Un Parlement abaissé?

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Un Parlement abaissé?

La décision du Premier ministre d’appliquer l’article 49 alinéa 3 de la Constitution pour l’adoption en première lecture du projet de loi instituant un régime universel de retraites a soulevé de vives réactions, y compris au sein des députés du parti majoritaire : trois d’entre eux ont d’ailleurs quitté le groupe à la suite de cette décision, jugeant qu’un texte aussi important ne pouvait être ainsi adopté par défaut, sans vote des députés. D’autres groupes politiques évoquent « un passage en force » ou « un déni de démocratie ». Rappelons que le 49-3 permet au Premier ministre, une fois par session, d’engager sa responsabilité sur l’adoption d’un projet de loi, celui-ci étant considéré comme adopté sauf vote d’une motion de censure renversant le gouvernement.

Chez ceux qui s’indignent du recours à un procédé prévu par la Constitution revient souvent le refus d’un « abaissement du Parlement ». Il est certes loisible de se demander ce qui contribue le plus à abaisser le Parlement, l’examen de 41 000 amendements fantaisistes ou une adoption sans vote après 13 jours et 120 heures de « débat » formel où le temps parlementaire a été gaspillé. Pour autant, dans le contexte particulier du projet de loi sur les retraites, le processus de discussion n’a pas respecté pleinement les règles démocratiques, pas seulement à cause du 49-3 : ainsi, sur un texte à la fois technique, contesté et sur lequel courent mille bobards, le Parlement ne disposait que d’une étude d’impact de faible qualité ; il était de plus appelé à travailler sur un texte provisoire puisque, parallèlement, une négociation avec les partenaires sociaux était en cours sur des points de fond (pénibilité, financement) sous menace de revenir, dans le texte, à un âge pivot, situation buesque pour un projet soumis à concertation depuis 2 ans Enfin, le recours au 49-3 donne le droit au gouvernement de « faire son marché » dans les amendements déjà adoptés et de les intégrer ou non dans son texte : c’est ce qu’il a fait en retenant 300 d’entre eux, pour la plupart proposés par le groupe LREM. Les partenaires sociaux qui avaient proposé eux aussi des modifications vivent mal qu’elles soient écartées sans débat, tout comme ceux des députés qui voulaient améliorer le texte.

Au final, cet incident confirme-t-il la faiblesse du Parlement et la toute-puissance de l’exécutif, avec toutes les conséquences négatives que ce déséquilibre engendrerait ? En partie, oui. Mais la situation est malgré tout un peu plus compliquée et, à vrai dire, un peu plus grave.

 Parlementarisme rationalisé : des dispositifs raisonnables

La Constitution de 1958 a prévu des dispositifs pour encadrer les droits de l’Assemblée et faciliter l’action du gouvernement. Certaines dispositions vont au-delà de ce que l’on appelle le parlementarisme rationalisé tout en y participant : définition restrictive du domaine de la loi, qui laisse au gouvernement un pouvoir règlementaire large, droit donné au gouvernement de légiférer par ordonnances sur habilitation du Parlement, voire mise en place d’un contrôle de constitutionnalité qui met la loi sous surveillance. D’autres dispositions limitent l’initiative parlementaire (règles de recevabilité financière des amendements au regard notamment de l’article 40 de la Constitution, examen préalable par le Conseil constitutionnel du règlement des assemblées en application de l’article 61) ou encadrent le temps parlementaire : limitation du nombre de Commissions permanentes et du temps de session, maitrise de l’ordre du jour et de la procédure législative (déclaration d’urgence, recours au vote bloqué, encadrement de l’adoption des lois budgétaires). Enfin, les dispositions du 49-3 permettant l’adoption d’une loi sans vote comme les conditions de mise en cause de la responsabilité gouvernementale ont pour objet d’assurer une certaine stabilité aux gouvernements.

Depuis 1958, le dispositif a évolué, et plutôt en faveur du Parlement : outre l’extension de ses attributions à l’évaluation des politiques publiques pour laquelle il bénéficie depuis 2008 de l’assistance de la Cour des comptes, les règles ont été assouplies. En 1995, les deux sessions de 3 mois sont remplacées par une session unique de 9 mois, ce qui allonge le temps parlementaire et permet une meilleure continuité de l’action. La révision constitutionnelle de 2008 partage désormais la maitrise de l’ordre du jour entre le gouvernement et les Assemblées et réserve un temps au Parlement pour ses propres priorités ; le nombre des commissions parlementaires a été augmenté ; les délais d’examen ont été allongés, sauf demande de procédure accélérée ; sauf pour les lois de financement ou les projets de loi constitutionnelle, le texte examiné en séance est désormais non plus celui du gouvernement mais celui de la Commission ; enfin, sauf là aussi pour certains textes, le recours à l’article 49-3 est limité à un texte par session.

Peut-être du fait de ces assouplissements, le parlementarisme rationalisé, tant critiqué aux débuts de la Ve République, n’est plus guère mis en cause. Une étude comparée menée sur plusieurs pays européens[1] montre que des dispositifs assez proches (et même parfois plus exigeants) existent ailleurs et que les divers gouvernements les utilisent de manière comparable. Le dispositif est accepté.

Il est vrai que cette acceptation est liée à deux conditions, que le dispositif ne soit pas durci à l’excès et qu’il soit correctement utilisé.

 Un encadrement accepté à condition d’être bien utilisé

Le gouvernement a heureusement renoncé en 2019 à inscrire dans son projet de réforme constitutionnelle les mesures qui y figuraient dans une précédente version de 2018 : limitation du nombre de discussions sur un texte, réduction du nombre des amendements possibles et des délais de vote des lois de financement, possibilité de simplement ratifier en séance le vote d’un texte en Commission.

La « rationalisation » voulue des débats parlementaires  a été « déportée » en 2019 vers la réforme du règlement de l’Assemblée nationale, modifié en juin 2019 : nouvelle organisation de la discussion générale (avant examen des articles), avec un seul orateur par groupe au temps de parole limité, une seule séance hebdomadaire de questions au gouvernement, plus longue, avec moins de questions, autant de mesures de bon sens, moins perturbantes pour la « démocratie parlementaire » que celles proposées en 2018. La préoccupation d’efficacité n’est pas illégitime mais elle ne doit pas prendre tout l’espace. En l’occurrence, elle ne l’a pas pris

Surtout, pour être acceptées, les dispositions du parlementarisme rationalisé doivent être bien utilisées. Or, le 49-3 n’est pas fait pour lutter contre l’obstruction ni pour empêcher les députés de discuter un texte. Il est fait pour qu’un gouvernement dont la majorité est fragile puisse mettre devant leurs responsabilités les députés qui le soutiennent ou sont proches de ses choix mais qui sont tentés de ne pas voter un texte qui fait partie de ses priorités. C’est d’ailleurs la raison qui a motivé en 2008 que son usage soit restreint à un texte par session. Les députés doivent alors choisir entre un texte jugé essentiel par le gouvernement en place ou le retrait de leur soutien à ce gouvernement. Ce choix, en évitant des rejets de circonstance qui sapent l’autorité et l’ambition d’un gouvernement sans pour autant le contraindre à partir, est profondément démocratique.

Pour ce qui est de l’obstruction, c’est une autre disposition, beaucoup plus souple, qu’il faut utiliser. La loi organique du 15 avril 2009 prise à l’issue de la réforme constitutionnelle de 2008 a prévu la possibilité d’une procédure dite « de temps législatif programmé ». Inscrite dans le règlement de l’Assemblée nationale, elle fixe un délai pour l’adoption d’un texte, avec une répartition du temps fixé entre les groupes. Quand le temps est épuisé, les amendements sont mis au vote sans débat[2]. La seule condition à respecter porte sur les délais à laisser au Parlement pour l’examen : en l’occurrence, le gouvernement, sottement pressé d’en finir avant les municipales avec ce débat difficile, a choisi la voie du vote accéléré…puis, lorsque la discussion a déraillé, il n’a plus eu le choix que d’un 49-3 inapproprié et politiquement coûteux parce qu’il empêchait un texte essentiel d’être débattu.

En principe, quand elles sont utilisées avec intelligence, ce ne sont pas les procédures du parlementarisme rationalisé qui provoquent l’affaiblissement du Parlement. Celui-ci tient, pour l’essentiel, au fait majoritaire. Et quand la majorité n’est pas pilotée de manière cohérente, la situation est encore pire.

 La vraie question (1) : la faible plus-value et le faible rôle du Parlement

 Le principe de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire s’applique mal aux Etats modernes. En France, le pouvoir exécutif (qui ne devrait d’ailleurs plus porter ce nom) est totalement dominant : il définit la politique du pays, fabrique la loi le plus souvent, détient le pouvoir réglementaire, fixe l’organisation judiciaire, détermine la politique pénale, voire propose de réviser la Constitution pour modifier l’organisation des pouvoirs[3]. En outre, l’élection présidentielle entraîne désormais dans son sillage une majorité parlementaire dont on attend d’abord qu’elle soit docile. Le Parlement est, en pratique, un pouvoir soumis qui applique le programme du Président (ou met en musique ses revirements : ni la loi sur l’asile et l’immigration de 2018 ni la notion de recul de l’âge en retraite n’y sont conformes). Le renouvellement politique et générationnel de 2017 n’y a rien changé. Si la loi est améliorée lors du passage au Parlement, c’est sur un plan technique : la plus-value politique est mince, ici une disposition retirée ou atténuée, là une proposition acceptée qui permet un léger infléchissement, rien d’essentiel.

En outre, le Premier ministre, le seul à être responsable devant le Parlement, n’est plus que le « second » du Président, qui valide tous ses choix. On a beaucoup dit, dans l’élaboration de la réforme des retraites, qu’E. Philip avait « droitisé » le texte en voulant y inscrire un âge pivot qui n’y figurait pas à l’origine. Mais il ne peut pas l’avoir fait sans l’aval du Président, acquis sans doute à la stratégie de récupération du vote de droite qui lui était présentée. Si le Parlement ne peut atteindre le vrai responsable, si ce dernier est tout puissant, quelle est la portée du contrôle parlementaire ?

Quant à la compétence d’évaluation des politiques publiques dévolue au Parlement, des études du LIEPP[4] sur ce sujet reconnaissent la qualité des rapports produits sous ce label. Ils reprochent toutefois aux parlementaires une approche trop traditionnelle de l’évaluation, des manques en termes de méthode et, surtout, le fait qu’ils y consacrent très peu de temps. La vérité est que le temps parlementaire est mangé par le travail législatif, que les rapports d’évaluation ont un faible écho et que leurs préconisations ne sont pas suivies. Les députés LREM ont voulu, un temps, redonner du lustre et des moyens à cette mission mais le projet a fait long feu : le pouvoir n’a pas voulu doter l’Assemblée d’une Agence de l’évaluation ni, dans son projet de réforme constitutionnelle, réserver du temps pour examiner les propositions de loi issues des travaux d’évaluation.

La vraie question (2) : des députés aujourd’hui en perte de repères, isolés d’un Président lui-même affaibli

Naguère (encore lors des quinquennats Chirac et Sarkozy), les députés, tout en ayant conscience du faible apport du Parlement, tenaient bon, parce que leur ancrage territorial leur donnait une assise, parce qu’ils étaient rattachés à un parti, qui leur fournissait à la fois une doctrine de base et un lien de proximité avec le Président et le gouvernement. La situation a commencé à se déliter avec les scissions du parti socialiste pendant le quinquennat Hollande, liées à la faiblesse idéologique du parti socialiste. Aujourd’hui, les députés de la majorité apparaissent eux aussi comme un ensemble hétérogène, sans ligne idéologique cohérente, souvent de plus peu connectés à leur territoire. Leur « parti », qui n’en est pas un, n’a pas de doctrine, n’a lui aussi qu’un très faible ancrage[5] et n’établit pas un lien vivant entre les députés, les membres du gouvernement et le président. La seule caractéristique commune aux députés est alors leur adhésion de 2017 à un Président qu’ils jugeaient novateur, dont le prestige et la crédibilité se sont affaiblis.

De fait, le quinquennat Macron devait à l’origine transcender la différence entre la droite et la gauche et renouveler le discours et la vie politique en favorisant la libre expression et l’échange. Avec la nomination de N. Hulot, l’espoir d’une politique écologique audacieuse a renforcé la croyance à un véritable changement. Or, l’analyse dominante aujourd’hui est que le pouvoir relève d’un traditionnel centre-droit qui flirte parfois, notamment sur le thème de l’immigration, avec des thèses plus franchement droitières et fonctionne de manière très centralisée. Ce pouvoir a du mal à réformer, pas vraiment parce qu’il est contré par l’opposition mais parce qu’il n’est tout simplement pas habile, n’est pas en phase avec la demande du pays et provoque des crises ou des frustrations qu’il peine ensuite à apaiser. La politique écologique, qui esquive les difficultés, ne parvient pas à convaincre, pas plus que les politiques éducative, sanitaire ou sociale, jugées insuffisamment solidaires. Il n’est pas étonnant que des députés aient des états d’âme devant une ligne politique beaucoup plus conservatrice qu’attendu. Certains s’y plient, d’autres s’éloignent, d’autant que le Président comme le gouvernement s’affaiblissent par leurs maladresses répétées.  Quand « l’omnipuissance » du pouvoir présidentiel diminue, à quoi une majorité parlementaire sans repères peut-elle croire et, à vrai dire, à quoi sert-elle vraiment ?

Pergama, le 8 mars 2020

 

[1] Les armes du gouvernement dans la procédure législative : étude comparée Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni, Céline Vintzel, Cahiers du Conseil constitutionnel, octobre 2010.

[2] Voir l’article « Il existe d’autres moyens pour contrer l’obstruction », J-P Desrosier, Le Monde, 27 février 2020.

[3] Le Parlement dispose également de ce droit (article 89 de la Constitution) mais ne l’utilise pas. Toutes les révisions constitutionnelles (22 pour la constitution de 58) ont été initiées par le Président de la République, formellement sur proposition du Premier ministre.

[4] Olivier Rozenberg (dir.), « La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a-t-elle renforcé le Parlement français ? », Débats du LIEPP (laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences-po), n° 3, Sciences Po Paris, 2017 et Hortense de Padirac, « Le Parlement français et l’évaluation. Une institutionnalisation impossible ? », LIEPP, Working papers, 2018.

[5] Cf. le très intéressant article de la revue en ligne Métropolitiques : « Municipales 2020, La République en marche au défi de l’ancrage politique local », février 2020. La volonté a été dès le départ d’organiser le mouvement de manière très verticale, en acceptant d’affaiblir l’échelon local et sans installer de démocratie interne.  Aujourd’hui, pour les municipales, le choix fréquent du mouvement national d’investir ou de soutenir des élus sortants, surtout de droite, plutôt que des « marcheurs », ne va pas renforcer la base militante, le pouvoir semblant indifférent au risque de démobilisation et de délitement du parti.