Rapport Thiriez sur l’ENA: un coup pour rien?

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Rapport Thiriez sur l’ENA: un coup pour rien?

Il ne faut pas jeter en pâture à l’opinion publique des thèmes démagogiques si l’on n’a pas envie, en réalité, de prendre des décisions fortes, voilà un conseil à méditer.

En avril 2019, tirant le bilan du grand débat et soucieux de répondre à la défiance exprimée non seulement à l’égard des élus mais aussi de l’élite administrative, le Président de la République a annoncé la « suppression de l’ENA » et la fin des grands corps. L’objectif essentiel était alors de diversifier socialement le recrutement, aujourd’hui trop homogène, même si l’on oublie souvent que toute une part du recrutement correspond à un recrutement interne de fonctionnaires souvent issus de familles très ordinaires. La lettre de mission ensuite transmise, en mai 2019, à F. Thiriez n’évoque plus que la réforme de l’école, mais en mentionnant, il est vrai, des axes plus précis et importants :  sélection plus ouverte, organisation d’un tronc commun de formation pour tous les hauts fonctionnaires, atténuation de l’importance du classement de sortie et réforme des parcours, pour empêcher une sélection trop précoce dans les grands corps, avec une formation plus opérationnelle favorisant l’expérience de terrain.

Le rapport Thiriez joue loyalement le jeu : l’école deviendrait une Ecole d’administration publique plus large, avec un tronc commun permettant aux élèves des grandes écoles de la fonction publique (Polytechnique, directeurs d’hôpitaux, administrateurs territoriaux, commissaires de police, magistrats…) de suivre une formation commune ; les épreuves des concours seraient revues pour moins favoriser la reproduction des élites (l’épreuve dite de culture générale devrait être supprimée) ; les places réservées aux étudiants et à la voie interne seraient en nombre égal et 10 % des postes réservés à une voie d’égalité des chances ouverte aux élèves de 20 classes de préparation spécifiques ; la formation s’ouvrirait par un stage de terrain avec une participation opérationnelle ; l’affectation à la sortie serait organisée par rapprochement entre les demandes des administrations employeurs et les candidatures, donc les compétences,  des élèves ; la carrière commencerait en administration déconcentrée ; les corps d’inspection ne regrouperaient plus que des emplois fonctionnels (pas d’admission directe à la sortie de l’Ecole) et les grands corps juridictionnels (Conseil d’Etat ou Cour des comptes) organiseraient un concours propre de recrutement ; la carrière des cadres supérieurs serait davantage suivie par une DRH mieux armée et les obligations de formation continue et de mobilité renforcées ; les emplois supérieurs seraient accessibles après plusieurs années de carrière, sur sélection et après un cursus de formation spécifique.

Il n’y a pas grand-chose à objecter à de telles propositions : la réaction des magistrats, qui, considérant qu’ils ne sont pas fonctionnaires, refusent de se mêler à un dispositif commun, est révélatrice d’un séparatisme dépassé. Une école est capable de tenir compte de certains besoins spécifiques et de mettre en commun ce qui doit l’être : or, les magistrats gagneraient à mieux connaître l’Etat et à admettre la mixité, de même que les ingénieurs et les administrateurs gagneraient à mieux se comprendre. On reproche souvent aux fonctionnaires une culture de l’entre-soi : commençons par partager les cultures, en fait, très différentes, des corps techniques, administratifs et judiciaires. Les magistrats seront peut-être ainsi mieux incités à accepter que leur recrutement, leur évaluation, leur discipline soient assurés par des instances à la composition plus diversifiée, ce qui pourrait représenter une bouffée d’air frais.

Certes, les propositions du rapport méritent d’être travaillées : ainsi réserver une voie d’accès à certains élèves « Egalité des chance » n’est peut-être pas une si bonne idée. De même, l’encouragement fait aux hauts fonctionnaires à partir dans le privé mérite une vraie réflexion. Mais l’essentiel des propositions répond à la commande et aux préoccupations d’amélioration de la sélection et de la formation des hauts fonctionnaires, encore trop théorique et trop académique.

Pour autant, le Premier ministre, énarque lui-même, ne semble vouloir retenir que quelques propositions du rapport : développement des classes préparatoires « Egalité des chances », modification du programme des concours, tronc commun de formation, missions de terrain pour les membres des grands corps (en réalité, c’est déjà le cas) et école de formation en cours de carrière. Le regret le plus fort devant cette sélection dans les propositions porte sur le refus d’envisager la fin du concours de sortie :  ce projet, déjà évoqué en 2009, a été abandonné en 2012. Ce refus persistant d’évoluer témoigne de l’attachement à des méthodes traditionnelles d’affectation par ordre de « mérite » : le premier choisit ce qui lui plait, puis le second, puis le troisième dans les postes qui restent. Considérées comme plus égalitaires, de telles méthodes sont souvent créatrices de lourdes inadéquations. Surtout, dès que l’on met à la fin d’une formation un classement « à enjeu », toute la formation en est réorientée et la scolarité se focalise sur les notes. Enfin, les jurys de concours sélectionnent des fonctionnaires qui leur ressemblent : le poids du conformisme joue et le modèle de l’énarque brillant et désinvolte est encore très apprécié, alors que les postes opérationnels réclament d’autres qualités. Bien sûr, le recrutement par entretien sur candidature à la sortie de l’école peut favoriser le copinage. Mais certaines techniques (recrutement collectif, publication des critères de sélection, supervision par un organisme spécifique) permettraient de répondre à cette crainte. Hélas, la réforme attendra encore : bref, un coup pour rien, ou pour pas grand-chose.