (seule, en Angleterre, la circonscription de Londres a voté pour le « remain », toutes les autres ont voté pour le départ tandis que l’Ecosse était massivement favorable au maintien), générationnels ensuite (les ¾ des jeunes de 18 à 24 ans ont voté « remain », tout comme la moitié des 25-49 ans, et ce sont les ruraux et les personnes âgées qui ont massivement fait le choix inverse et pesé sur la décision. Pour autant, c’est bien là malgré tout le fonctionnement normal de la démocratie où une voix en vaut une autre. De même, la campagne, on le sait, a été tout sauf démocratique : la question de l’Irlande n’a jamais été évoquée, aucun bilan sérieux des avantages commerciaux dont bénéficiait le Royaume-Uni en Europe n’a été établi et la présentation d’une Union spoliatrice qui vole l’argent du pays est ahurissante (même si on constate aujourd’hui que certains allemands ne sont pas loin de penser de même). La contestation du caractère démocratique du vote a été si pesante qu’elle a longtemps conduit une part de l’opinion publique européenne à espérer un vote nouveau qui effacerait le premier, irréfléchi par essence. En réalité, les personnes qui écoutent des arguments populistes les ont déjà épousés et les électeurs n’ont pas été abusés par une campagne il est vrai malhonnête. Au demeurant, le vote de l’automne 2019 a confirmé la volonté du Brexit.

On le sait, cette volonté est irrationnelle, déraisonnable, folle. Elle repose sur le regret d’une puissance britannique mondiale qui appartient au passé[3] et sur un nationalisme qui nie un monde fondé sur l’échange. Personne n’est en mesure de mesurer les conséquences négatives du Brexit sur la croissance, l’emploi, la puissance et le pouvoir d’influence du Royaume-Uni (le Brexit n’a pas eu lieu) mais il existe un consensus des économistes pour les annoncer[4] et pour craindre que ce soit les plus modestes qui en pâtissent en premier. Dès le référendum, la seule incertitude a déjà eu des effets : l’Institut des politiques publiques les a mesurés en se plaçant du point de vue français[5]. La croissance des exportations françaises a fléchi dans certains secteurs et le nombre de nouvelles relations commerciales a baissé. Il est à craindre que la prolongation des négociations en 2020 ait les mêmes effets. La croissance du Royaume-Uni est d’ores et déjà faible : 1,3 % en 2019, 1 % sans doute en 2020. Le seul avantage positif du Brexit serait alors de démontrer que la réponse de fermeture est creuse et que les nationalistes se trompent. Mais les périodes où la démocratie se retourne contre elle-même sont dangereuses, parce que tout effort d’analyse disparaît.

Pergama, le 5 janvier 2020      

[1] Titre d’une note de Terra nova, mars 2017, portant sur les conséquences économiques du Brexit.

[2] Cf. Le Brexit, accident démocratique de grande ampleur, J. Perrier, Télos, avril 2019

[3] Le Royaume Uni, une puissance atlantique, continentale ou globale ? Une quête historique toujours recommencée, Terra Nova, 2018

[4] Cf. « Les conséquences du Brexit pour le commerce et le niveau de vie », Télos, avril 2016 et « Brexit, quelles conséquences pour la puissance britannique », Institut Thomas More, 2018

[5] Le coût de l’incertitude liée au Brexit : moins de clients pour les exportateurs français, IPP ? Décembre 2019