Retraites: débats essentiels en dernière seconde

Amélioration de l’emploi : en cerner la portée
12 janvier 2020
Services publics : l’échec de la modernisation
2 février 2020

Retraites: débats essentiels en dernière seconde

La réforme des retraites restera sans doute comme l’une des réformes les plus mal préparées de l’histoire politique récente. Passons sur la méconnaissance de l’aspect anxiogène d’une réforme qui basculait les droits acquis dans un nouveau système sans avoir formellement décidé des règles de conversion ; qui a changé en cours de route de justification principale (il ne s’agit plus de créer un système universel plus équitable mais d’inciter à un départ plus tardif pour garantir l’équilibre financier) ; enfin, qui a longtemps refusé d’identifier clairement les « gagnants/perdants » et de traiter leur cas par anticipation. La réforme est devenue de ce fait opaque et insécurisante, d’autant qu’elle était dépourvue de simulation financière globale et d’outils de simulation individuelle. Le gouvernement n’aurait donc pas dû être surpris des réactions de rejet. Il l’a été pourtant, du fait d’une solide culture technocratique : la séduction d’une « réforme systémique » des retraites l’a empêché de voir que la population, quand il s’agit de ses moyens de subsistance, est moins sensible aux débats de principe qu’à la garantie de droits qu’elle considère comme acquis. Elle aurait approuvé un rapprochement entre les régimes spéciaux et celui des salariés de droit privé. Elle craint ici le basculement dans l’inconnu et le durcissement des conditions de départ qui affectera les plus fragiles, seniors au chômage ou travailleurs manuels en bout de course.

Dans l’urgence et dans une certaine confusion, le 7 janvier, un mois après le déclenchement du conflit social et peu avant l’adoption du projet de loi en Conseil des ministres le 24 janvier, les organisations syndicales ont obtenu une concertation de dernière minute sur quatre thèmes : transition entre l’ancien et le nouveau système, notamment pour les régimes spéciaux ; minimum contributif (désormais « pension minimale de retraite » contributive), fixé à 1000 €, dont les organisations syndicales jugent le niveau trop bas ; pénibilité et fin de carrières. De même, le 11 janvier, le gouvernement a accepté que la mesure d’âge pivot, qui entraînait une décote sur la pension si l’âge requis n’était pas atteint, prévue à 64 ans au départ, ne figure pas dans le projet de loi, à charge pour une « Conférence de financement », réunissant les partenaires sociaux et l’Etat, de proposer avant le 30 avril des mesures permettant d’atteindre l’équilibre financer des régimes en 2027.

Sur tous ces points, l’optimisme n’est pas vraiment de mise. Certes, les questions les moins « structurantes » (conditions de transition entre les deux systèmes) devraient se solder aisément. Les questions essentielles (emploi des seniors et  pénibilité) risquent quant à elles d’être traitées à la va-vite. Quant à l’équilibre financier et au niveau du minimum contributif, qui en découle, le gouvernement paraît peu enclin à infléchir ses orientations, comme le montre le maintien, dans le projet de loi, d’un « âge d’équilibre » à compter de 2027 proche de l’âge pivot retiré pour la seule période 2022-2027. Surtout, le gouvernement mène une réforme traditionnelle, sans réflexion sur le travail, sa nature et ses contraintes : il veut d’abord séduire l’aile droite de l’électorat qui, comme le patronat, veut un recul de l’âge « sec » et la garantie que les déficits ne réapparaitront plus.

Le basculement dans le nouveau système : difficile d’éviter corporatisme et injustices

La décision prise consiste d’abord à étaler la réforme dans le temps : on sait que la génération 75 sera la première concernée, ce qui repousse à 2037 les premiers retraités qui verront leur pension partiellement calculée selon de nouvelles règles. Par exception, les ressortissants des régimes spéciaux qui bénéficiaient d’une possibilité de départ à 52 ou 57 ans ne seront concernés que pour les générations 85 et 80 (conducteurs SNCF et RATP, pompiers, policiers municipaux…). La mesure « épargne » ainsi un pourcentage important des personnels en activité, ainsi 60 % des personnels de la RATP. Il s’agit là sans doute du prix à payer pour obtenir la mise en place de la réforme, même si la transition paraît excessivement longue. Il en est de même des dispositions qui maintiennent un droit à départ anticipé pour les fonctionnaires ayant assumé certaines fonctions pendant un temps minimal. Il n’en reste pas moins que ces dispositions sont du pur corporatisme, avec maintien au sein d’un régime « universel » de régimes distincts réservés à certaines catégories professionnelles : ces dispositifs ne se situent pas en effet dans une comparaison globale de la pénibilité des métiers[1].

Pour les générations qui relèveront du nouveau système, à partir de la génération 1975, il faut prévoir le calcul des droits déjà acquis. Le projet de loi renvoie sur ce point à une ordonnance, comme il le fait sur presque tous les points délicats, ce qui, pour rependre la formule polie de l’avis du Conseil d’Etat, « enlève à la réforme sa lisibilité ».

La difficulté est que, dans les systèmes par annuités qui sont la forme dominante des régimes existants, les paramètres de calcul (calcul du salaire de référence, application du taux plein ou pas en fonction du nombre d’annuités engrangées, règles de proratisation des annuités en fonction du nombre de trimestres manquants, majoration de trimestres en fonction des enfants élevés) ne sont connus qu’au moment du départ en retraite. Il est donc difficile de calculer « les droits acquis » en cours de carrière. Le rapport Delevoye de juillet 2019 proposait un système de transformation en points de cette partie de pension au moment du basculement vers le niveau système, en calculant les droits acquis sur un salaire moyen de la période effectuée prenant en compte les meilleures années (leur nombre serait proratisé en fonction de la durée de carrière effectuée) et sans appliquer aucune décote (taux plein pour tous sur cette part de la pension). Le système est défendable : certes, il est défavorable aux carrières ascendantes, où les 25 meilleures années sont souvent les dernières, mais l’absence de décote favorise les carrières décousues. Toutefois, il semble bien que les négociations aient abouti, dans les régimes spéciaux, à des systèmes beaucoup plus favorables : le salaire de référence pris en compte pour calculer les droits acquis avant la réforme serait celui effectivement constaté les 6 derniers mois de la carrière, au moment du départ effectif en retraite. En ce domaine aussi, les ressortissants des régimes spéciaux ont obtenu des concessions étonnantes.

Au final, le régime universel pur sera très long à se mettre en place : dans l’intervalle, la population sera longtemps constituée de « polypensionnés », mais c’est, à vrai dire, peu évitable. Le plus grave est ailleurs.

 L’équilibre financier : le risque de sacrifier les plus faibles.  

 En contrepartie du retrait de l’âge pivot qui devait s’appliquer de 2022 à 2027, la lettre du Premier ministre au partenaires sociaux du 11 janvier 2020 accepte le principe d’une « Conférence sur l’équilibre et le fonctionnement des retraites », réunissant les partenaires sociaux, un membre de la Cour des comptes et des représentants de l’Etat. Sa mission sera de proposer, d’ici à avril 2020, les moyens d’atteindre l’équilibre financier en 2027, soit environ 12 Mds à trouver si l’on prend la moyenne de la fourchette des déficits du système annoncés par le COR à cette échéance[2]. Le Premier ministre pose des conditions : les moyens de l’équilibre financier ne pourront être recherchés dans la baisse des pensions ni dans la hausse des cotisations. En cas d’échec de la mission, le projet de loi réserve à l’Etat la possibilité d’agir par ordonnance en utilisant plusieurs leviers possibles, y compris, ce qui est surprenant, l’âge d’ouverture des droits. Le schéma est le même que celui de la récente négociation sur l’assurance chômage (une négociation très encadrée) et peut se terminer à l’identique (l’Etat reprend la main), même si ce n’est souhaitable pour personne.

La lettre soulève une certaine perplexité, pour plusieurs raisons.

En premier lieu, aussi paradoxal que ce constat puisse paraître, la projection du solde du système de retraites dépend de conventions comptables, portant sur l’évolution de la contribution de l’Etat aux régimes spéciaux. Le recours à telle ou telle convention de calcul fait varier le solde entre 8 et 17 Mds à horizon 2025-2030. Surtout, en l’occurrence, le déficit prévisionnel résulte alors pour l’essentiel de la politique rigoureuse suivie en matière de rémunérations publiques, qui prive le système de retraites de ressources. Le rapport du Cor l’indique clairement : « Ce déficit n’est pas lié à l’évolution des dépenses de retraite dont la part dans le PIB reste constante [mais par une baisse des ressources, qui] s’explique elle-même, pour l’essentiel, par une diminution, en pourcentage du PIB, de la contribution de diverses entités publiques (État, administrations publiques locales, CNAF, Unedic) ». L’avis du Conseil d’Etat le souligne également, évoquant « un contexte de relative solidité du système français de retraites », grâce aux réformes précédentes « qui ont permis de sécuriser son financement, malgré une baisse des ressources liées aux versements des entités publiques ».  La lettre du Premier ministre demande donc aux partenaires sociaux de compenser un déficit qui n’est pas lié aux dépenses des assurés mais aux économies des financeurs publics, ce qui ne semble pas équitable.

En outre, le projet d’âge pivot n’est pas abandonné : le projet de loi prévoit en effet, à partir de 2027, l’institution d’un âge d’équilibre qui lui ressemble fort. Comme ce dernier, il doit être supérieur à l’âge d’ouverture des droits et il est assorti d’un mécanisme de malus-bonus. Il est vrai (là est l’espoir) que le premier ministre accepte que cet âge d’équilibre puisse différer selon la diversité des carrières et la pénibilité, ce qui ouvre la voie à des différenciations bienvenues. Si les partenaires sociaux ne parviennent pas à imposer cette conception, l’âge d’équilibre aura la même portée que l’âge pivot, retarder le départ pour tous, cadres supérieurs et manœuvres du bâtiment, sans considération de la durée antérieure de carrière[3].

Enfin, pour l’avenir, le projet de loi prévoit de toute façon un impératif d’équilibre du futur système de retraites et confie à la Caisse nationale un rôle de pilotage de ses divers paramètres pour y parvenir. L’institution d’une conférence de financement anticipe à 2027 cette obligation, pour des raisons probablement politiciennes.

Au final, l’on peut craindre que celle-ci ne parvienne pas à se mettre d’accord sur des mesures financières à hauteur du déficit anticipé. L’âge pivot reviendra en force et il sera difficile, dans un tel contexte financier de recherche d’économies, d’obtenir l’amélioration de la pension minimum due aux retraités à taux plein modestes, fixée au départ à 1000€, ce qui correspond, pour les salariés, à une faible amélioration de la situation actuelle. L’intérêt de la mesure, qui n’est vraiment favorable qu’aux exploitants agricoles et aux commerçants, dépend au demeurant en large part du maintien ou non d’un âge pivot qui obligerait ses bénéficiaires, pour obtenir le taux plein, à poursuivre leur activité jusqu’à 64 ans, voire davantage dans l’avenir.

Une conception vieillotte et erronée du travail et de la retraite

 Toute réflexion sur la retraite (et, surtout, sur le recul de l’âge) devrait impliquer lune réflexion sur le travail, son sens, sa valorisation, l’amélioration de ses conditions.

Le rapport Delevoye de juillet 2019 abordait peu et mal les difficultés actuelles d’insertion des seniors dans le monde du travail, de même qu’il traitait peu et mal des questions de pénibilité. Pour les fins de carrière, il ne mentionnait que la nécessité de promouvoir la retraite progressive (qui permet de cumuler une part de salaire d’activité et une part de retraite) prévue par les textes mais qui n’est pas utilisée : les entreprises ne veulent pas aujourd’hui se compliquer la vie en adaptant les rythmes de travail au vieillissement de leurs salariés. le rapport ne mentionnait pas le taux d’emploi très bas de la tranche d’âge 60-64 ans (31 % en 2018) qui rend problématique tout recul de l’âge de départ, sauf à gonfler le nombre des bénéficiaires de minima sociaux ou les chiffres du chômage. Ce n’est qu’en septembre 2019 que le Premier ministre a commandé un rapport sur l’emploi des seniors (le rapport Bellon)[4] qui dresse, début 2020, un bilan bien connu mais préoccupant : difficultés particulières d’insertion des seniors les moins diplômés, retour à l’emploi difficile pour tous, exposition à la précarité pour certains.

Quant à la pénibilité, le rapport Delevoye proposait simplement d’étendre à tous les actifs (hormis ceux qui conservent un droit à départ anticipé) le compte professionnel de prévention de la pénibilité (C2P) qui, jusqu’aujourd’hui, ne s’applique qu’aux salariés du secteur privé, sans du tout s’interroger sur son efficacité. L’on sait que ce compte, créé lors de la réforme des retraites de 2014, attribue, en contrepartie de l’exposition à certains facteurs de pénibilité, des points permettant, en fin de carrière, un départ anticipé, l’accès à une formation ou un passage au temps partiel. Cependant, ce dispositif a largement perdu de sa portée, sur pression des organismes patronaux, par une ordonnance de 2017 : 4 des 10 risques qui permettaient l’acquisition de points, les plus fréquents (les postures pénibles, le port de charges, l’exposition à des agents chimiques et à des vibrations) ne figurent plus sur la liste. Les bénéficiaires du C2P sont passés alors de 820 000 à 150 000. Les conséquences des risques enlevés de la liste ne sont prises en compte que si une maladie professionnelle se déclare, entrainant un taux d’incapacité permanente de 10 % au moins. Le dispositif devient réparateur et non préventif. Pourtant, le pourcentage de salariés soumis à un des facteurs de pénibilité énumérés dans la liste d’avant 2017 est important : selon que l’on retient des seuils stricts ou plus larges, entre 25 et 39 % des actifs sont concernés[5].

C’est donc seulement en janvier 2020, 15 jours avant l’adoption en Conseil des ministres du projet de loi, que le gouvernement a accepté de discuter sur ces sujets avec les partenaires sociaux. Les avancées risquent d’être timides : le gouvernement serait prêt à appliquer certaines dispositions du rapport Bellon sur les seniors, à faciliter les reconversions en cours de carrière, à inciter à la mise en place de la retraite progressive et à déplafonner les points permettant le recours à des formations ou au temps partiel. Le rapport Bellon est, au demeurant, une mine de suggestions. Pour autant, la situation est décourageante : le diagnostic a été fait dix fois, la politique de ressources humaines à mener est connue, mais les entreprises résistent, détournent les dispositifs, n’aménagent pas les postes en fin de carrière et continuent à se séparer des seniors par rupture conventionnelle pour embaucher des salariés plus jeunes et moins chers. En l’occurrence, le caractère tardif et précipité des éventuelles annonces en faveur des travailleurs âgés ne les valorisera guère aux yeux des DRH, habitués à faire le dos rond…

Quant à la pénibilité, le gouvernement n’envisage pas de réforme profonde, tout au plus une meilleure prise en compte du travail de nuit et, peut-être, une réintégration dans les critères de risques de l’exposition aux produite chimiques. Le patronat, toutefois, trainera la patte pour améliorer la situation.

Que l’on est loin de l’attitude intelligente qu’ont eue les pays nordiques à l’égard des travailleurs âgés ! En France, la vieillesse est largement assimilée à la perte de capacités et l’activité comme les retraites ne sont vues que sous leur prisme financier, alors qu’il s’agit de la qualité de vie des personnes et de la sauvegarde du tonus économique d’un pays vieillissant. Un récent rapport du COR[6] suggérait de s’inspirer des pays qui sont parvenus à un taux d’emploi des seniors beaucoup plus élevé, proche de 70 % : amélioration générale des conditions de travail, autant pour les jeunes que pour les travailleurs plus âgés, mélange systématique des âges, formation ouverte à tous, mise en place optionnelle de transitions entre l’activité et la retraite. La France est très en retard sur ces préoccupations : l’enquête européenne Eurofound de 2015 sur les conditions de travail révèle que 45 % des salariés français estiment qu’ils ne pourront pas faire le même travail après 60 ans (le taux est de 20 % dans les pays scandinaves). 38 % seulement des emplois en France sont considérés comme « de bonne ou de très bonne qualité » (50 % dans la plupart des pays comparables). Pourtant, nous aurions bien besoin d’améliorer un taux d’activité globalement faible en France : nous dépassons de peu 71 % alors que dans les autres pays développés, le taux est plus souvent compris entre 75 et 80 %. Mais le gouvernement ne parvient pas à comprendre que la performance économique dépend aussi d’une politique des âges.   L’approche pauvre qu’il a des retraites est donc porteuse non seulement d’amertume et de conflits futurs mais aussi de perte de compétitivité.

 Pergama, le 26 janvier 2020

 

[1] Il est par ailleurs probable que des caisses de retraite autonomes seront maintenues pour certaines professions non salariées (avocats ? notaires ? médecins ?) dont on ne sait trop quel rapport elles entretiendront avec la Caisse nationale de retraite universelle (CNRU) qui devrait, aux termes du projet de loi actuel, être créée en 2020 pour coiffer le nouveau système.

[2] Perspectives des retraites en France à l’horizon 2030, Conseil d’orientation des retraites, novembre 2019

[3] Sachant toutefois que le système prévoit un droit à départ anticipé pour certaines catégories, dont les carrières longues

[4] Favoriser l’emploi des travailleurs expérimentés, S. Bellon, O. Mériaux, J-M Soussan, janvier 2020

[5] Exposition des salariés aux facteurs de pénibilité dans le travail, DARES, décembre 2014

[6] COR, « Emploi des seniors et vieillissement actif en Europe », novembre 2017.